Les sœurs Brontë

Les sanglots déchirants de l'écriture

La littérature anglaise compte dans ses rangs un phénomène unique au monde : toute une fratrie d’écrivains diversement célèbres. Les sœurs Charlotte, Emily, Anne mais aussi leur frère Branwell avaient choisi de se servir de leur plume pour rendre supportable une vie de reclus dans la lande du Yorkshire au milieu du XIXe siècle.

Les grandes passions, c’est par procuration qu’ils allaient les vivre, surmontant grâce à l’écriture un quotidien fait de deuils et d’échecs. Ils en ont fait surgir une œuvre à l’originalité sombre qui a pour toujours rendu célèbre le nom des Brontë avec des oeuvres comme La dame du manoir de Wildfell Hall (The tenant of Wildfell Hall, 1837), Les Hauts de Hurlevent (Wuthering Heights, 1847) et Jane Eyre (1847), chefs d'oeuvre de la littérature universelle...

Isabelle Grégor

Samuel Jackson, L'Avon près de Bristol, vers 1830. Agrandissement : Samuel Jackson, Paysage romantique, vers 1830, centre d'art britannique de Yale.

Naissance d'une famille

Le destin est étrange : c'est le fils d'un fermier illettré, doté d'une santé fragile, qui va donner naissance à nos trois sœurs écrivaines, avant de devoir enterrer sa femme et ses 6 enfants.

Originaire d'une famille misérable du nord de l'Irlande, Patrick Prunty parvint, grâce à son amour du savoir et des Lettres en particulier, à s'inscrire au St John's College de Cambridge. C'est alors qu'il choisit de changer de nom, peut-être en hommage à l'amiral Nelson qui vient de recevoir le titre de duc de Brontë.

Maria Branwell, mère des s?urs Brontë. Agrandissement : Portrait de Patrick Brontë, 1860.Délaissant ses outils de forgeron, le jeune Irlandais peut en 1807 commencer une carrière de pasteur méthodiste, totalement dévoué à ses ouailles. Cet homme qui met en avant des convictions affirmées finit par tomber sous le charme d'une jeune fille de bonne famille, Maria Branwell, qu'il épouse en 1812.

Les voilà installés à Thornton, dans le Yorkshire, au centre de l'Angleterre. C'est dans le presbytère de la petite ville qu'ils accueillent, après Maria et Elizabeth, une nouvelle fille, Charlotte, le 21 avril 1816. Viendront très rapidement trois autres enfants : le petit Branwell en 1817 suivi d'Emily, le 30 juillet 1818 et Anne, le 17 janvier 1820. Il faut déménager ! C'est chose faite trois mois plus tard avec l'installation de la famille un peu plus loin, à Haworth. Tous, sauf Anne, y mourront.

Dans une mer de bruyère

Souvent décrit comme un endroit désespérant, Haworth était en fait à l’époque une petite ville active de 5 000 habitants. Le presbytère de deux étages, attenant au cimetière, était relativement bien emménagé et donnait sur la lande, ce paysage des Moors que les sœurs aimaient tant, comme le prouve ce poème d’Emily (1837) :

« Le soleil est couché, à présent l’herbe longue
Oscille, languissante, dans le vent du soir ;
L’oiseau s’est envolé de cette pierre grise
Pour trouver quelque chaud recoin où se blottir.

Il n’est rien, dans tout ce paysage désert,
Qui vienne frapper mon regard ou mon oreille,
Si ce n’est que le vent, là-bas,
Accourt en soupirant sur la mer de bruyères »
.

Paysages des Moors du Yorkshire.

Un choix fatal

La première à succomber est Maria, fragilisée par ses six grossesses. Son veuf, incapable de gérer une telle famille, se met aussitôt à la recherche d'une nouvelle compagne. Ancienne voisine, sœur de collègue, ex-petite amie... Ces dames, comme on pouvait s'en douter, fuient les unes après les autres ce mauvais parti. C'est finalement la sœur de Maria, Elizabeth, qui finit par se dévouer : à 45 ans, elle quitte tout pour venir s'occuper de la maisonnée à laquelle elle va consacrer le reste de sa vie.

