L'astre de la nuit

Promenade au clair de lune

Cendrée, rousse, nouvelle, en croissant ou jouant à cache-cache... La lune est pour tous les amis Pierrot une vieille camarade qui fascine, séduit et inquiète. Et même lorsque, il y a 50 ans, le monde étonné l'a regardé être piétinée par un astronaute, elle n'a rien perdu de son pouvoir d'attraction.

Levons un peu le nez vers les étoiles pour tenter de la décrocher et rendre hommage à notre tour à la belle dame lumineuse !

La nuit, effet de lune, Félix Vallotton, 1909. L'agrandissement présente le tableau René Magritte, La Page blanche, 1967, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

Une montagne comme escabeau

À l'origine du culte de la lune, il y a certainement son caractère facétieux : comment expliquer que cette lumière dans le ciel s'amuse à disparaître tous les quatre matins ? Par quel miracle revient-elle avec une telle régularité protéger les humains, perdus dans la nuit ?

Pictogrammes du site de Chaco Canyon au Nouveau-Mexique, États-Unis d’Amérique © Daniel Arsenault, Université du Québec à MontréalOmniprésente dans la vie des premiers hommes, elle est pourtant bien discrète parmi les représentations à caractère magique visibles dans les grottes. Était-elle adorée du côté de Stonehenge ou de Carnac, au cœur de ces champs de mégalithes toujours mystérieux ?

Kudurru fragmentaire avec représentation de divinités, XIIe siècle av. J.-C., Babylone, Paris, musée du Louvre. L'agrandissement montre le  Kudurru de Meli-Shipak, représentation du croissant de lune symbolisant Nanna/Sîn, 1186–1172 av. J.-C., Paris, musée du Louvre.Ce dont on est sûr c'est qu'avec l’arrivée de la civilisation, elle s’impose. Ou plutôt devrions-nous dire « il s’impose » puisque c'est d’abord sous la forme d'un homme qu'elle est adorée. Joliment dénommé Nanna à Sumer puis Sin à Babylone, il est lui-même le père du dieu-soleil Outou et de la grande déesse Ishtar, qui va peu à peu le remplacer.

On peut juger de l'importance accordée à son culte à la taille de sa modeste demeure, la ziggourat d'Ur (vers 2 000 av. J.-C.), l’un des bâtiments les plus imposants de l'Antiquité, à l'origine de la légende de la tour de Babel.

Le succès du dieu à la barbe bleue se poursuivit pendant des siècles puisque l'empereur romain Julien l'Apostat, favorable aux cultes païens, aurait fait un détour pour visiter l’un de ses temples, en 363 de notre ère. La petite halte ne fut cependant pas d'une grande efficacité puisque le souverain fut tué peu après...

Tecciztecatl, le dieu de la fierté devenu la lune, portant un grand coquillage blanc, Codex Borgia, Rome, Bibliothèque vaticane.

« Ô mon dieu et ma déesse ! »

 Il faudrait savoir : dieu ou déesse ? Si chez les Babyloniens, on hésite encore sur le sexe de la lune-Ishtar, dans d'autres civilisations, c'est très clair : la lune est un homme. C'est le cas chez les Aztèques ou encore chez les Bantous où notre astre va même violer sa sœur, le Soleil.

Tête d'une statue d'Ishtar, portant une coiffe, du temple Ushtar à Mari, en Syrie, 2800-2300 av. J.-C.Pourtant, et sans aller jusqu'à faire un lien entre l'anatomie et l'expression « montrer sa lune », on remarque que la majorité des peuples lui a attribué des caractères féminins. Est-ce que ses liens avec l'eau la faisaient apparaître plus douce que le Soleil, divinité du feu que l'on ne peut regarder sans se brûler les yeux ?

Ou parce que son processus de métamorphose rappelait, d'ailleurs par simple coïncidence, la durée du cycle de fécondité des femmes ? Ce n'est en tous cas pas un hasard si le mot latin mensis, qui désignait autrefois l'astre, a donné en français « menstruation ».

Influence de la lune sur la tête des femmes, 1650, Paris, musée Carnavalet.Les médecins grecs et leurs successeurs se sont penchés sur ce soi-disant lien, cherchant à comprendre l'influence de la déesse-lune Artémis sur les sautes d'humeur régulières de ces dames. Au XVIIe siècle, plus personne ne s'étonnait des effets négatifs de l'astre sur ces « lunatiques » qui se comportaient de façon imprévisible, puisqu'il était acquis qu'elles souffraient simplement d'« avoir un quartier de lune dans la tête ». Il ne restait plus qu'à leur donner un balai pour les voir chevaucher au clair de lune !

Dans l'œil d'Horus

En Égypte aussi, on est sensible au mystère de la lune et de ses déplacements, que l'on explique par la personnalité du dieu Khonsou, « le Voyageur » qui ne tient pas en place. Certes, mais pourquoi ces disparitions régulières ?

Statuette du dieu Khonsou, Égypte, VIIe-IVe siècle av. J.-C., Paris, musée du Louvre. L'agrandissement montre la statue du dieu-lune debout, Égypte, VIe siècle avant J.-C., Londres, British Museum.Une fois de plus, c'est la faute de Seth, l'affreux frère cadet d'Osiris ! Dans son conflit contre Horus, il n'hésite pas à transpercer l'œil gauche du dieu-faucon, cet œil qui est justement assimilé à la lune. Plus d'œil, plus de lune ! Heureusement la blessure est passagère et tout rentre dans l'ordre au bout de 14 jours, avant une nouvelle colère de Seth.

