Ces nobles qui ont fait la Révolution

Précurseurs, agitateurs, fondateurs

Inépuisable sujet d’analyse, la Révolution n’a pas encore livré tous ses secrets. Son étude vient d’être complétée par la contribution originale, très argumentée et brillante de l’historien Daniel de Montplaisir dans son ouvrage Ces nobles qui ont fait la Révolution (Éditions du Rocher, 323 p, 22 €).

Après avoir consulté une impressionnante bibliographie, il démontre que la Révolution n’a pas été seulement l’apanage de la bourgeoisie et du peuple, mais que la noblesse y a également participé. À sa manière. Non pas dans la rue, mais d’abord dans les textes (les écrits de quelques aristocrates éclairés dès le début du XVIIIe siècle, puis les cahiers de doléances), dans les faits ensuite, lors de la réunion des États-Généraux et de l’Assemblée constituante.

Auguste Couder, Séance d'ouverture de l'Assemblée générale le 5 mai 1789, 1839, Château de Versailles.

Créer un ordre nouveau ou disparaître

Les esprits les plus affûtés de la noblesse ont compris que l’Ancien régime était à bout de souffle, et qu’ils devaient se montrer les instigateurs d’un ordre nouveau, sous peine de disparaître. L’explication à cette prise de conscience, sorte de hara kiri nobiliaire, réside selon l’auteur, dans la « quête de nouveaux repères » d’une noblesse dont on aurait tort de faire une classe homogène.

Daniel de Montplaisir,  Ces nobles qui ont fait la Révolution (éd. du Rocher).Point fort de ce livre, Daniel de Montplaisir décortique avec subtilité les diverses couches et la dilution de l’essence d’un ordre qui s’est peu à peu éloigné de ses fonctions originelles.

Entre la noblesse de Cour oisive et parasitaire -près de 2000 personnes gravitant autour de la famille royale- et la noblesse ordinaire, généralement provinciale, comprenant souvent de modestes ruraux, éloignée des centres du pouvoir et qui a le sentiment d’être ignorée, on trouve aussi celle conquise par la vénalité des charges. Finalement, un vaste champ d’inégalités au sein du même ordre.

« Les plus riches sujets parviennent ainsi, avec l’aide de leurs hommes de loi, et en toute légalité, à minimiser sensiblement le poids de leurs charges fiscales », écrit Daniel de Montplaisir. De nos jours, on appelle cela de l’optimisation fiscale. Et ce n’est pas tout. « Outre sa capacité à s’assurer une passoire fiscale, la plus haute noblesse bénéficie de surcroît d’un système curial distribuant à profusion sinécures, rentes, largesses et prébendes tirées de coteries et de faveurs sans rapport avec les services rendus, pourtant base légitime et exclusive de la noblesse (…) Ainsi le fossé continuait-il de s’élargir entre les différentes strates de la noblesse, en même temps qu’il se resserrait entre la haute noblesse de robe, titulaires de charges lucratives, et la grande bourgeoisie fortunée », ajoute l’auteur.

De ces inégalités criantes naissent frustrations, jalousies, ressentiments et malaise au sein du deuxième ordre dont certains de ses membres s’inquiètent aussi de se voir dépassés par une grande bourgeoisie. Un phénomène identique à celui que ressentent aujourd’hui nos classes moyennes qualifié de « peur du déclassement ».

La fusion des « nouvelles élites »

Autre conséquence de ces évolutions sociologiques qui se font à bas bruit : la fusion de nouvelles élites composées des nobles fortunés et des riches grands bourgeois. Or celles-ci sont hostiles à tout changement susceptible de remettre en cause leur domination. Autrement dit, la tectonique des plaques de la division de la société en trois ordres est en train de bouger dans ses frontières entre la noblesse et le tiers-état, et l’écart se creuse entre réformateurs et conservateurs.

Quant à la population noble, elle se compose de trois catégories de plus en plus éloignées les unes des autres : « (…) une noblesse de cour hautaine et largement coupée des réalités du pays, une noblesse des campagnes, souvent pauvre et se contentant de survivre, enfin une noblesse éclairée, majoritairement provinciale, minoritairement parisienne ou versaillaise, et cherchant à redonner un sens à sa position comme à l’ensemble de la société. Ce sont des rangs de cette dernière que sont issues quelques têtes pensantes et écrivantes que l’on pourrait regarder comme les premiers précurseurs du grand choc à venir », indique l’auteur.