Elle apporte soins et bienveillance à des enfants qu'il faut désormais penser à éduquer. Une solution est trouvée pour les plus grandes : un établissement de charité pour filles de pasteurs désargentés vient d'ouvrir à 60 kilomètres. Parfait ! Âgées d'une dizaine d'années, Maria et Elisabeth sont les premières à passer la porte de Cowan Bridge en 1824, suivies rapidement de leurs sœurs.

Le Cowan Bridge School. Agrandissement : plaque des s?urs Brontë.Elles seront donc les premières victimes de cet endroit sordide : elles décèdent l'une et l'autre de tuberculose, conséquence fort probable des terribles conditions de vie offertes par une école qui livre ses pensionnaires au froid et à la faim. Profondément marquée par ce drame, la petite Charlotte de huit ans se souviendra de l'ambiance détestable de Cowan Bridge pour décrire le pensionnat de Lowood où elle enverra son héroïne, Jane Eyre.

Pensionnat d'enfer

D'abord recueillie par sa tante, la petite orpheline Jane Eyre est envoyée dans un orphelinat...

« Quand mes yeux se rouvrirent, on sonnait une cloche ; toutes les jeunes filles étaient debout et s'habillaient. Le jour n'avait pas encore commencé à poindre, et une ou deux lumières brillaient dans la chambre. Je me levai à contre-cœur, car le froid était vif, et tout en grelottant je m'habillai de mon mieux. Aussitôt qu'un des bassins fut libre, je me lavai ; mais il fallut attendre longtemps, car chacun d'eux servait à six élèves.

Le réfectoire était une grande salle basse et sombre. Sur deux longues tables fumaient des bassins qui n'étaient pas propres malheureusement à exciter l'appétit. Il y eut un mouvement général de mécontentement lorsque l'odeur de ce plat, destiné à leur déjeuner, arriva jusqu'aux jeunes filles. La grande classe, qui marchait en avant, murmura ces mots :  »

« C'est répugnant, le potage est encore brûlé.
– Silence ! »
cria une voix […].
J'avalai quelques cuillerées de mon bouillon, sans penser au goût qu'il pouvait avoir ; mais quand ma faim fut un peu apaisée, je m'aperçus que je mangeais une soupe détestable. [...]
De la salle à manger on passa dans la salle d'étude ; je sortis parmi les dernières, et je vis une maîtresse goûter au bouillon ; elle regarda les autres ; toutes semblaient mécontentes ; l'une d'elles murmura tout bas :
« L'abominable cuisine ! c'est honteux ! » (Charlotte Brontë, Jane Eyre, 1847).

 

Quand les « Jeunes Hommes » prennent le pouvoir

Traumatisée par ces deux décès, la fratrie Brontë va se replier sur elle-même dans ce presbytère d'Haworth qui devient son refuge.

Autoportrait de Branwell Brontë, s.d. Agrandissement : Cavalier prussien lors des guerres napoléonniennes en bois peint, XIXe siècle.Charlotte, Emily, Anne et leur frère Branwell y passent des années heureuses, rythmées par les cours dispensés par le père de famille et les quelques visites aux voisins.

Mais en 1826, un simple achat va tout bouleverser : une boîte de douze soldats de bois. Chaque enfant s'empare d'un des « Jeunes Hommes » et en fait rapidement le héros d'histoires rocambolesques. Ainsi, les figurines de Wellington pour Charlotte et de Bonaparte pour Branwell vont servir de point de départ à l'élaboration d'un royaume imaginaire, Angria, qui n'a rien de pacifique puisque les personnages s'y déchirent ou succombent les uns après les autres, tués par leurs propres créateurs.

Un des petits livres des s?urs Brontë, 1829, Londres, British Library. Chez les Brontë, on bataille à coups de descriptions et de poèmes ! Mais attention aux rivalités : en 1831, Emily et Anne créent leur propre univers, baptisé Gondal. Nourris par les lectures de Walter Scott et William Shakespeare, ces « mondes du dessous » sont dotés de lois, d'une histoire et même d'une géographie à la précision étonnante, détaillés dans des milliers de petits feuillets réunis en livres minuscules.

