La culture campaniforme fait suite aux invasions indo-européennes (dico). C'est un phénomène majeur qui se développa dans toute l’Europe occidentale environ de -2800 à -2300 en Europe continentale, et jusque vers -1800 dans les îles britanniques.
Appelée en anglais « Bell Beaker culture » et en allemand « Glockenbecher », cette culture du Chalcolithique, entre le Néolithique final et l’âge du Bronze, se caractérise par ses vases de céramique en forme de cloche aux motifs géométriques qui lui ont donné son nom.
Pour l’archéologue Olivier Lemercier, les groupes campaniformes ont formé « une véritable civilisation campaniforme à l’échelle de l’Europe qui inaugure l’âge du Bronze plus qu’elle ne clôt le Néolithique ». Ses objets ont été retrouvés depuis le milieu du XVIIIe siècle à Stonehenge, mais il a fallu encore du temps pour la définir.
C’est durant la deuxième moitié du XIXe siècle que des archéologues à l’échelle internationale prennent conscience de l’unité de ces vases retrouvés un peu partout en Europe occidentale. Et c’est vers le début du XXe siècle que l’idée d’une invasion fait son chemin parmi les scientifiques. Cette culture est fortement suspectée d’avoir diffusé les langues indo-européennes en Europe occidentale, et a été l’objet d’un débat scientifique qui a porté sur son mode de diffusion : par migration ou par simple diffusion culturelle ?
Les caractéristiques matérielles du Campaniforme
De quoi est concrètement composé le Campaniforme ? Ce terme ne décrit pas un peuple particulier ou une civilisation particulière, mais une culture matérielle, observée par les archéologues depuis un siècle et demi. Elle concerne un ensemble d’objets produits en Europe occidentale à partir de -2800.
Le « package » traditionnel est composé de vases en forme de cloche au profil de S, de poignards triangulaires en cuivre et parfois en silex, d’équipements d’archer de bonne qualité, de pendentifs en forme de croissant de lune.
Deux types de céramique existent, une pour l’usage quotidien, sans motifs, l’autre d’apparat, plus soignée, montrant des motifs géométriques incisés remplis de pâte blanche, la décoration étant faite au peigne.
Une riche tombe féminine campaniforme a été retrouvée dans une carrière près de Windsor. Elle comprend des ornements en or sous la forme de perles d’ambre, de perles de lignite noire et d’or qui formaient des colliers.
Les femmes pouvaient aussi porter des lunules en or, autrement dit une parure de cou en forme de croissant de lune. Les vêtements en laine étaient tenus par des boutons (parfois en ambre) et des épingles.
Concernant l’habitat, c’est plus énigmatique. La plupart du temps, il n’y a pas eu de transformation de l’habitat lors du passage du Néolithique final (dico) au Campaniforme, malgré le changement de production matérielle. Sur la façade atlantique de la France, on rencontre un habitat différent, attesté par 12 sites dont 10 en Bretagne. Des fouilles récemment menées à Concarneau ont ainsi livré quatre bâtiments très bien conservés, typiques du Campaniforme. Ils sont en forme d’amande, avec des murs en torchis soutenus par des poteaux de bois et une entrée orientée à l’est.
Le Campaniforme se distingue par des tombes individuelles. Elles sont circulaires et ne sont jamais situées aux abords des tombes collectives classiques du Néolithique, mais plutôt à l’extérieur de l’habitat, comme celle fameuse de la colline de La Fare à Forcalquier, en Provence. Les femmes sont enterrées la tête vers le sud et les hommes la tête vers le nord, toujours tournés vers l’est.
La question du mode de diffusion
C’est la question la plus épineuse du Campaniforme. Comment et par qui cette culture matérielle a-t-elle été diffusée ?
Deux constats posent question. Tout d’abord, le Campaniforme s’est diffusé d’ouest en est depuis l’estuaire du Tage au sud-ouest du Portugal en -2800 vers l’Europe centrale, et rapidement d’est en ouest de manière plus massive.
Ce modèle « dual » avec une double origine d'une part d'Espagne et d'autre part d'Europe centrale a été envisagé dès 1913 par l’archéologue Luis Siret puis remis à l’ordre du jour en 1954 par Alberto del Castillo. Une origine ibérique plus floue a été alors envisagée du fait de la richesse du Campaniforme portugais.
C’est en 1957 qu’a été enfin évoquée l’idée d’une origine spécifiquement portugaise par Edward Sangmeister qui a théorisé un « reflux » (Rückstrom) vers le reste de l’Europe et cette théorie qui réconciliait des observations a priori contradictoires a eu une certaine audience.