Mais comme les histoires de famille sont toujours compliquées, c'est parfois à Osiris lui-même que revient de jouer le rôle de la lune : n'a-t-il pas disparu avant de revenir progressivement à la lumière ? L'astre devient ainsi le « premier mort qui ressuscite », le symbole de la renaissance après un complet anéantissement. 

Isis de son côté, pour avoir sans relâche recherché les restes du corps de son époux démembré pour le reconstituer, est promue au rang de déesse lunaire, capable d'apporter la vie. Elle partage ce statut avec Hathor, la vache céleste dont l’époux, le crocodile Sobek, s’amuse parfois à créer des éclipses en dévorant le soleil.

Le taureau Apis est aussi dans l’affaire puisqu’il serait né d'une génisse vierge fécondée par un rayon de lune. Il y a du monde dans le ciel égyptien !

Triade palmyréenne : Baalshamin, maître des cieux entre le dieu Lune et le dieu Soleil, Palmyre, Ier siècle ap. J.-C., Paris, musée du Louvre.

Trois candidates pour un poste

« La blanche Séléné laisse flotter son voile, Craintive, sur les pieds du bel Endymion, Et lui jette un baiser dans un pâle rayon... » (« Soleil et chair », Cahiers de Douai, 1870).

Autel de Séléné, IIe siècle ap. J.-C., Paris, musée du Louvre.Il suffit de quelques mots à Arthur Rimbaud pour faire revivre une des plus belles histoires d'amour de la mythologie grecque : sœur d'Hélios, dieu du Soleil, la lune Séléné est follement éprise du trop beau Endymion.

De peur de voir ce charme disparaître avec les années, celle que l'on nomme « l'Œil de la nuit » demande à Zeus de le plonger dans un sommeil éternel pour pouvoir, nuit après nuit, venir le contempler.

Mais les Grecs sont avant tout des guerriers qui apprécient les personnalités fortes à l'image d'Artémis, déesse de la nature sauvage devenue celle de la lumière et de la lune, peut-être par rapprochement avec son frère Apollon, associé au Soleil.

Après l'amoureuse et la farouche, voici le troisième membre de ce trio de charme : la sombre Hécate, « Celle qui frappe au loin ». Descendante des Titans, elle représente le visage inquiétant de l'astre et sera logiquement choisie comme protectrice par les sorcières. Elle est aussi la déesse des carrefours qu’apprécient particulièrement les loups-garous pour changer de peau.

À Rome, l'histoire se répète : c'est Séléné qui tient d'abord le haut de l'affiche sous l'appellation de Luna, « La Lumineuse ». Avant de se faire supplanter par Diane, elle a le temps de donner son nom à notre lundi (lunae dies, le « jour de la lune »).

Fromage ou déesse ?

 Dans le roman de Jules Verne Autour de la lune, les astronautes hésitent sur la métaphore à employer pour désigner la lune...
Illustration pour l'ouvrage de Jules Verne Autour de la lune, Émile-Antoine Bayard et Alphonse de Neuville, 1872.« Cet hémisphère, on le voit, est treize fois et demi plus petit que l'hémisphère terrestre. Cependant les sénénographes y ont déjà compté plus de cinquante mille cratères. C'est donc une surface boursouflée, crevassée, une véritable écumoire, digne de la qualification peu poétique que lui ont donnée les Anglais, de « green cheese », c'est-à-dire « fromage vert ».
Michel Ardan bondit quand Barbicane prononça ce nom désobligeant.
Voilà donc, s'écria-t-il, comment les Anglo-Saxons, au XIXe siècle, traitent la belle Diane, la blonde Phoébé, l'aimable Isis, la charmante Astarté, la reine des nuits, la fille de Latone et de Jupiter, la jeune sœur du radieux Apollon ! »
(Jules Verne, Autour de la lune, 1870).

Andrea Cellarius, Harmonia Macrocosmica, 1661, Londres, Victoria and Albert Museum. Les phases de la Lune sont illustrées dans le grand diagramme central ; à droite, 12 disques indiquent ses phases croissante et décroissante; à gauche, on voit ses 36 positions successives au cours d'un cycle complet.

La science s'en mêle

Attention, les Grecs anciens n'étaient pas que de doux rêveurs, ils ont aussi envisagé la lune comme un simple phénomène naturel et se sont abîmé les yeux à l'observer.

Dès le Ve siècle avant J.-C., Parménide comprend que la lune n'est pas auto-éclairante mais qu'elle reçoit sa lumière du soleil. Puis c'est Anaxagore qui brise le mystère des éclipses avant que les savants du IIIe siècle av. J.-C, héritiers des Babyloniens, ne se penchent sur le problème de la distance entre Terre et Lune.

Portrait de Ptolémée extrait de Claudio Tolomeo, Principe de gli Astrologi et de geografi, 1564, collection Henry Wendt. Dans cette course à la découverte, c'est Aristarque de Samos qui sort vainqueur, ouvrant la voie à Hipparque de Nicée et consorts pour mettre en évidence des irrégularités dans le mouvement de l‘astre.

Le grand Aristote a vu dans sa rotation une frontière entre une première sphère, placée sous le signe des transformations, où se situe la Terre immobile, et une seconde plus éloignée, celle de l'immuable, du divin, à laquelle appartenait la Lune. Il la présentait comme une sphère parfaite, lisse, composée d'éther.

Mais c'est surtout Ptolémée (IIe siècle) qui se montre le plus ingénieux en mettant à profit deux éclipses observées à Babylone.

