Philippe Oriol est un historien de première main sur l'Affaire Dreyfus. Il en a étudié toutes les pièces. Auteur d'un dictionnaire sur le sujet et d'une biographie de l'un des personnages centraux, Bernard Lazare, il nous livre ici une mise au point très documentée sur un autre personnage, le lieutenant-colonel Picquart, qui, à l'époque, faisait figure de véritable héros de l'Affaire. Bien à tort, comme le démontre l'historien avec ce livre, Le Faux ami du capitaine Dreyfus (Grasset, 2019, 19 euros)...
Ce livre témoigne du travail d'archives remarquable de la part de l'auteur. Pour soutenir sa démonstration, Philippe Oriol nous livre d'abondants extraits de la correspondance et des publications du commandant Georges Picquart (plus tard lieutenant-colonel puis général) et de ses interlocuteurs.
Le résultat est convaincant malgré une lecture difficile (et un titre inapproprié : Picquart n'a jamais prétendu être l'« ami » de Dreyfus... même si tous les deux étaient d'origine alsacienne). Empressons-nous de le dire, le livre s'adresse aux historiens et aux passionnés...
Au commencement donc de l'Affaire, en 1895, quand le capitaine Alfred Dreyfus est envoyé au bagne sous l'inculpation de trahison, il n'y a guère que ses proches pour croire en son innocence. Son frère Mathieu va s'engager dès la première heure dans le combat pour sa réhabilitation.
À la Section de statistique des services secrets de l'armée arrive là-dessus en mars 1896 un nouveau document, le petit bleu, qui prouve l'implication d'un autre militaire, le commandant Esterhazy. Le nouveau chef de la Section, le commandant Georges Picquart, y voit d'abord le complice de Dreyfus.
Là-dessus, Picquart devient à 45 ans le plus jeune lieutenant-colonel de l'armée. Une belle carrière s'ouvre devant lui. Il n'en continue pas moins son enquête et en vient à comprendre qu'Esterhazy est seul coupable et Dreyfus innocent. En octobre 1896, il confie ses découvertes à son supérieur, le général Gonse, sous-chef d'état-major, qui lui répond : « Si vous ne dites rien, personne ne le saura ».
Dès ce moment-là, souligne l'historien, Picquart aurait pu dénouer l'Affaire en informant la famille de Dreyfus et le journaliste Bernard Lazare. Celui-ci préparait une brochure avec le résultat de ses propres investigations, qui allaient le mettre aussi sur la piste d'Esterhazy. « Mais il ne le fit pas, écrit Philippe Oriol, parce que, militaire, il devait se plier à la discipline et que son objectif n'était pas tant la réhabilitation de Dreyfus que la volonté d'éviter un grand scandale qui serait une ineffaçable tache sur l'honneur de l'armée. »
Ses supérieurs, le général Gosse et le général de Boisdeffre, chef de l'état-major, se méfient toutefois de son zèle. Pour protéger le ministre de la Guerre, le général Mercier, coupable d'avoir bâclé le procès Dreyfus par souci de calmer l'opinion, ils éloignent donc Picquart. Beaucoup plus tard, Clemenceau, en dépit de sa sympathie pour l'officier, lui fera reproche de n'avoir pas à ce moment-là le courage de tout dévoiler : « Il devait, pour rester fidèle à sa parole, briser son épée. Il n'en a pas eu le courage. Ou, s'il y a songé, des amis imprudents l'en ont dissuadé. Je n'ose le blâmer, mais je constate la faute » (L'Aurore, 15 novembre 2019).
Voilà donc le fringant officier envoyé en mission en province puis en Tunisie, dans un poste frontalier où il a le mauvais goût de résister aux fièvres (tout comme le capitaine Dreyfus sur l'île du Diable).
Les mois passent. Craignant un mauvais coup, d'autant que son appartement a été perquisitionné, Picquart rentre à Paris en juillet 1897 et demande conseil à son ami l'avocat Louis Leblois. Il lui raconte ce qu'il sait en lui demandant le secret. Mais Leblois, écrasé par le secret, croit bien faire en allant voir le vice-président du Sénat, l'Alsacien Auguste Scheurer-Kestner, qui a pris la défense de la famille Dreyfus. Il informe le sénateur de ce qu'il sait mais refuse de donner sa source afin de protéger son ami.
