Il était une fois un cheval devenu roi... Toute ressemblance avec des personnages existants, bien sûr, ne serait que pur hasard ! Et on se demande bien pourquoi Philippe le Bel lui-même s'est senti visé par cette œuvre pleine de fantaisie composée à la fin de son règne, vers 1310-1314. Elle reste quoi qu'il en soit un des sommets de la littérature satirique du XIVe siècle...
Tous les vices réunis
Flatterie, Avarice, Vilenie, Variété (inconstance), Envie, Lâcheté : prenez les premières lettres de ces jolis défauts et vous composerez le nom du personnage principal de cette œuvre. Le ton est donné ! Notre héros, un cheval (ou un âne), a en effet un drôle de caractère... Le patronyme de Fauvel ne signifie-t-il pas également « tromperie voilée » ?
Comme nous le racontent les auteurs Gervais du Bus (1310-1314) puis Raoul Chaillou du Pesstain (1318-1320), c'est donc bien par la fourberie la plus détestable que l'équidé à la robe fauve a réussi à sortir de son étable pour prendre la place de son maître et parvenir au pouvoir.
Notre arriviste peut désormais gouverner à sa guise, c'est-à-dire en inversant les valeurs. Les pauvres sont bannis, ceux qui leur font la charité sont excommuniés. Ce n'est pas tout : même les femmes se mettent à critiquer leurs maris !
C'est le règne de la paresse, de l'hypocrisie et de la lâcheté qui poussent religieux, seigneurs et simples manants à « torchier » (étriller) le nouveau souverain pour obtenir ses faveurs.
Ne pouvant épouser Fortune qui se refuse à lui, Fauvel se tourne vers Vaine Gloire qui lui donne une nombreuse descendance, des petits Fauveaux qui vont se faire un plaisir, à sa mort, de répandre à leur tour vilénie et méchanceté à travers le monde dans une vision proprement apocalyptique.
Derrière le cheval, l'homme
Donner une personnalité aux animaux est une vieille tradition, chère par exemple aux fabulistes, d'Ésope à Jean de La Fontaine. Ce procédé a également contribué au succès spectaculaire du Roman de Renart au début du XIIIe siècle. L'originalité du Roman de Fauvel consiste dans la seule personnification de Fauvel, le reste des intervenants ayant gardé l'apparence humaine.
Le choix du cheval pour incarner un être roublard peut paraître étonnant de nos jours, tant l'animal est devenu symbole de noblesse. Mais il ne faut pas oublier que pour l'Antiquité déjà il était associé à l'orgueil, ce qui explique qu'on le retrouve ensuite sur la façade de Notre-Dame-de-Paris comme représentation de ce vice.
Notre anti-héros zoomorphe est également, avec sa belle couleur rousse, le représentant de tous les traîtres et menteurs. Ajoutons à cela l'allusion aux cavaliers de l'Apocalypse et l'on comprend mieux que ce soit à un banal cheval que l'on ait donné la mission d'ouvrir les yeux du public sur les méfaits de la vanité.
Cette forme d'allégorie (du grec « parler différemment ») présente l'avantage non seulement de produire un texte plein d'humour, mais aussi de faire discrètement passer un message...
« Pour le torcher tous accourent... »
Flagornerie et hypocrisie sont à la fête dans ce passage, traduit ici en français moderne.
« C'est un très grand rassemblement :
Rois, ducs et comtes variés
Pour torcher Fauvel se sont alliés,
Seigneurs de tout temps et princes
Y viennent de toutes provinces,
Et des chevaliers grands et petits,
Qui, à torcher, sont bien appropriés.
Il n'y a, sachez le, aucun roi aucun comte
Qui de torcher Fauvel n'ait honte.
Vicomtes, prévôts et baillis
A bien torcher n'ont failli ;
Bourgeois de bourgs et de cités
Torchent avec grande finesse,
Et les paysans de village
Sont auprès de Fauvel pour le nourrir.
Puis au consistoire public
Fauvel s'en va, bête authentique,
Et quand le Pape voit une telle bête
Sachez qu'il lui fait une très grande fête,
Et les cardinaux l'honorent grandement
Et pour le torcher tous accourent ».