Encore quelques calculs, deux-trois vérifications et voici révélé au monde le diamètre de la Lune ! Son résultat est tellement précis qu'il faudra attendre la mission Apollo pour pouvoir l'affiner. Sur sa lancée, notre mathématicien d'Alexandrie formule également une théorie sur l'origine des éclipses et sur la rotation autour de notre Terre de la Lune... et du Soleil. Tout le monde peut se tromper !

Mosaïque de la création des luminaires, XIIIe siècle, Basilique Saint-Marc, Venise.

Un joli petit luminaire

« Dieu fit les deux grands luminaires, le plus grand luminaire pour présider au jour, et le plus petit luminaire pour présider à la nuit ; il fit aussi les étoiles. Dieu les plaça dans l'étendue du ciel, pour éclairer la Terre, pour présider au jour et à la nuit, et pour séparer la lumière d'avec les ténèbres. Dieu vit que cela était bon » (Genèse).

Bartolomé Esteban Murillo, L'Immaculée Conception, vers 1670, Dayton, Art Institute.C'est au 4e jour de la Création que la Lune est apparue dans le ciel auprès de son compère le Soleil. Et bien entendue, elle est appelée à devenir « comme du sang » (Apocalypse) et même à disparaître lorsque retentiront les trompettes de la fin des temps : « Aussitôt après ces jours de détresse, le soleil s'obscurcira, la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées » (Évangile selon Matthieu).

Jean nous annonce une vision encore plus étrange : « Un grand signe parut dans le ciel : une femme enveloppée du soleil, la lune sous ses pieds, et une couronne de douze étoiles sur sa tête. Elle est enceinte et crie dans les douleurs et le travail de l'enfantement. » (Apocalypse).

La Vision de Sainte Julienne du Mont Cornillon, Philippe de Champaigne, XVIIe siècle.Cette apparition n'est pas sans rappeler les représentations de la Vierge qui fleuriront lors de la Contre-Réforme comme symbole de l'Immaculée-Conception et métaphore de l'Église elle-même. Finalement, on ne peut que remarquer la discrétion de sa présence dans les écrits saints, et pour cause : symbole des anciennes croyances païennes, on préfère l'ignorer ou l'évoquer en mauvaise posture, piétinée par Marie.

Pour trouver l’une des rares allusions à l'astre, il faut lire le compte rendu des visions de sainte Julienne de Cornillon (XIIIe siècle) qui la découvre une nuit sous la forme d'un disque incomplet barré d'une ligne noire, symbole d’un manque dans la liturgie. La mystique appela alors à la création d'une nouvelle célébration, la Fête-Dieu.

La lune pouvait reprendre son visage habituel et annoncer la Résurrection, comme le souligne saint Augustin : « Ce qui se produit chaque mois pour la lune s'accomplira une seule fois à la résurrection, pour les siècles des siècles ».

Adam Elsheimer, La Fuite en Égypte, 1609, Munich, Alte Pinakothek.

La ronde des jours

Si l'on peut supposer que nos ancêtres ont apprécié d'avoir une lanterne géante dans le ciel, certains ont dû trouver la chose un peu encombrante pour un intérêt finalement intermittent. Heureusement, des observateurs se sont mis à calculer les jours de présence de la lune et l'évolution de son apparence.

Donato Creti, Observations astronomiques, 1711, Rome, musée du Vatican.Bingo ! Il y avait une telle logique dans ces allers et venues que l'on commença à créer des calendriers. D'ailleurs, Dieu l'a dit : « Qu'il y ait des luminaires dans l'étendue du ciel, pour séparer le jour d'avec la nuit ; que ce soient des signes pour marquer les époques, les jours et les années » (Genèse).

Ce sont les Mésopotamiens qui se sont penchés les premiers sur le problème en créant un calendrier à la fois lunaire et solaire puisque, s'il était réglé sur le cycle de la Lune, on lui ajoutait régulièrement un mois pour ne pas être décalé par rapport au Soleil.

Les Hébreux en héritèrent puis il fut perfectionné par les musulmans qui non seulement choisirent le croissant comme symbole de l’Islam, mais qui aujourd'hui encore utilisent couramment un calendrier purement lunaire. Notons que, comme pour le ramadan, c'est la position de la lune qui décide de la date de Pâques.

Les Romains eux aussi s'employèrent à régler leur horloge sur la lune, ou du moins essayèrent-ils. Pour Numa (VIIe siècle), le successeur de Romulus, ce ne fut en effet pas chose aisée : « Il commença, en s'appuyant sur le cycle lunaire, par diviser l'année en douze mois. Or les mois lunaires ne comptent pas tous trente jours, si bien qu'il manque six jours pour correspondre à une année tropique complète. Numa y remédia en introduisant tous les vingt ans des mois intercalaires » (Tite-Live, Histoire de Rome depuis sa fondation, Ier siècle av. J.-C.).

Trop complexe, le système se dérégla petit à petit et il fallut que Jules César crée un tout nouveau découpage du temps, solaire cette fois.

Effet de lune, ou Le Sommeil d’Endymion, Anne-Louis Girodet, 1791, Paris, musée du Louvre. L'agrandissement présente le tableau de Florence-Victor Pollet, Endymion et Séléné, milieu du XIXe siècle, Londres, Victoria and Albert Museum.