Mathieu Dreyfus ayant enfin eu vent de l'existence du petit bleu d'Esterhazy, le sénateur peut s'adresser en novembre 1897 au président de la République et à l'opinion publique. Mais il lui manque encore de pouvoir communiquer la source, Picquart, qui pourrait donner du crédit à ses révélations. C'est finalement l'article à la Une J'Accuse dans L'Aurore du 13 janvier 1898 qui bouscule les autorités. Les voilà forcées de faire un procès... à l'auteur de l'article, le très célèbre et populaire Émile Zola !
Dans le même temps, Mathieu Dreyfus, Auguste Scheurer-Kestner et le député Joseph Reinach obtiennent qu'Esterhazy soit traduit en conseil de guerre. Le 11 janvier 1898, Esterhazy, qui a lui-même demandé à être jugé, est triomphalement acquitté et contre toute attente, c'est Picquart qui fait les frais du procès.
Le jour même de la parution de L'Aurore, Picquart est mis aux arrêts sous l'accusation d'avoir fabriqué le petit bleu !
Envoyé au Mont-Valérien, il en sort pour témoigner au procès de Zola le 23 février 1898.
Il n'hésite pas à contester l'authenticité d'un bordereau qu'aurait découvert Henry pour disculper Esterhazy, ce qui entraîne une violente altercation entre les deux officiers (les deux hommes se retrouveront pour un duel à l'épée le 5 mars suivant).
Mais une nouvelle fois, dans l'espoir de retrouver une place honorable au sein de l'armée, Picquart reste sur sa réserve et refuse de mettre en cause les chefs d'état-major Gosse et de Boisdeffre ainsi que l'ancien ministre de la Guerre Mercier.
De retour en prison, il ne va libérer sa parole et sa plume qu'à la fin du mois de février, quand l'armée l'aura malencontreusement mis à la réforme (chassé de ses rangs) pour « fautes graves ».
En juillet enfin, dans une lettre de sa prison du Cherche-Midi, à Paris, il révèle comment Henry a fabriqué un faux en octobre 1898. Henry, envoyé en cellule, se suicide.
Près de quatre ans après la condamnation de Dreyfus, Picquart devient dès lors pour l'opinion publique le héros de ce que l'on appelle « Affaire Picquart ». Bel homme, apprécié des femmes et fringant militaire, il a tous les atout pour plaire !
Après l'amnistie de Dreyfus et dans le désir de soigner sa popularité, Picquart suggère au capitaine d'aller de suite en cassation et demander un nouveau procès devant le Conseil de Guerre. Mais Dreyfus et ses proches s'y refusent avec raison, préférant attendre que des faits nouveaux et sérieux leur garantissent une cassation du jugement de Rennes, ce qui fut fait le 12 juillet 1906.
Une scission durable et violente s'installe alors dans le camp dreyfusard, attisée par Picquart qui ne se prive pas d'en informer en sous-main la presse antidreyfusarde... Pour ne pas ternir leur cause, Mathieu et Alfred Dreyfus ainsi que Bernard Lazare tenteront toujours de leur côté de maintenir l'unité de leur camp.
Concluons avec l'écrivain Octave Mirbeau, que cite Philippe Oriol : « Je dirai du colonel Picquart que c’est un homme. Dans les temps de déchéance et d’avilissement que nous traversons, être un homme, cela me paraît quelque chose de plus émouvant et de plus rare que d’être un héros. L’humanité meurt d’avoir des héros, elle se vivifie d’avoir des hommes » (1899).
Voici un billet inédit de Picquart à Dreyfus, en date du 13 juillet 1906, soit au lendemain de l’arrêt de la Cour de cassation réhabilitant Dreyfus (source : affairedreyfus.com). Sous une forme courtoise, le nouveau ministre de la Guerre a l'affront de rappeler qu'il eut souhaité rien moins qu'un nouveau procès devant le Conseil de Guerre, avec les risques inhérents...
Mon cher Dreyfus,
Je vous remercie de votre petit mot. Je me figure votre joie et celle de tous les vôtres. J’aurais préféré, vous le savez, le conseil de guerre, mais je ne m’entête pas. Cela vaut peut-être mieux ainsi.
Mes respects à Madame Dreyfus et cordialement à vous.
G. Picquart.
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Philippe MARQUETTE (20-01-2021 12:50:34)
Je me suis intéressé à l’affaire Dreyfus de façon indirecte. Bien sûr, j’ai vu le film de Polanski, je l’ai apprécié en tant que tel, c’est-à-dire une œuvre d’art, une ambiance qui ... Lire la suite