27 octobre 2024. Il fallait toute l’audace de Marianne Durano, mère de quatre enfants et professeur de philosophie en lycée public, pour oser détourner le titre de ce qui fut en son temps la Bible de l’existentialisme athée (L’Être et le néant, 1943) et entreprendre une apologie de la naissance avec Naître ou le Néant (Desclée de Brouwer, 2024). Elle conclut cette solide démonstration par un acte de foi : « Donnons la vie pour mieux la sauver, et nous aurons au moins cette joie d’avoir habité le monde en vivants. »
Comme chacun le sait, l’Occident est plongé dans un hiver démographique qu’on n’a pas fini de commenter. La France, jusque-là considérée comme la championne de la natalité en Europe, n’a jamais connu un indice de fécondité aussi bas (1,64 enfants par femme en âge d’avoir des enfants), et un solde naturel aussi précaire (le nombre de décès est sur le point de l’emporter sur celui des naissances annuelles).
Certains s’en désolent pour de mauvaises raisons et appellent au « réarmement démographique », confondant sans doute bébés et munitions, sans rougir de leur utilitarisme. D’autres, plus influents, s’en réjouissent au nom du salut de la planète et appellent de leurs vœux un sursaut de dénatalité. « Si tu aimes les enfants, ne les mets pas au monde, c’est une poubelle », peut-on lire ainsi sous la plume des GINK’s, Green Inclination, No Kids, qui ont le vent en poupe en Amérique.
La France n’échappe pas à cette nouvelle tendance. Alors qu’en 2006, 98% des Françaises âgées de 18 à 49 ans désiraient devenir mères, moins de vingt ans plus tard, 31% d’entre elles affirment ne pas vouloir d’enfants (sondage Ifop, octobre 2022). Nous voilà donc plongés dans le refus de l’engendrement. Faut-il se réjouir de cette écologie naïve et inconséquente qui donne l’avantage aux panthères des neiges sur les petits d’homme ?
Marianne Durano renvoie dos à dos les matérialistes pro- et anti-natalité, qui conçoivent la naissance comme un projet, à bâtir ou à refuser, alors qu’elle est toujours une surprise radicale, un événement à proprement parler. On consent à la vie, on ne la produit pas. On accueille un enfant, on ne le bricole pas. L’enfant n’est pas un moyen, un outil qui manque, ou dont il faudrait apprendre à se passer, au service d’une cause plus grande que lui : le bien-être du couple, la puissance géopolitique ou l’équilibre environnemental.
Interprétation fautive du réchauffement climatique
L’enfant a sa valeur propre parce que la vie appelle la vie et que la naissance est la condition de tout bien. Marianne Durano convoque Nietzsche et Aristote pour nous rappeler que l’être est supérieur au néant et que « la capacité à se reproduire constitue la finalité et la perfection de chaque espèce, par quoi elle atteint une forme d’immortalité collective ».
Mais la naissance est également envisagée sous l’angle politique. D’abord pour nous défaire du vieux réflexe malthusien. Nos pays riches n’en ont pas fini d’agiter, sous une apparente philanthropie, le spectre de la surpopulation. Ce concours de vertu contraceptive est, selon Marx, le meilleur alibi du capitalisme : il nous permet de continuer à consommer le cœur léger, délivrés de l’angoisse d’un impossible partage des richesses. L’auteur du Capital vise juste ; on n’est pas obligé de lui tirer la révérence pour autant.
Appuyée sur les analyses d’Hannah Arendt, dans La Condition de l’homme moderne, Marianne Durano nous rappelle à quel point la natalité met en jeu la survie de la communauté politique : elle est même « l’objet politique par excellence, son fondement et son but, ce qui lui donne son sens ». Toute politique publique qui en ferait l’impasse est menacée de vacuité. Il ne faut pas chercher ailleurs le manque de perspective dans lequel notre vie civique semble confinée. Le rejet de la naissance nous condamne, comme Sisyphe, à ressasser un présent qui n’en finit pas.
Le paradoxe de ce refroidissement démographique est qu’il tient en large part à une interprétation fautive du réchauffement climatique. On traite le symptôme, l’enfant-roi, au lieu de la cause, la société de consommation. Hans Jonas nous rappelle pourtant à quel point nos enfants nous engagent à nous saisir du principe de responsabilité : c’est parce qu’ils sont là que nous avons à répondre de l’état du monde et que nous ne pouvons pas baisser les bras. C’est dans la mesure même où nous donnons la vie, que nous pouvons nous hisser à la hauteur de nos obligations morales. La bonne éducation fera le reste, mais elle n’est pas la condition première de l’engendrement qui suppose, à priori, un acte de confiance.
Marianne Durano confie généreusement à Rousseau le soin de sa leçon pédagogique. Nous ne la suivrons pas sur ce terrain périlleux, l’auteur de l’Émile confondant la liberté et l’indépendance, le bonheur et la vertu, l’autorité et l’autoritarisme. À deux siècles de distance, notre société souffre encore de cet héritage sanctuarisé dont nous n’avons pas fini l’inventaire (cf. Bellamy, Les déshérités).
Participer à l’œuvre du Créateur
Comme toujours, c’est à la métaphysique qu’on doit les arguments les plus profonds. Marianne Durano nous ramène ainsi deux mille ans en arrière à l’œuvre de Clément d’Alexandrie (150-215 ap. J-C.). Contre toute attente, c’est Michel Foucault qui s’est donné la peine d’explorer les textes de ce Père de l’Église.
Dans Les Aveux de la chair, parus à titre posthume en 2018, le pape de la post-modernité analyse finement la manière avec laquelle l’Église a soustrait l’engendrement aux fins utilitaires qu’on pouvait en attendre dans le monde gréco-romain et conféré ainsi une dignité inédite à la procréation. Dans la perspective chrétienne, telle qu’elle est exposée par Clément d’Alexandrie, non seulement l’engendrement est une participation à l’œuvre du Créateur, mais il est, plus encore, une manière de donner à Dieu des âmes à sauver : « La procréation permet à l’homme de participer à l’amour divin, en lui offrant des êtres à aimer : c’est, à proprement parler, une action de grâces ».
À l’hypothèse répressive qu’on assène habituellement à notre culture « judéo-chrétienne » en matière de sexualité et de procréation, sans bien savoir de quoi l’on parle, Foucault substitue donc, par le détour de Clément d’Alexandrie, un éloge involontaire de la naissance comme un acte gratuit et divin. Si tout s’effondre, n’est-il pas encore temps de donner la vie pour mieux la sauver ? C’est en tout cas le choix de Marianne Durano, qui nous offre ici de solides raisons de la croire.
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Voir les 20 commentaires sur cet article
Philippe (01-01-2025 13:08:43)
Pour que la natalité ne soit pas une contrainte pour l'environnement, éduquons nos enfants dans la neutralité carbone. Ce n'est pas facile. Mais Kierkegaard disait : "ce n'est pas le chemin qui est... Lire la suite
Philippe (01-01-2025 13:03:21)
Juste une petit remarque. Pourrait-on en finir avec le terme "judéo-chrétien" ? Il est du même type qu'"aujourd'hui". "Hui" vient du latin "hoc" qui signifie "aujourd'hui". Donc "aujourd'hui" veut... Lire la suite
XADDA33 (29-12-2024 13:49:28)
Je n'adhère pas à cette vision philosophique et résolument chrétienne de la natalité. Dans notre monde, oui, la naissance d'un enfant est un projet de vie. Il est bon d'y être préparé. De tou... Lire la suite