Pendant treize longues années, cette œuvre commune ne va cesser de grossir avant de servir de terreau pour la création des œuvres plus abouties que seront les romans publiés.

Charlotte Brontë, Petit livre, 1826-1828, Londres, British Library.

« Nous voici prêts à nous disperser... »

Au printemps 1830, tous comprennent, dans la chambre où est alité Patrick Brontë, qu'il faut cesser de rêver et songer à l'avenir. Que vont devenir ces adolescents si leur père décède ?

Portrait d'Ellen Nussey par Frederic Yates, XIXe siècle. Agrandissement : Photographie de Roe Head près de Kirklees, Londres, Victoria and Albert Museum.On décide donc d'envoyer Charlotte, l'aînée, à l'école de Roe Head, près de Dewsbury. Elle en revient un an plus tard, riche de l'amitié sans faille d'Ellen Nussey avec laquelle elle va entretenir une riche correspondance.

Pendant ce temps, Branwell est resté au presbytère pour poursuivre ses études de dessin. N'est-il pas destiné à devenir un grand peintre ? Mais comme il faut bien faire entrer l'argent, Charlotte repart à Roe Head comme institutrice, accompagnée cette fois d'Emily.

La jeune fille, fragile et renfermée, ne supporte pas de rester plus de trois mois éloignée d'Haworth. Sa sœur en est bien consciente : « L'épreuve était au-dessus de ses forces. Chaque matin lorsqu'elle s'éveillait, la vision de la maison et de la lande l'envahissait […]. Je compris qu'elle mourrait si elle ne rentrait pas chez elle ».

C'est donc au tour de la petite dernière, Anne, de rejoindre l'école tandis que son frère tente sa chance à l'Académie Royale des Beaux-Arts de Londres. Le rêve fait long feu : sa candidature a-t-elle été finalement refusée ? A-t-il dépensé tout l'argent avant de revenir, piteux, au presbytère ? Toujours est-il que ses projets de publication n'ayant pas plus de succès, il commence à trouver du réconfort dans l'alcool, voire dans l'opium.

« Sauver mon esprit de la tombe »

Considéré souvent comme le « frère maudit », Branwell Brontë ne manquait pas de talent, comme le prouvent ces vers écrits en hommage à sa sœur Maria :

« Quelle était-elle, cette étoile qui semblait s'être levée
Pour m'illuminer et me guider le long du chemin ?
Quelle était-elle, cette forme à la beauté céleste,
Ni effleurée par le temps, ni marquée par le souci,
Ce cœur si tendre auquel je m'agrippais
Pour sauver mon esprit de la tombe où il s'abîme ? »

(cité par Charlotte Brontë, extrait d'une lettre à Mary Taylor, 1845).

Errances

Pendant que Branwell cherche sa voie, ses sœurs tentent de se stabiliser en devenant gouvernantes, poste idéal pour des jeunes filles de bonne famille, cultivées mais sans argent.

George Richmond, Portrait de Charlotte Brontë, 1850, Londres, National Portrait Gallery. Agrandissement : Romain Héger photographié par Constantin Georges, vers 1885.Mais là encore, les expériences tournent court et Charlotte, Emily et Anne se retrouvent de nouveau à Haworth en 1840. Elles s'y sentent cependant moins seules depuis qu'un jeune vicaire, William Weightman, a été désigné pour seconder leur père. Anne, dit-on, ne reste pas insensible...

Charlotte, également, découvre le sentiment amoureux en côtoyant Constantin Heger qui gère l'école qu'elle a intégrée, avec Emily, à Bruxelles en 1842. Mais le professeur est marié, et Charlotte doit repartir à Haworth pour réconforter, un fois de plus, son frère.