En 1998, lors du Congrès Bell Beakers Today à Riva del Garda, en Italie, deux archéologues (Johannes Müller et Samuel van Willingen) ont confirmé avec leurs datations au radiocarbone l’antériorité des objets du sud-ouest de l’Europe sur ceux trouvés ailleurs sur le continent.
L’origine duale a été approfondie plus tard, notamment dans les années 1990, avec l’idée qu’après un « premier Campaniforme » issu du sud-ouest de l’Europe, ces types de céramique auraient reçu une influence de la « Céramique cordée » d'Europe centrale. Cette influence ressortirait des motifs des vases (mais pas de la technique pour créer ces motifs).
La Céramique cordée est une culture issue du nord de la steppe pontique qui s’est diffusée à toute l’Europe du Nord jusqu’aux plaines de l’ouest de la Russie actuelle, et à la Bohème à partir de -3000. Elle est génétiquement parente de la culture de Yamna (dico) et ces deux cultures sont parmi les plus suspectes d’avoir véhiculé les langues indo-européennes lors du Chalcolithique (âge du Cuivre) avec plus tard le Campaniforme.
Toutefois, du fait de la particularité du mode de diffusion de la culture campaniforme, sans changement de population apparent ni changement de l’habitat, de nombreux chercheurs ont exploré une autre voie.
À partir des années 1960 et 1970, la dimension sociale du Campaniforme a été mise en avant, les objets du Campaniforme étant perçus comme des objets de prestige ou des marqueurs de statut social. Les élites naissantes de diverses cultures européennes auraient été en demande de ces objets pour affirmer leur statut. En 1976, le colloque d’Oberried impose cette idée d’un Campaniforme ni peuple ni culture particulière.
Le deuxième constat porte sur la diffusion très rapide à l’échelle de toute l’Europe occidentale de cette nouvelle culture matérielle, d’une manière très standardisée qui laisse peu de doute sur la rapidité de la diffusion, qui n’a pas eu le temps d’évoluer. S’agit-il d’une invasion ? Une vaste partie de la France, correspondant peu ou prou à la « diagonale du vide » actuelle, n’a pas été atteinte par le Campaniforme, qui a beaucoup touché la vallée du Rhône et la côte méditerranéenne autour de l’embouchure du fleuve, mais aussi la Bretagne.
Parfois la céramique campaniforme coexiste avec la céramique issue du Néolithique final local, comme on l'observe en France, dans le Languedoc, avec la présence d’objets du Courronnien (une évolution locale du Néolithique à partir du Chasséen). Aucune trace archéologique de domination ne permet aux archéologues de prouver la prise de pouvoir d’une nouvelle population sur les territoires où apparaît cette nouvelle culture.
En revanche, parfois, certains sites du Néolithique final marquent un changement, lors du passage au Campaniforme. C’est le cas du site du Puech Haut dans l’Hérault situé sur la commune de Paulhan. Il a perduré tout en évoluant. Son mur d’enceinte s’est effondré et les fossés qui l’entouraient ont été comblés. Du mobilier campaniforme est apparu avec une industrie lithique importante et son occupation est devenue sporadique...
Une diffusion culturelle suivie de migrations violentes
À partir de 2015, la paléogénétique a changé la donne avec les travaux de David Reich (Harvard) qui ont révélé à l’époque du Campaniforme une vaste migration vers l’Europe occidentale de populations dites « steppiques », associées génétiquement aux pasteurs nomades de la culture des tombes en fosse, dite culture Yamnaya.
Du fait de la surmédiatisation de ces travaux ainsi que de la découverte des Yamnayas, il a été dit durant plusieurs années que les Campaniformes et les habitants de la Céramique cordée descendaient des Yamnayas, mais les marqueurs (haplogroupes) des chromosomes Y des squelettes au sein de ces trois cultures du Chalcolithique montrent que ces populations sont apparentées sans descendre l’une de l’autre.
Une étude paléogénétique a de fait éclairé la composition des populations qui ont véhiculé cette culture matérielle (voir l’étude, publiée dans la revue Nature en février 2018 par Iñigo Olalde, David Reich et d’autres chercheurs).
Cette étude montre que la première phase du Campaniforme, qui s'est déroulée durant plusieurs siècles au sud-ouest de l’Europe, n’a pas été associée à une migration. Elle serait née d'une diffusion plutôt culturelle, de l’ouest vers l’est. Ensuite seulement a eu lieu une migration massive au milieu du IIIe millénaire av. J.C. depuis l’Europe centrale vers toute l’Europe occidentale, de populations dites « steppiques ».
Un focus particulier a été porté sur les îles britanniques par l’étude : plus de 90% du génome des populations locales a été remplacé par les nouveaux arrivants du Campaniforme. Il s’agit ni plus ni moins d’une quasi-extermination de la population qui a bâti Stonehenge et tout le mégalithisme des îles britanniques et qui descendait en ligne droite des chasseurs cueilleurs du Mésolithique.