Cache-cache

Et tout à coup, la lune commença à disparaître... Quelles terreurs les éclipses (du grec « abandon ») ont pu engendrer ! Créé lorsque notre satellite se retrouve dans l'ombre de la Terre, ce phénomène a d'abord été expliqué par les visites que la Lune rendait visite à son amoureux Endymion. Mais les astronomes antiques ne se satisfirent pas de ce type d'interprétation : dès le VIIIe siècle avant J.-C., les Babyloniens se lancent dans des calculs avec succès, permettant la création de calendriers prévisionnels. Mais tout le monde n'est pas fin connaisseur de la marche de l'univers ! C'est ainsi qu'en 1453 les troupes turques purent s'emparer plus facilement de Constantinople puisque ses défenseurs étaient terrifiés par la disparition de la lune, considérée comme de mauvais augure. En 1504, ce sont les habitants de la Jamaïque qui se font mener par le bout du nez par Christophe Colomb, grand lecteur des tables astronomiques. Aux Indiens qui refusaient de le réapprovisionner, il prédit l'arrivée d'une lune sanglante, envoyée par son dieu en colère. La ruse marcha si bien que non seulement elle permit de finir sa vie non en Jamaïque mais en Espagne, mais elle sauva aussi quelques siècles plus tard un Tintin en mauvaise posture dans le Temple du Soleil (1949) !

Ivan Konstantinovitch Aïvazovski, Clair de lune, 1849,Saint-Pétersbourg, palais de Pavlovsk. L'agrandissement montre un autre tableau d'Aïvazovski, Mer agitée, 1849.

Pas de quartier !

Tout le monde le sait : les nuits de pleine lune sont particulières... Les optimistes saluent cette lumière qui vient éclairer généreusement voyageurs, retardataires et amoureux.

Réunion de la société lunaire à Heathfield, domicile de James Watt à Birmingham.  Ce club était composé de nombreux industriels et scientifiques. Il se réunissait régulièrement entre 1765 et 1813 environ pour discuter de nouvelles idées et inventions.Les membres de la Lunar Society par exemple, prudents scientifiques anglais du XIXe siècle, avaient bien compris l'intérêt de se rassembler les jours de pleine lune pour pouvoir rejoindre leur foyer l'esprit tranquille. Tous les marins saluent cette clarté bienvenue, et on peut supposer que l'équipage du Titanic a dû fort regretter son absence...

Mais les pessimistes, de leur côté, rappellent que les personnes mal attentionnées, elles aussi, y voient beaucoup mieux !

Couverture du roman Le secret impénétrable, découvrez-le! par Francis Lathom, 1805.Les Grecs ne s'y étaient pas trompés, associant la lune à Perséphone, divinité redoutable mais peut-être pas autant que celles qui hantaient les nuits de nos ancêtres, et peut-être encore les vôtres : sorcières courant au sabbat, loups-garous hurlant à la mort, défunts sortant de leur dernière demeure...

La liste est presque sans fin des adorateurs de la force obscure de la lune qui nous attendent au coin du bois. L'astre est donc logiquement devenu un élément indispensable à la réussite des romans gothiques des Romantiques, grands amateurs de mystères et de fantastique. Rien de tel qu'un cimetière à peine éclairé par un rayon de lune pour créer l'ambiance...

Voilà de quoi expliquer les nuits blanches que l'on associe à la pleine lune ! À moins que l'on ne préfère imaginer que la belle rousse aime régulièrement se cacher pour permettre aux malandrins d'effectuer plus discrètement leurs méfaits.

Nos voisins anglais n'ont pas oublié l'époque où la nuit favorisait certaines activités auxquelles ils ont attribué le joli verbe de « to moonlight », que le français a traduit par « travailler au noir ». Cette innocente amie serait-elle en fait la meilleure complice des criminels et autres cachotiers ? Aujourd'hui encore, aucune étude ne le démontre, mais elle est si belle dans les films d'horreur qu'il vaut mieux continuer à le croire, n'est-ce pas ?

Le Douanier Rousseau, La Charmeuse de serpents, 1907, Paris, musée d'Orsay.

Pour tous les mal lunés

Méfiez-vous de la lune, elle aurait une influence plus que néfaste sur les corps et les esprits ! Du moins le dit-on...

Suzuki Shōnen, Lune dans les nuages, XIXe siècle, © Collection Mrs Betsy and Dr. Robert Feinberg, DR.On aime par exemple à évoquer le pic d'accouchements censé survenir les nuits de pleine lune, croyance très populaire auprès des futurs parents impatients mais qui n'a jamais été prouvée. L'astre aurait-il plus de pouvoir sur la solidité des petits ? Conçus à lune ascendante, on les dit plus costauds que les autres, en tous cas plus que ceux nés à la nuit noire, condamnés d'avance si l'on en croit cette expression anglaise : « No moon, no man ».

Pour ceux qui survivent, le parcours du combattant n'est pas fini : la lune aurait en effet le pouvoir de favoriser les crises d'épilepsie ou encore les hémorragies. Vous n'êtes pas convaincus ? Peut-être préférez-vous simplement décaler vos rendez-vous chez le coiffeur pour favoriser la vitalité de vos cheveux ? Et bien sûr, ne coupez vos ongles qu'en lune descendante si vous ne souhaitez pas renouveler l'opération trop souvent.

Ballade à la Lune, Å’uvres complètes illustrées, Alfred de Musset, XIXe siècle, Paris, BnF. Mais l'esthétique n'est pas tout, il faut aussi garder le moral ! Et là aussi, pour comprendre nos sautes d'humeur, il suffirait de jeter un œil dehors. Pour ceux qui, comme du Baïf, pensent que « La lune sur l'humeur exerce son empire » (XVIe siècle), rien d'étonnant à ce que certaines personnes fragiles, et donc essentiellement féminines, changent de comportement suivant le cycle et se montrent donc totalement « lunatiques ».