Renvoyé d'un poste dans les chemins de fer, certainement pour s'être servi dans la caisse, il est devenu précepteur mais a eu la mauvaise idée de tomber amoureux de la mère de son élève. Fin 1845, tous les enfants Brontë ont réintégré un foyer de nouveau frappé par le deuil : le vicaire Weightman puis la tante Elizabeth sont morts. Il faut rapidement trouver une autre solution pour se créer un avenir.

Tableau de lectrices

Dans Jane Eyre (1847), Charlotte décrit une scène qui lui a certainement été inspirée par les calmes soirées vécues au sein du presbytère...

« Nulle part je n’avais vu des visages comme les leurs et pourtant, en les regardant attentivement, j’eus l’impression d’avoir une connaissance intime de chacun de leurs traits. Je ne peux pas les qualifier de belles, elles étaient trop pâles et trop graves pour mériter ce mot. Chacune penchée sur un livre, elles avaient l’air pensif, presque sévère […]. La scène était aussi silencieuse que si elles avaient toutes été des ombres et l’appartement éclairé un tableau. Si calme que j’entendis les cendres tomber de la grille, le tic-tac de l’horloge dans son coin sombre, et je crus même distinguer le cliquetis des aiguilles de la tricoteuse ».

De bien mystérieux frères

Et pourquoi ne pas ouvrir une école dans le presbytère ? Le vieux projet est remis au goût du jour, les annonces sont publiées, il n'y a plus qu'à attendre les élèves. En vain... La solution, c'est Charlotte qui va la trouver, cachée dans la petite chambre de sa sœur Emily.

Charlotte Brontë, Manuscrit de Jane Eyre, 1847, Londres, British Library.Elle en redescend avec un carnet de poèmes : « Je parcourus ce volume et fus saisie par quelque chose qui dépassait la surprise, une conviction profonde que ce n'était pas là des épanchements ordinaires ». Quelques mois plus tard, c'est un recueil rassemblant les vers des trois sœurs qui est publié, à leur frais.

Qu'importe si seulement deux exemplaires sont vendus ! Les jeunes filles ont compris qu'elles avaient de l'or entre les mains et se lancent dans une intense activité créatrice : Charlotte noircit les feuilles du Professeur (1858), Emily travaille dans son coin au manuscrit des Hauts de Hurlevent (1847) et Anne donne vie à Agnes Grey (1847).

Mais c'est Charlotte avec son Jane Eyre, paru le premier, qui va apporter quelque argent à la famille. Pour la célébrité, il faut encore attendre puisque les sœurs ont décidé de devenir des frères en se cachant sous des pseudonymes masculins : Currer, Ellis et Acton Bell.

Rochester et Jane Eyre, d'après un dessin de Frederick Walker, 1899.

Comme autant de rêves

Pendant que le tout Londres littéraire s'interroge, à 350 kilomètres de là, Branwell meurt dans les bras de son père, victime de l'alcool et de la tuberculose, à seulement 31 ans. Cet « homme qui avait perdu son chemin dans le brouillard » selon son ami Francis Grundy, n'aura pas eu le temps de laisser son talent mûrir.

Branwell Brontë, Portrait d'Anne, Emily et Charlotte. Le visage de Branwell, au centre, a été effacé. 1834, Londres, National Portrait Gallery.Il laisse derrière lui le célèbre portrait peint de ses sœurs, sur lequel il a effacé son propre visage, mais aussi des poèmes de qualité et un roman inachevé, au titre évocateur : Et ceux qui sont las se reposent.

Déjà ébranlée par la mort de son frère, Charlotte ne sait plus que faire en comprenant que sa sœur Emily, elle aussi, est malade. A-t-elle pris froid à l'enterrement de Branwell ? À peine trois mois plus tard, le 19 décembre 1848, la tuberculose l'emporte à son tour.

La maladie ne s'arrête pas là, puisque c'est à présent la petite dernière, « la humble Anne », qui montre des signes d'affaiblissement. Celle qui était la plus croyante de la fratrie tente bien de se battre, s'accrochant à l'espoir d'être soulagée par un séjour à la mer dans la station balnéaire de Scarborough. Mais, comprenant qu'elle ne peut lutter, c'est avec une « force d'âme peu commune » selon son médecin qu'elle s'éteint à son tour, le 28 mai 1849.