Le roi aux grandes oreilles
Ce Fauvel ne vous rappelle-t-il pas en effet quelqu'un ? Pour le public du XIVe siècle, aucun doute : sous la couronne de l'équidé malplaisant c'est le roi de France, Philippe le Bel, qui est dépeint.
Le souverain, qui est alors en fin de règne, est rattrapé par des scandales qui ternissent sa réputation : arrestation des Templiers en 1307, emprisonnement de ses brus en 1314, multiples dévaluations...
Fauvel est à l'image de ce roi qui mène son peuple à la ruine en acceptant corruption et abus de pouvoirs de la part de son entourage, aussi bien laïc que religieux. Mais pour les auteurs, eux-mêmes membres de la chancellerie royale, le reste de la société n'est pas plus exemplaire : « Les rois mentent, les riches flattent, le clergé se livre au vice, les marchands mentent, les juges sont sans pitié, même les enfants sont déloyaux… ».
Que faire ? Lire le Roman de Fauvel ! Ce rare exemple de brûlot politique est en effet aussi un admonitio regum, écrit destiné à mettre en garde le roi ou son jeune successeur.
Connaissant le principe qu'« un roi sans culture est comme un âne couronné » (Jean de Salisbury, XIIe siècle), les auteurs de notre récit ont donné naissance à un de ces« miroirs du prince », traités de conseils destinés aux puissants, ici le jeune fils de Philippe le Bel, Philippe V. Mort à 5 ans, il n'a pas eu le temps de profiter de la sagesse cachée sous la satire.
Un roman ? Non, une poésie en musique !
Comme son titre ne l'indique pas, nous sommes ici face à un long poème de plus de 3 000 octosyllabes rédigés en« français », c'est-à-dire non pas en latin mais en langue romane (qui a donné notre mot« roman »).
Plus aisé à mémoriser, ce type de texte était chanté ou lu par les trouvères (au nord) et les troubadours (au sud) devant un public aisé. Le Roman de Fauvel est finalement une œuvre assez réduite si on la compare aux poids lourds de l'époque : Le Roman de la Rose avec ses 20 000 vers ou encore le Roman de Renart composé de récits formant un ensemble de près de 27 000 vers.
Mais Fauvel a un autre atout, et de taille : il a été enrichi au fil des ans de 169 pièces de musique d'une belle variété puisqu'on y trouve des chansons, des ballades, des rondeaux, des chants liturgiques... Si la plupart des compositions sont restées anonymes, on sait que Philippe de Vitry en signa plusieurs extraits.
Pour l'évêque de Meaux et théoricien de la musique, c'était l'occasion de mettre en application ses conseils parus dans le traité Ars nova (1320), notamment au niveau de la notation et du travail du rythme. Une révolution en musique !
Une BD avant l'heure
On ne sait si Philippe le Bel a apprécié, en tout cas le livre fut un des best-sellers de l'époque. On peut juger de son succès à la douzaine de manuscrits parvenus jusqu'à nous, mais aussi à leurs riches enluminures.
Un récit si populaire ne pouvait que donner naissance à des variantes et des suites. L'une d'elles, intitulée L'Histoire de Fauvain, est agrémentée de 40 illustrations signées Raoul Le Petit, originaire d'Arras. Quelle modernité dans ces dessins !
On y retrouve, avec des siècles d'avance, le grand principe de la bande dessinée, une histoire présentée sous forme d'images disposées dans des cases selon la chronologie. Töpffer, inventeur officiel du 9e art au début du XIXe siècle, ne fera pas mieux !
Homère, ses dieux et ses héros
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VP Keefe (04-04-2022 02:36:45)
Je rejoins Xuani: Philippe V Le Long est né en 1293 et a régné de 1316 à 1322 après son frère Louis X Le Hutin, fils aîné de Philippe IV Le Bel.
Xuani (30-03-2022 18:09:18)
Bonjour, Je ne comprends pas la phrase "ici le jeune fils de Philippe le Bel, Philippe V. Mort à 5 ans, il n'a pas eu le temps de profiter... etc: Philippe V le Long a régné, non? Au reste, merc... Lire la suite