Claude Bailleul, Fénelon, archevêque de Cambrai, 1718, musée d'art et d'archéologie du Périgord. Agrandissement : Hyacinthe Rigaud, Paul-Hippolyte de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan (1684-1776), Château de Versailles.Alors qui sont-elles et que préconisent-elles, ces « têtes pensantes », dans le secret de leurs cabinets ? À l’origine, se constitue un trio : François de Salignac de la Mothe-Fénelon, Paul de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan, et Charles d’Albert, duc de Luynes.

Le premier, issu d’une haute lignée du Périgord embrasse la carrière ecclésiastique avant d’être nommé précepteur des trois fils du Grand Dauphin, un poste qui lui permit d’observer la superficialité de la Cour et de prodiguer un enseignement jugé trop subversif à l’aîné de ses trois élèves, le duc de Bourgogne. Un comportement qui lui valut d’être exilé à Cambrai par Louis XIV.

Les deux autres occupent des hautes fonctions à la Cour. Leur credo ? Une monarchie décentralisée et contrôlée, avec une autorité cadrée et des garde-fous aux emportements populaires. Dans leur texte « les Tables de Chaulnes », on peut lire : « Le despotisme tyrannique des souverains est un attentat aux droits de la fraternité humaine : il renverse les lois de la nature, dont les rois ne sont que les conservateurs ». Une audace qui valut à leurs auteurs d’être disgraciés. Mais ils avaient semé des graines que s’empressa de recueillir le comte Henri de Boulainvilliers, provincial, gentilhomme de château et non de Cour.

Hyacinthe Rigaud, Portrait de Charles Honoré d'Albert de Luynes, duc de Chevreuse (1646-1712), 1707, coll. privée. Agrandissement : Portrait présumé d'Henri, comte de Boulainvilliers (1658-1722), Ecole française du XVIIe siècle.Cet intellectuel devint un érudit tâtant de la théologie, de l’astronomie, de l’astrologie, avant de se polariser sur l’Histoire et le droit public. Il dénonce l’affaiblissement continu des corps intermédiaires (déjà !), à savoir les États-généraux et les parlements, au profit d’une centralisation et d’une personnalisation du pouvoir (déjà !).

« Ce dévoiement emporte avec lui deux plaies majeures : la restriction, voire la confiscation des libertés, et les dangers d’erreur ou d’arbitraire dans les décisions. Personne n’était jusqu’ici allé aussi loin dans les réprobations des dérives de la monarchie absolue », souligne Daniel de Montplaisir.

De Boulainvilliers ose même rejeter la théorie du roi de droit divin. Il se fait une haute idée du rôle de la noblesse, non pas celui d’une domination des autres classes, mais d’un guide du progrès de la société. Les thèses de De Boulainvilliers comme celle du trio de Chaulnes se répandent dans le royaume. Elles seront prolongées par les travaux de Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu qui, lui, prône le partage du pouvoir dans ses trois composantes, exécutive, législative, judiciaire, afin que « le pouvoir arrête le pouvoir » car tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser.

Le château de Maillebois, aquarelle de René-Louis de Voyer, marquis d'Argenson, beau-père du propriétaire, Yves-Marie Desmarets, XVIIIe siècle, Paris, BnF. Agrandissement : Aquarelle du marquis d'Argenson représentant le château de Segrez, l'une de ses résidences de campagne, 1752, Paris, bibliothèque de l'Arsenal.

Le marquis d’Argenson, « premier socialiste français »

Quant au marquis d’Argenson, il va encore plus loin. Ses multiples écrits reposent sur une idée centrale : le mérite personnel doit se substituer à celui de l’hérédité. Bien que fréquentant la Cour, il prône la suppression de la propriété seigneuriale, de l’héritage du domaine et des charges, enfin l’abrogation de la noblesse. Plus qu’audacieux, révolutionnaire ! L’auteur le qualifie de « premier socialiste français de l’Histoire ».

La dénonciation par ces nobles progressistes de l’absolutisme royal ne pouvait pas trouver meilleure justification que les déclarations brutales de Louis XV, le 3 mars 1766 : « C’est en ma personne seule que réside la puissance souveraine (…) C’est à moi seul qu’appartient le pouvoir législatif sans dépendance et sans partage (…) L’ordre public tout entier émane de moi (…) Les droits de la nation ne reposent qu’entre mes mains ». Fermez le ban !

