22 janvier 2025. Le nazisme n’a jamais eu la force d’une doctrine singulière et puissante, comme le marxisme ou le capitalisme libéral. Orateur charismatique, Hitler ne fut pas pour autant un grand penseur. Dans Mein Kampf, à la fois récit autobiographique et manifeste politique, il s'en tint à des idées en vogue dans l'Allemagne des années 1920. Le cardinal Pacelli, futur Pie XII, y voyait « un livre à faire dresser les cheveux sur la tête ».
Mais à sa suite, les intellectuels nazis eurent quant à eux l'habileté d’agréger les doctrines nées de la modernité occidentale et d'en tirer une nouvelle vision du monde (Weltanschauung) tout-à-fait étrangère à celle que l’Occident chrétien avait pu élaborer dans les siècles passés...
La déchristianisation entamée au siècle des Lumières avait accouché au milieu du XIXe siècle de sciences nouvelles adossées à une philosophie positiviste faisant litière de la transcendance et de la foi religieuse : la biologie, l’ethnologie, l’anthropologie, la psychologie, etc. Par son antichristianisme radical, le nazisme fut la concrétion de ces discours que l'on disait « scientistes » car ils érigeaient la science en nouvelle religion.
À la manière des grandes religions... et du marxisme, le nazisme développa un récit qui avait réponse à tous les défis que traversait l’Allemagne depuis le début du XXe siècle. Il promettait aux fidèles, autrement dit aux citoyens allemands, d'échapper au drame de l'Histoire par l'avènement d'une société nouvelle, le « Reich de mille ans » (das tausendjährige Reich) !
La synthèse proposée par Johann Chapoutot, Christian Ingrao et Nicolas Patin sous le titre Le Monde nazi jette une lumière nouvelle sur cette vision du monde et permet d’y voir le fruit pourri de la modernité occidentale.
L’agrégat des sciences positivistes
Si le nazisme déboucha en croyance, il naquit d’abord du rationalisme scientifique tout droit sorti du XIXe siècle. Les nazis se réclamèrent en effet de toutes les sciences léguées par le progrès occidental. Elles lui offrirent une crédibilité aux yeux de populations largement imprégnées par les thèses de Darwin et leur application vulgarisée à la vie sociale (darwinisme social). « Comme l’affirment Hitler et Rudolph Hess, son aide de camp et fidèle de la première heure, le nazisme est de la biologie appliquée, de l’anthropologie raciale appliqué » (Le Monde nazi).
De même que les espèces se renforcent en luttant pour leur survie et assurent ainsi leur passage à un stade supérieur de l’évolution, les races humaines sont prises dans un combat anthropologique qui met en jeu leur capacité à perdurer. Le racisme de même que l’eugénisme pouvaient donc apparaître comme des réponses scientifiques à la dure loi de l’espèce, la sélection naturelle, sous le prisme d’une « lecture zoologique de l’humain ».
Le nazisme fit feu de tout bois, mais surtout de ces sciences naturelles dont se flattaient les sociétés européennes au tournant des XIXe-XXe siècles. L’inquiétude démographique et écologique fit le reste.
Dans une Allemagne en forte croissance démographique et à l’étroit dans ses frontières, il fut ainsi facile aux nazis d’entonner le refrain du Volk ohne raum, le « peuple sans espace », et d’offrir l’horizon désirable du Lebensraum, que les auteurs du Monde nazi traduisent par « biotope idéal » (de préférence à « espace vital »). Ils promirent au peuple aryen la conquête et la colonisation de l'Europe centrale et orientale que les Slaves avaient échoué à mettre en valeur.
Un refus de l’histoire
À bien des égards, le nazisme fut aussi un refus de l’Histoire :
• La défaite de 1918, permise par le « coup de poignard dans le dos » des communistes et des Juifs contre l’empire allemand, et des civils contre l’armée.
• Le traité de Versailles, perçu comme un Diktat, une manière de prolonger la guerre, spécialement à travers son article 231, qui accablait l’Allemagne.
• La République de Weimar également qui consacrait, par la grâce de la démocratie parlementaire, la fin du mythe impérial.
Mais, plus profondément, comme Marx réduisit l’Histoire à la lutte des classes, les penseurs nazis vouèrent aux gémonies « la vallée de larmes » dans laquelle se trouvait plongé le peuple allemand depuis plus de mille ans. L’Histoire toute entière était conçue comme une offense au génie du peuple allemand.
Autant le christianisme invitait à supporter le drame de l’Histoire, et à s’en saisir, par la charité et une conversion sans cesse recommencée, dans l’espérance des fins dernières, autant le nazisme pressa les Allemands d’en sortir une fois pour toutes en remontant aux sources de la germanité.
Comme l’indique le mouvement perpétuel de la svastika (la croix gammée), sans cesse revenue à son point de départ, la révolution nationale-socialiste rêvait d’un retour à l’âge d’or de la race germanique, « rendue à sa prime nature, donc à sa naissance, lorsqu’elle se gouvernait elle-même, sans État, sans code de lois, sans droit international, en suivant son pur et simple instinct » (Le Monde nazi).
On voit combien le nazisme se distingue de l’étatisme soviétique et s’accommode mal de l'expression « régime totalitaire » sous laquelle on le range habituellement avec les meilleures intentions pédagogiques.
Il refusait « la sédimentation culturelle déposée par la christianisation, la Renaissance, les Lumières et la Révolution française, » présentée dans les discours officiels comme « une véritable dénaturation ». Il se voulait une « révolution », non pas au sens politique actuel d'un renversement de l'ordre établi mais au sens astronomique d'un retour au stade initial (dico).
Un récit apocalyptique
Ce qui donna par-dessus tout au nazisme sa puissance mobilisatrice, ce fut la construction d’un récit proprement apocalyptique, fonctionnant comme une alternative à l’Évangile. Ce contre-Évangile offrait à la fois une réponse aux circonstances présentes (la défaite de 1918, la crise de 1929) mais plus encore un dévoilement du sens de l’Histoire et la promesse d’un dépassement.
Il remodela les sciences positives, en particulier la biologie réduite à une science de la race (Rassekunde). Il réduisit la géopolitique à une représentation de l'Allemagne comme menacée de toutes parts. Il entretint l’équivalence entre les Juifs, les Bolcheviques et la défaite de 1918.
Avec cela, la doctrine nazie se fit fort de surmonter tous les problèmes de l’Allemagne et d'y mettre fin par « une promesse millénariste, celle d’une fin des temps de l’épreuve et du malheur pour embrasser la vision, heureuse et joyeuse, d’un millenium de bonheur » (Le Monde nazi). Aussi le nazisme fut-il dès le début des années 1930 et l'entrée dans la crise économique l’objet d’une espérance très concrète qui sembla se réaliser dès la prise de pouvoir de Hitler.
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Voir les 6 commentaires sur cet article
Edgard Thouy (22-01-2025 15:49:04)
Un bel article, synthétique et pourtant sans défaut ni emphase. Il se distingue notamment de la confusion issue de rapprochements, d'éventuelles similitudes, bien partielles la plupart du temps per... Lire la suite
BC (22-01-2025 15:31:36)
Je partage l’avis de Françoise B...
Cécil Artheaud (22-01-2025 15:02:02)
Merci pour cet article qui soulève l'intérêt pour la problématique de l'émergence du nazisme. Les nazis se sont emparé des aberrations du traité de Versailles et de ses conséquences désastr... Lire la suite