Elle non plus n'aura pas eu le temps de développer une œuvre qui s'annonçait audacieuse : son livre, La Recluse de Widfell Hall (1848) où elle met en scène une mère de famille quittant son mari débauché, est considéré comme un des tout premiers romans féministes. Charlotte reste donc seule : « Tout est fini. Branwell – Emily – Anne ont passé comme autant de rêves » (Lettres de la famille Brontë).

Le masque tombe

C'est l'histoire d'une orpheline qui prend son destin en main... L'intrigue de Jane Eyre pourrait résumer la vie de son auteur. Les différents deuils qui la touchent ne freinent pas Charlotte, au contraire. Reprenant les feuilles qui composaient son roman Shirley (1849), alors inachevé, elle se lance dans un nouveau chapitre au titre éloquent : « La vallée de l'ombre et de la mort ».

Lotten Dorsch dans le rôle-titre de Jane Eyre au Nya teatern à Örebro en Sude, 1881. Agrandissement : Vous êtes tout à fait un être humain, Jane ? Vous en êtes certain ? Illustration de F. H. Townsend, seconde édition de Jane Eyre, 1897.L'histoire se déroule dans une région qui ressemble fort au Yorkshire ; les lecteurs commencent d'ailleurs à reconnaître les villes et même certains habitants. L'étau se resserre sur Charlotte qui doit finalement renoncer à son anonymat. A quoi bon, puisque ses sœurs ne sont plus là... Poussée par son éditeur George Smith, elle en profite pour découvrir la vie mondaine à Londres tout en ne s'éloignant jamais trop longtemps d'Haworth où vit toujours son père.

C'est par son intermédiaire qu'elle rencontre le vicaire Arthur Bell Nicholls qui, désireux de se marier, va lutter pendant des mois contre l'opposition à la fois de M. Brontë père mais aussi d'une Charlotte très réticente. Refuse-t-elle, à la façon d’une féministe avant l’heure, de céder une once de sa liberté ?

Finalement, elle accepte en 1854 et semble enfin trouver un équilibre en tant qu'épouse, écrivain (Villette, 1853, Emma, inachevé) et future mère. Mais, entre nausées et dénutrition, la grossesse se passe mal et Charlotte finit par succomber d'épuisement le 31 mars 1855, à 38 ans. Seul survivant de la famille, son père ne mourra que 6 ans plus tard, à 85 ans.

Écrire dans la rage

S'interrogeant sur la place des femmes dans le monde de l'écriture, l'écrivain britannique Virginia Woolf regrette que Charlotte Brontë n'ait pu laisser parler son talent...

« J’ouvris Jane Eyre au chapitre douze et mes yeux furent attirés par la phrase “Me blâme qui voudra.” De quoi blâmerait-on Charlotte Brontë ? me demandais-je. […] quand on lit [ses romans] et qu’on relève ce qui s’y agite, cette indignation, on voit qu’elle ne parviendra jamais à exprimer entièrement et complètement son génie. Ses livres seront déformés et tordus. Elle écrira dans la rage ce qu’elle devrait écrire dans la sérénité. Elle écrira sur elle quand elle devrait écrire sur ses personnages. Elle est en guerre avec son sort. Comment pouvait-elle ne pas mourir jeune, crispée et contrariée ? [...]
Elle savait – qui le savait mieux qu’elle – combien son génie aurait profité, avec quelle ampleur, s’il ne s’était pas consumé en visions solitaires sur l’horizon des champs ; si l’expérience et le dialogue et le voyage lui avait été accordés. Mais ils ne lui étaient pas accordés ; ils étaient inaccessibles ; et nous devons accepter le fait que tous ces bons romans, Villette, Emma [de Jane Austen], Les Hauts de Hurlevent, Middlemarch [de George Eliot], furent écrits par des femmes qui n’avaient pas plus d’expérience de la vie que celle qui pouvait entrer dans la maison d’un respectable pasteur ; écrits aussi dans le salon commun de cette respectable maison et par des femmes si pauvres qu’elles ne pouvaient se permettre d’acheter plus de quelques ramettes de papier sur lesquelles écrire Les Hauts de Hurlevent et Jane Eyre »
(Une Chambre à soi, 1929).