La péninsule ibérique et le sud de la France ont connu un sort similaire, avec cette fois-ci un remplacement quasi-total des lignées masculines (perceptible dans la disparition des chromosomes Y du Néolithique local) couplé à une prise des femmes, puisqu’un métissage à vaste échelle s’opère : les habitants de la péninsule ibérique à partir du Campaniforme portent quasiment tous un chromosome Y issu des envahisseurs steppiques du Campaniforme mais leur génome montre qu’ils sont tous métissés des nouveaux arrivants et des habitants locaux du Néolithique, qui étaient un mélange de descendants d’agriculteurs venus d’Anatolie et de chasseurs cueilleurs du Mésolithique d’Europe occidentale.
Quelques lignées masculines I2a de la sous-clade (ou sous-groupe) M26 de ces chasseurs cueilleurs ont survécu à l’invasion dans les Pyrénées. Elles sont parentes proches de lignées présentes aujourd’hui de manière importante en Sardaigne et de manière plus éparse dans les Balkans.
La presse internationale s’était faite grand écho de cette découverte, titrant « le peuple le plus meurtrier de tous les temps » (Courrier International, 12 avril 2019) voire évoquant une population de « guerriers » ayant mené un « génocide » (Cavaillé-Fol Thomas, « Yamnayas : le peuple fantôme de l’Europe », Science & Vie, 25 septembre 2019). Une étude publiée dans la revue Nature en 2022 montre la subite diversification du lignage R1b-DF27 à cette époque, signe que la population qui portait ce marqueur a vu une explosion démographique rapide (voir l’étude).
Qui étaient donc plus précisément ces Campaniformes de la deuxième période ? La génétique nous donne quelques pistes. L’écriture n’existant pas en Europe à cette époque, nous devons passer par des moyens détournés pour comprendre qui était cette population, quels étaient ses liens de parenté avec les peuples connus ultérieurement dans l’Antiquité et la protohistoire européennes (Celtes, Germains, peuples italiques notamment).
Les Campaniformes premier vecteur des langues indo-européennes
Les Campaniformes sont très certainement le premier vecteur des langues indo-européennes en Europe occidentale. L’indo-européaniste James Mallory suggère en 2013 dans un article intitulé « The Indo-Europeanization of Atlantic Europe » que le Campaniforme est associé à un foyer linguistique « North-West Indo-European » qui aurait donné naissance ultérieurement aux langues celtes, italiques, germaniques et balto-slaves.
Une autre théorie a été proposée en 2001 par l’archéologue espagnol Martin Almagro Gorbea en fait des locuteurs de langues italo-celtiques ou proto-celtiques. L’étude des lignées paternelles directes nous en dit plus sur leur parenté avec des groupes de population ultérieurs bien connus.
La totalité des chromosomes Y des Campaniformes d’Europe centrale possèdent l’haplogroupe R-P312, né vers -2800 en Bohême actuelle. Ces hommes descendaient donc d’une population ayant vécu au même endroit et porteuse de l’haplogroupe R-L151, ancêtre direct du R-P312.
Cette population adepte de la Céramique cordée est aujourd'hui assez bien identifiée car plusieurs de ses membres ont vu leur ADN séquencé en 2021 dans une étude paléogénétique sur l’Europe centrale du Chalcolithique à l’âge du Bronze (Papac L. et al., « Dynamic changes in genomic and social structures in third millenium », Science Advances, 7 juillet 2021). Elle constituait une tribu relativement isolée du reste de la Céramique cordée.
Quoi qu'il en soit, toutes ces populations sont d’ascendance steppique. Elles proviennent d’une vaste expansion territoriale et démographique depuis la steppe ponto-caspienne allant du Dniepr à la Volga.
Cette migration a engendré à la fin du IVe millénaire av. J.C. les cultures archéologiques des tombes en fosse (culture de Yamna) et de la Céramique cordée, dont descendent les Campaniformes. Ceux-ci, d'après les marqueurs du chromosome masculin Y, se seraient séparés de l’ancêtre paternel de tous les hommes de la culture de Yamna en -4100, soit un peu moins de 1000 ans avant la naissance de cette culture.
Le lignage R-P312 du Campaniforme ne correspond pas aux marqueurs des peuples balto-slaves et indo-aryens qui appartiennent à des sous-clades du lignage R-Z645, lointainement apparenté. Les populations ayant porté le marqueur R-P312 ne semblent pas avoir non plus parlé l’ancêtre des langues germaniques.