Attention à ceux qui « ont la lune en tête » ou, pire !, qui sont « logés à la lune », ils peuvent montrer des réactions quelque peu inquiétantes, en tous cas plus que ces doux rêveurs qui sont en permanence « dans la lune ». Pour d'autres, le rêve peut devenir un refuge, voire une dangereuse habitude.

« Souveraine maîtresse de la mélancolie profonde » selon Shakespeare (Antoine et Cléopâtre, XVIIe siècle), la lune ne fait pas qu'attirer insomniaques et somnambules, elle serait aussi à l'origine des envies suicidaires. Il est vrai que si on la contemple avec les yeux de Musset, elle semble la compagne idéale de la dépression : il décrit celle qui « sonne l'heure aux damnés d'enfer » comme étant blafarde, à moitié rongée, morne et même borgne (« Ballade à la lune »). Pauvre lune !

Quelques conseils de Pline pour rester en grande forme :

« On arrache les verrues depuis le vingtième jour de la lune en regardant cet astre, couché sur le dos dans un sentier, en tenant les bras étendus au-dessus de la tête, et en se frottant avec tout ce qu'on peut attraper. […] On dit que toucher à ses cheveux le dix-septième jour de la lune et le vingt-neuvième les empêche de tomber et préserve du mal de tête. […] On prétend que les chèvres n'ont jamais d'ophtalmies […] aussi recommande-t-on d'avaler, à la nouvelle lune, la fiente de ces animaux, enveloppée dans de la cire. […] La poche dans laquelle est enveloppé l'ânon, surtout quand c'est un mâle, mise sous le nez d'un épileptique à l'approche de l'accès, le prévient. Il en est qui recommandent de manger le cœur d'un âne mâle et noir, avec du pain, en plein air, à la première ou à la seconde lune. […] On dit qu'il fallait prendre dans du vin, avant l'accès de la fièvre quarte, le foie d'un chat tué au décours de la lune, gardé dans du sel » (Pline l'Ancien, Histoire naturelle, Ier siècle).

Abû Ma'shar al-Balhî, Zodiaque, décan du cancer (détail), Livre des nativités, XVe siècle, Paris, BnF.

Madame Irma

Connu pour sa grande sagesse, le monde agricole n'a pu qu’épier d'un œil curieux les conséquences des rayons lunaires sur la pousse des radis.

Anonyme, Carte du Tarot Visconti-Sforza, 1475, Bergame, Academia Carrara. L'agrandissement montre la carte du Tarot de Charles VI : la lune, fin XVe siècle, Paris, BnF. Considérée comme une sorte d'engrais naturel, la lune depuis l'Antiquité est en effet censée présider au bon déroulement de la croissance des végétaux. Il suffit aujourd'hui encore de se plonger dans un almanach spécialisé pour savoir quand planter ses épinards ou commencer ses vendanges. Pas la peine de conseiller météo : « Lune qui pâlit, d'eau nous avertit », « cornes de la lune en bas, mauvais temps ».

Loin d'ironiser sur ces croyances, les pêcheurs en soulignent le sérieux en arguant de la multiplication des coquillages, phénomène déjà souligné par Pline. Pour expliquer ce mystère, il faut rappeler l'influence des marées, créées essentiellement par l'attraction lunaire.

Mais pour nombre d'observateurs, ce serait tous les milieux vivants qui seraient soumis aux variations de l'astre, de façon parfois inattendue : « On assure que les singes qui ont une queue sont tristes au décours de la lune, et se réjouissent lorsqu'elle est nouvelle » (Pline, Histoire naturelle).

L'homme n'y échapperait pas si l'on en croit les astrologues qui lui associent le signe du Cancer, un signe d'eau bien sûr. Les natifs de début juillet se voient donc affublés d'un caractère on ne peut plus maternel, mélancolique et... lunatique.

Mais la lune ne se contente pas de décider de nos états d'âme et de nos plantations, son emprise sur nos vies est bien plus large : ne vous risquez pas à étendre vos draps, laver vos vitres ou utiliser votre rouet pendant une nuit obscure, vous perdriez votre temps !

Quant à ceux qui s'aventurent à uriner en direction de la lune, tant pis pour eux s'ils se retrouvent avec un œil de la taille d'un œuf !

Jean de la Fontaine, « Un Animal dans la lune »

[…] Mes yeux, moyennant ce secours,
Ne me trompent jamais, en me mentant toujours.
Si je crois leur rapport, erreur assez commune,
Jean-Jacques Grandville, Illustration de la fable de Jean de la Fontaine « Un Animal dans la Lune », 1838, Paris, BnF.Une tête de femme est au corps de la lune.
Y peut-elle être ? Non. D'où vient donc cet objet ?
Quelques lieux inégaux font de loin cet effet.
La Lune nulle part n'a sa surface unie :
Montueuse en des lieux, en d'autres aplanie,
L'ombre avec la lumière y peut tracer souvent,
Un homme, un bœuf, un éléphant.
Naguère l'Angleterre y vit chose pareille,
La lunette placée, un animal nouveau
Parut dans cet astre si beau ;
Et chacun de crier merveille.
Il était arrivé là-haut un changement
Qui présageait sans doute un grand événement.
Savait-on si la guerre entre tant de puissances
N'en était point l'effet ? Le Monarque accourut :
Il favorise en Roi ces hautes connaissances.
Le Monstre dans la Lune à son tour lui parut.
C'était une Souris cachée entre les verres :
Dans la lunette était la source de ces guerres. […] (Fables, livre VII, 1679).

Joan Miro, Chien aboyant à la lune, 1926, Philadelphie, Philadelphia Museum of Art.

Il y a quelqu'un ?