Pierre-Michel Alix, Gabriel Bonnot de Mably (1709-1785), musée de la Révolution française, Vizille. Agrandissement : Joseph Aved, Victor de Riqueti, marquis de Mirabeau (1715-1789), père d'Honoré Mirabeau, vers 1744, Paris, musée du Louvre.À contrario, l’abbé Gabriel Bonnot de Mably, dès 1758, s’interrogeait sur les réformes à introduire dans la monarchie afin de « permettre aux citoyens de recouvrer une liberté perdue depuis longtemps ». Liberté, c’est le mot qui revient le plus souvent dans les écrits de ces précurseurs d’un temps nouveau auxquels il faut ajouter le marquis de Mirabeau, père du futur constituant, mais aussi Nicolas de Caritat, comte de Condorcet et quelques autres encore.

Aussi lorsque s’ouvrent les États généraux, le 5 mai 1789, « une grande partie de la noblesse entend, elle aussi, combattre un despotisme qui n’est nullement le sien, mais celui de la Cour, de ses favoris et de ses intrigues », souligne l’auteur. Et deux cahiers de doléance sur trois de la noblesse estiment que les États généraux à l’avenir, devront adopter une forme nouvelle, celle d’une Assemblée nationale, expression de la volonté générale et seul organe compétent pour voter les lois et les impôts, et définir une Constitution du royaume. « Abdiquons toute distinction », s’écrie le marquis de Boufflers.

Ce progressisme d’une partie de la noblesse conduira à l’abolition des privilèges, ce qui fit dire à Condorcet : « C’est la noblesse elle-même qui s’est suicidée dans la nuit du 4 août. » Effarés par leur propre audace, certains, soutenus par les dignitaires du clergé, se mirent quelque peu en retrait de ce mouvement inattendu de la part d’un ordre considéré comme conservateur mais qui s’est révélé finalement moteur, l’auteur soulignant que « le tiers état, peut-être éberlué au premier abord, sort peu à peu de son silence, mais toujours pour suivre, compléter ou nuancer les initiatives de la noblesse à qui il a laissé la main ».

Les motivations des députés de la noblesse, auteurs de ce « coup de balai » du 4 août ? Daniel de Montplaisir en discerne plusieurs : « (…) la conscience de devoir saborder les dernières structures féodales totalement inadaptées aux temps nouveaux qui s’annoncent ; l’espoir de sauver ce qui peut l’être encore des droits seigneuriaux en prévoyant leur rachat au lieu de se les faire arracher, le désir de redonner à leur classe un peu du lustre dont les siècles l’avaient peu à peu dépouillée ; et peut-être (…) éliminer cette noblesse de cour qu’ils détestent ».

Au cours de ce mois d’août 1789, la noblesse s’est montré également « révolutionnaire » en participant activement à l’élaboration de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont l’auteur nous narre presque jour par jour l’accouchement avant de conclure : « La noblesse, surtout celle de province, y aura apporté une contribution décisive et motrice. »

En revanche les débats sur la Constitution sont plus équilibrés entre l’aristocratie et le tiers état qui se révèle plus entreprenant. Ils sont parasités par la marche des femmes sur Versailles, le 5 octobre, et le transfert de la famille royale à Paris. Cet épisode marque un premier tournant de la Révolution qui, ensuite, fera aveuglément de la noblesse un ennemi de classe, sans se montrer reconnaissante envers la frange libérale de cet ordre pour son apport dans la chute de l’Ancien régime.

Jean-Pierre Bédéï
Publié ou mis à jour le : 2024-12-13 21:15:37

Voir les 4 commentaires sur cet article

Bernard (17-12-2024 21:44:07)

Merci de corriger une vision souvent caricaturale des 3 ordres et de leurs rôles dans la Révolution. Tocqueville, lui-même arrière petit-fils de Malesherbes, 2 générations après la 1789 en fera... Lire la suite

Gabriel (17-12-2024 12:22:54)

Bravo à vos commentaires très pertinents concernant la Révolution Française: bon nombre de vos ministres et soi-disant députés feraient bien de s'en inspirer en ces jours tristounets de revendic... Lire la suite

Philippe (16-12-2024 17:51:28)

@Minsart. En pensant d'abord à l'intérêt collectif peut-être ?
Avec un peu de bonne foi, on devrait y arriver.
Juste un peu ...

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