L’espace nord-européen où les langues germaniques sont attestées le plus anciennement (sud de la Scandinavie, bords de la mer Noire) est marqué par la migration d’une population avec un marqueur distinct mais très proche de celui du Campaniforme, le lignage R-U106. Il a été identifié dès -2100 au sud de la Suède actuelle d’après un squelette dont l’ADN a été séquencé.
Quand au Campaniforme, caractérisé par le marqueur patrilinéaire R-P312, apparu comme on l'a vu en Bohême vers -2800, il semblerait qu'il ait constitué au départ une tribu qui a rapidement cru en nombre et s’est divisée en au moins trois courants.
Les porteurs de la lignée R-L21, descendant direct de l’haplogroupe R-P312, ont envahi les îles britanniques, où le marqueur est toujours très important (très majoritaire en Irlande), en passant la Manche via de petites barques retrouvées par l’archéologie, diffusant au passage le marqueur dans le nord de la France.
Deux autres grands lignages se sont diffusés dans le cadre de l’expansion de cette culture et de ces populations :
• Le R-DF27 vers la péninsule ibérique et le sud de la France,
• Le R-U152 en Europe centrale et dans l’espace alpin, parfois de manière épisodique jusqu’en Lorraine.
Ces deux derniers lignages descendent d’un ancêtre commun ayant vécu autour de -2500 en plein Campaniforme. Le R-L21 (îles britanniques) s’est séparé d’eux peu avant.
Les descendants des Campaniformes
Une manière de comprendre quelle(s) langue(s) parlaient les Campaniformes est d’observer leurs descendants. Il semble que cette population ait parlé une langue issue de la matrice proto-italo-celtique, dont descendent à la fois les langues celtes et italiques, mais aussi d’autres langues de l’Antiquité comme le lusitanien, langue parlée encore lors de la conquête romaine de la péninsule et attestée par des écritures.
Cette langue lusitanienne était parlée dans l’ouest de la péninsule ibérique, dans une région à cheval entre ce qui est aujourd’hui l’Estrémadure (région de l’ouest de l’Espagne) et le centre du Portugal. Elle présentait des caractères à la fois proches des langues celtes et du latin, ce qui la rend inclassable. Des linguistes ont évoqué une langue « para-celtique ».
Plus généralement, il fait peu de doutes que c’est au sein d’une population portant le marqueur R-U152 qu’est né le rameau italo-celtique. Cela découle de la présence très majoritaire de ce marqueur dans l’ADN de squelettes masculins séquencés de Latins et de Gaulois de l’âge du Fer (Ier millénaire avant J.-C.), son extension depuis l’Europe centrale lors de la fin de l’âge du Bronze vers le reste de l’Europe de l’ouest.
Les analyses paléogénétiques montrent que la péninsule ibérique a été touchée dans son ensemble par l’invasion steppique, même si les langues locales comme les langues basques, la langue ibère (parlée du sud-est de la péninsule ibérique au Languedoc actuel) ainsi que la langue de Tartessos, au sud-ouest de la péninsule ibérique, ont survécu à l’invasion. Il est très probable qu’il a existé un continuum des dialectes et langues du rameau italo-celtique en Europe occidentale, avant l’essor des langues celtes qui ont assimilé toutes ces langues.
Dans le reste de l'Europe occidentale, les données archéologiques montrent que de nombreuses cultures locales ont succédé directement au phénomène campaniforme pendant l’âge du Bronze. La culture du Wessex a ainsi succédé au campaniforme dans les îles britanniques et les populations qui la composent sont indistinguables de celles du Campaniforme.
Sur la façade atlantique, l’âge du Bronze atlantique met en relation par les réseaux de commerce maritimes ce qui est aujourd’hui le Portugal à la mer du Nord. Dans le sud-est de la péninsule ibérique, la culture d’El Argar, fortement hiérarchisée, présente déjà les caractéristiques d’un proto-État. En Europe centrale, à l'âge du Bronze, la culture d’Únetice succède directement au Campaniforme local de -2300 à -1600 environ.
Ainsi, la culture campaniforme, révélée par l'archéologie et éclairée par la paléogénétique et la linguistique, nous renseigne sur les Indo-Européens qui ont occupé la pointe occidentale de l'Europe il y a 4500 ans. Ce sont les ancêtres linguistiques des Celtes et des Italiques. Nous leur devons nos langues romanes et celtiques ainsi que la langue lusitanienne qui a disparu durant l'ère romaine. Ce sont sans doute aussi pour une bonne part nos ancêtres génétiques. Les Germains et les Slaves, qui ont occupé le coeur du continent bien plus tard, relèvent d'une autre branche indo-européenne.
Berlin, capitale de la nouvelle Europe
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Hbrunel (12-12-2023 12:13:38)
Ardu mais passionnant article!