À la fois si proche et si lointaine, familière et inaccessible, la lune est le cadre idéal pour mettre en scène un des plus vieux rêves de l'homme : ne plus être seul dans l'univers.

Illustration pour l'Histoire comique des États et Empires de la Lune, 1657, Cyrano de Bergerac.On s‘est donc usé les yeux à regarder la surface de l'astre et on y a repéré dans ses ombres une forme étrange : un lapin géant ! Populaire chez les Aztèques et en Chine, ce « lièvre de jade » n'a guère convaincu les Occidentaux qui ont préféré voir dans ce disque une bonne bouille, guillerette et bienveillante, voire accueillante.

« Au reste, nous dit Plutarque, rien ne prouve que la lune ne puisse pas être habitée » (« De la face qui paraît sur la lune », Ier siècle). Qui sait d'ailleurs ce qu'abrite sa face cachée ? Des Sélénites, bien sûr ! Et puisque leur demeure est proche de la Terre, ils ne devraient pas être différents de nous autres. Quoique...

Du côté des Pythagoriciens, savants fort logiques, on imagine ces êtres d'une taille 15 fois supérieure à la nôtre, puisque leurs jours sont 15 fois plus longs. Si la lunette de Galilée donne des résultats plus sérieux à partir de 1609, cela n'empêche pas quelques imaginatifs de continuer à peupler la lune avec ardeur : 40 ans plus tard Savinien de Cyrano de Bergerac, dans Les États et les empires de la lune (1657), y envoie son héros rencontrer Adam et Ève et croiser des créatures qui utilisent des poèmes comme monnaie.

Henriot, Cyrano face à la lune, illustration pour une édition de l'Histoire comique des États et empires de la Lune de Cyrano de Bergerac, 1900, Paris, BnF.

Le XIXe, siècle des grandes avancées scientifiques, est aussi celui qui multiplie les sociétés lunaires farfelues. Pour le baron de Münchhausen, imaginé par Gottfried August Bürger (1862), « Ils portent leur tête sous le bras droit, et, lorsqu’ils vont en voyage ou qu’ils ont à exécuter quelque travail qui exige beaucoup de mouvement, ils la laissent habituellement à la maison ; car ils peuvent lui demander conseil à n’importe quelle distance ». Pratique !

Les Premiers Hommes dans la Lune par H. G. Wells, traduction par Henry-D. Davray. Illustrations de Martin Van Maele. Paris, Félix Juven, 1901. L'agrandissement montre la première édition de la couverture rigide du roman.H. G. Wells préfère leur donner l'aspect d'une sorte de fourmi puisque, « avec la gravitation moindre de la lune, une créature qui est certainement autant un insecte qu'un vertébré semble avoir été capable d'atteindre et même de dépasser des dimensions humaines » (Les Premiers hommes dans la lune, 1901).

La lune se fait aussi nouvelle terre d'utopie pour Pierre de Sélènes dans Un monde inconnu (1886) où les habitants sont « arrivés à une organisation sociale rationnelle et simple où chacun tenait exactement la place que lui assuraient son degré d'intelligence et sa valeur morale ».

Malheureusement pour nous, le plus grand auteur qui se soit emparé de ce thème, Jules Verne, se contentera de nous faire observer de loin la lune (Autour de la lune, 1869) : la science d'abord !

Karl Friedrich Scinkel, Projet de décor de scène : La Flûte enchantée de Wolfgang Amadeus Mozart, La Voûte étoilée de la reine de la nuit, 1815, Berlin, Kupferstichkabinett.

On y croit

En 1835 lorsque le New York Sun publie dans sa série « Grandes découvertes scientifiques » un compte rendu de Sir John Herschel sur ses dernières découvertes, elle ne se doute pas que cet article va faire exploser ses ventes. L'auteur y explique en toute simplicité que, armé de son télescope géant installé au cap de Bonne-Espérance, il a pu observer des « créatures bipèdes et ailées appelées hommes-chauves-souris […] couverts, sauf sur le visage, d'un poil court, brillant et cuivré, et [qui] avaient des ailes composées d'une membrane fine et glabre, posées sur leur dos, et allant du haut de leurs épaules jusqu'à leurs mollets. Leur visage, d'une chair jaunâtre, était un peu mieux que celle des orangs-outangs […] » (cité par Bernd Brunner). Quel succès ! Tandis que certains s'arrachent le journal, d'autres crient au scandale, à commencer par le très sérieux Jean Arago, un astronome cette fois digne de ce nom : « Comme l'auteur de ce sot écrit n'a pas craint de supposer des lettres de savants justement respectés, c'est une infamie qui mériterait toute la colère des honnêtes gens, si son extrême stupidité ne la garantissait » (Discours à l'Académie des Sciences). Finalement, le malicieux journaliste qui avait prit la place de Herschel se dénonça et on oublia vite ce canular, bel ancêtre de nos « fake news ».

Le voyage dans la Lune, © Georges Méliès : Collection cinémathèque française, DR.

La lune fait son cinéma

Barbenfouillis, vous connaissez ? Mais si, c'est ce savant un peu étrange, inventé par Georges Méliès, qui a décidé de partir sur la lune. Il apparaît sur quelques écrans parisiens en 1902, avec les traits et la barbe de son créateur.

La lune éborgnée par la fusée en forme d'obus a fait l'objet de plusieurs études par Méliès.  Les illustrations affichent deux représentations originales, © Georges Méliès : Collection cinémathèque française.Tourné à peine 7 ans après la création du cinéma par les frères Lumière, Le Voyage dans la lune est un chef-d’œuvre de technique et de poésie. C'est cette audace et cette alchimie qui ont fait le succès de notre premier maître des effets spéciaux : magicien reconnu, directeur du théâtre Robert-Houdin à Paris, Méliès est un touche-à-tout de génie qui n'hésite pas à créer de toutes pièces décors et populations lunaires à coups de carton plâtre et de gesticulation d'acrobates des Folies-Bergères affublés de déguisements improbables.

Tournée en 3 mois, cette superproduction à 10 000 francs, somme incroyable pour l'époque, est le premier film de science-fiction et connut un tel succès qu'elle fut « piratée » aux États-Unis par Thomas Edison lui-même. On multiplia les copies pour répondre aux attentes du public qui, définitivement, préférait partir dans la lune qu'assister à la sortie des usines Lumière !

Une étrange lueur semble émaner de l'obscurité compacte du monolithe noir, image extraite du film 2001, l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick, 1968.

Après cette entrée tonitruante dans le monde du 7e art, la lune va se faire plus discrète. Certes, on trouve encore quelques films mettant en scène des explorations comme La Femme sur la lune de Fritz Lang (1929), mais on se souviendra surtout de l'apparition du monolithe noir sur une base lunaire dans 2001, l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick (1968).

Si vous êtes en manque de lune, mieux vaut brancher votre radio et réécouter quelques vieux morceaux qui vous feront voyager : « Fly me to the moon » (Frank Sinatra, 1964), « Walking on the moon » (The Police, 1979) ou encore « Le Soleil et la lune » qui ont rendez-vous chez Charles Trenet (1939). À moins que vous ne préfériez tenter un petit moonwalk à la Michael Jackson !

Brassaï, La Lune, 1947, Paris, Centre Pompidou.

La lune et ses visiteurs vus par Raymond Queneau

« Sur la lune de lait caillé
On voit un bonhomme.
Il porte sur son dos
Un fagot de gros bois.

Ça doit être bien lourd
Car il n'avance pas.
Il est là chaque mois,
Bûcheron d'autrefois.

Sur la lune de néon
On voit un astronaute
Il porte sur son dos
La fusée du retour.

Il est déjà parti
Il n'y a plus personne
Entre la mer des Crises
Et la Sérénité.

Sur la lune de néon,
On a peint les yeux, la bouche,
Le nez et un gros bouton
Sur lequel dort une mouche.

Toujours on a eu l'impression
Que cet objet astronomique
Était à portée de la main
Familier, mélancolique »
.
(« La Lune », extrait de Battre la campagne, 1968).

Francis Godwin, L'Homme dans la lune, publié en 1638, cinq ans après la mort de l'écrivain.

Embarquement immédiat

« Terre-lune, terre-lune / Ce soir j'ai mis mes ailes d'or / Dans le ciel comme un météore / Je pars ». Comme Boris Vian, nombreux sont ceux qui ont un beau jour décidé d'aller voir de plus près la lune. Ou du moins, d'imaginer à quoi pourrait ressembler un tel voyage.

Hergé, On a marché sur la lune, 1954.Première solution, le bateau : un coup de vent un peu trop violent et voilà les héros de Lucien de Samosate qui s'élèvent pendant sept jours dans les airs jusqu'à atteindre « une espèce d'île brillante, de forme sphérique, éclairée d'une vive lumière » (Histoire vraie, IIe siècle).

Plus poétique, ce sont des cygnes sauvages qui sont mis à contribution par Francis Goldwin (L'Homme dans la lune, 1638) et des fioles remplies de rosée pour Cyrano de Bergerac (Les États et Empires de la Lune, 1657).

Johannes Kepler choisit l'aide de démons (Le Songe ou L'Astronomie lunaire, 1608) avant que les auteurs suivants ne portent leur préférence vers des techniques plus scientifiques : ballon (Edgar Poe, Aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall, 1835) et obus pour Jules Verne dans son De la Terre à la Lune, trajet direct en 97 heures 20 minutes (1865). Bien vu !

Illustration pour Jules Verne, Autour de la lune, 1869, Paris, BnF. L'agrandontre la couverture d'une traduction anglaise de l'ouvrage de Jules Verne, De la terre à lissement ma lune, d'après une illustration de Henri de Montaut, 1868.Georges Méliès lui piquera l'idée avant que Hergé (Objectif lune, 1953) ne l'améliore sous la forme d'une fusée à carreaux que l'on retrouvera, légèrement améliorée, sur le pas de tir de Cap Canaveral en 1969. Mais il y a encore une autre alternative : pour savoir à quoi ressemble la lune, pourquoi ne pas la faire venir sur Terre ?

« Si j'achetais une femme thessalienne [une sorcière] pour faire descendre la Lune pendant la nuit, je l’enfermerais ensuite comme un miroir dans un étui rond, et puis je la garderais » imagine déjà Aristophane dans sa comédie Les Nuées (Ve siècle av. J.-C.).

C'est ce que fera, 25 siècles plus tard, le dessinateur Tomi Ungerer quand il propose à son Jean de la Lune de se changer les idées parmi nous (1966). Finalement, les Américains se montrèrent moins imaginatifs et préférèrent aller voir eux-mêmes ce qui se passait là-haut. Mais c'est une autre histoire...

Caspar David Friedrich, Homme et femme contemplant la lune, 1824, Berlin, Neue Nationalgalerie.

« Tristesse de la lune »

Dans ce poème, Charles Baudelaire réinvente un de ses thèmes préférés, l'évocation d'un couple composé d'une femme sensuelle et d'un poète, adorateur malheureux.

Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse ;
Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins,
Qui d'une main distraite et légère caresse
Avant de s'endormir le contour de ses seins,

Sur le dos satiné des molles avalanches,
Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons,
Et promène ses yeux sur les visions blanches
Qui montent dans l'azur comme des floraisons.

Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,
Elle laisse filer une larme furtive,
Un poète pieux, ennemi du sommeil,

Dans le creux de sa main prend cette larme pâle,
Aux reflets irisés comme un fragment d'opale,
Et la met dans son cœur loin des yeux du soleil.
(Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857)

Vincent van Gogh, La nuit étoilée, 1889, Paris, musée d'art moderne.

« Elle est poétique, la garce ! » (Stéphane Mallarmé)

Et oui, on ne peut le nier, la lune a tout pour charmer apprentis plumitifs et poètes aguerris. « Rêvons, c'est l'heure », nous dit Paul Verlaine, cette « heure exquise »« La lune blanche / Luit dans les bois » (« La Lune blanche »), l'heure où Jeanne, la petite fille de Victor Hugo, « au ciel leva son petit doigt » pour réclamer cette « clarté qui vient par surprise » (« La Lune »).

Marc Chagall, Clair de lune, 1944, Paris, Centre Pompidou. L'astre se fait douceur pour les amoureux : voici encore Verlaine qui en appelle « Au calme clair de lune triste et beau / Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres » (« Clair de lune ») et Apollinaire pour lequel « Chaque rayon de lune est un rayon de miel » (« Clair de lune »).

Mais la belle peut se révéler dangereuse et capricieuse comme pour Théodore de Banville : «  Avec ses caprices, la lune / Est comme une frivole amante ».

Particulièrement prisée donc par les Romantiques et leurs successeurs comme symbole de beauté et de sérénité au XIXe siècle, la lune n'a pas toujours eu les faveurs du lyrisme. On trouvera par exemple peu d'allusions à « la dame aux noirs chevaux » chez Ronsard qui préfère évoquer Diane plutôt que quelque lumière mélancolique venue du ciel.

Chez La Fontaine, la lune devient même un piège pour Maître Renard, victime bien sûr de sa gloutonnerie : « Un soir il aperçut / La Lune au fond d'un puits : l'orbiculaire image / Lui parut un ample fromage » (« Le Loup et le Renard »). La suite est simple à imaginer si l'on attache deux seaux au puits et qu'on fait venir un loup crédule.

Mais pour beaucoup d'entre nous, notre satellite reste synonyme de rêverie et nous ne pouvons que nous laisser bercer, au son de la Sonate au clair de lune de Beethoven (1801), par les vers de deux grands adorateurs de l'astre, Alfred de Musset et Charles Baudelaire : leurs « Ballade à la lune » et « Tristesse de la lune » sont peut-être les plus beaux hommages rendus à « Cette faucille d'or dans le champ des étoiles » (Victor Hugo, « Booz endormi »).

Finalement, même Jules Laforgue, obsédé par la mystérieuse au point de lui consacrer tout un recueil (L’Imitation de Notre-Dame la Lune, 1886), finit par ne plus trouver ses mots : « Mais, même plus de rimes à Lune... / Ah ! quelle regrettable lacune ! » (« Jeux »).

Paul Delvaux, Solitude, 1955, Bruxelles, musée d'Iselles.

Comme un point sur un i

Romantique par excellence, Alfred de Musset ne pouvait que se pencher sur le cas de cette lune qui a bercé tant d'amours et de désespoirs...

« C'était, dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni,
La lune
Comme un point sur un i.

Lune, quel esprit sombre
Promène au bout d'un fil,
Dans l'ombre,
Ta face et ton profil ?

Ivan Nikolaevich Kramskoi, Clair de lune, 1880, Moscou, galerie Tretyakov. Es-tu l'œil du ciel borgne ?
Quel chérubin cafard
Nous lorgne
Sous ton masque blafard ?

N'es-tu rien qu'une boule,
Qu'un grand faucheux bien gras
Qui roule
Sans pattes et sans bras ?

Es-tu, je t'en soupçonne,
Le vieux cadran de fer
Qui sonne
L'heure aux damnés d'enfer ?

Sur ton front qui voyage.
Ce soir ont-ils compté
Quel âge
A leur éternité ?

Est-ce un ver qui te ronge
Quand ton disque noirci
S'allonge
En croissant rétréci ?

Qui t'avait éborgnée,
L'autre nuit ? T'étais-tu
Cognée
A quelque arbre pointu ?

Car tu vins, pâle et morne
Coller sur mes carreaux
Ta corne
À travers les barreaux. [...]

Et qu'il vente ou qu'il neige
Moi-même, chaque soir,
Que fais-je,
Venant ici m'asseoir ?

Je viens voir à la brune,
Sur le clocher jauni,
La lune
Comme un point sur un i ». […]
(Alfred de Musset, « Ballade à la lune », Contes d’Espagne et d’Italie, 1829)

Bibliographie

La Lune, catalogue de l'exposition « La lune - Du voyage réel aux voyages imaginaires » aux Galeries nationales du Grand-Palais, du 3 avril au 22 juillet 2019,
L'Abécédaire de la lune, 1999, éd. Flammarion,
Bernard Brunner, Petite histoire de la lune, 2010, Armand Colin,
Tom Folley, Le Livre de la lune, 1997, éd. Solar.


Publié ou mis à jour le : 2023-07-23 15:41:37
Michèle (21-06-2019 09:52:47)

Un peu de poésie, un peu de rêve, beaucoup d'érudition.. Merci, Madame, pour ce rayon de lune enjolivant notre morne quotidien.

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