Un romantisme déchirant

On considère qu’avec les Hauts de Hurlevent (1847), Emily donne jour à un des derniers grands romans du romantisme européen.

Lawrence Olivier dans le rôle d'Heathcliff, Wuthering Heights (Les Hauts de Hurlevent) de William Wiler, 1939. En 1847, ce mouvement commençait en effet à succomber sous les coups du réalisme dont on trouve des échos dans l’œuvre de Charlotte (Le Professeur, 1846) et d’Anne (Agnes Grey, 1847).

Mais Emily, nourrie par les grands poètes romantiques et les romans gothiques, préfère prendre pour toile de fond les paysages de sa lande pour y faire évoluer des êtres solitaires et torturés. C’est ainsi qu’Heathcliff, héros des Hauts de Hurlevent, est devenu l’archétype du personnage complexe, à la fois cruel et pitoyable, qu’on adore détester mais qu’on voudrait bien aimer.

Il fut d’ailleurs reproché à Emily de proposer des individus à la mentalité trouble et au comportement particulièrement repoussant, n’offrant au lecteur aucune lueur d’espoir à laquelle se raccrocher.

Photo du film Wuthering Heights (les Hauts de Hurlevent), publiée sur la couverture du National Board of Review Magazine, 1939. Agrandissement : Sir Laurence Olivier et Merle Oberon, Wuthering Heights, 1939.On s'étonna aussi que la jeune fille, qui vivait très isolée, ait pu imaginer cette histoire d'amour fou, d'une violence rare, entre deux écorchés vifs que l'orgueil interdit d'aller vers l'autre. Voici par exemple la réaction d'Heathcliff apprenant la mort de sa chère Catherine :

« – Puisse-t-elle se réveiller dans les tourments ! cria-t-il avec une véhémence terrible, frappant du pied et gémissant, en proie à une crise soudaine d’insurmontable passion. Elle aura donc menti jusqu’au bout ! Où est-elle ! Pas là… pas au ciel… pas anéantie… où ? Oh ! tu disais que tu n’avais pas souci de mes souffrances. Et moi, je fais une prière… je la répète jusqu’à ce que ma langue s’engourdisse : Catherine Earnshaw, puisses-tu ne pas trouver le repos tant que je vivrai ! Tu dis que je t’ai tuée, hante-moi, alors ! Les victimes hantent leurs meurtriers, je crois. Je sais que des fantômes ont erré sur la terre. Sois toujours avec moi… prends n’importe quelle forme… rends-moi fou ! mais ne me laisse pas dans cet abîme où je ne puis te trouver. Oh ! Dieu ! c’est indicible ! je ne peux pas vivre sans ma vie ! je ne peux pas vivre sans mon âme !
Il frappa de la tête contre le tronc noueux ; puis, levant les yeux, se mit à hurler, non comme un homme, mais comme une bête sauvage frappée à mort de coups de couteaux et d’épieux »
.

Une Emily trop belle pour être vraie

Mieux vaut ne pas imaginer ce qu'Emily Brontë, jeune femme discrète et solitaire, aurait pensé du film que lui a consacré récemment Frances O'Connor.

Affiche du film Emily de Frances O'Connor, actuellement au cinéma.Dans cet Emily (2022), elle ressemble plus à une banale adolescente rebelle qu'à une écrivaine en devenir. Certes, on comprend bien, vu l'insistance avec laquelle on le sous-entend, qu'elle s'est inspirée des paysages de sa jeunesse, paysages d'ailleurs qui ne sont guère mis en valeur ici puisqu'ils restent noyés sous une pluie continuelle. Pas un brin de bruyère fleurie à l'horizon !

Mais qu'en est-il du personnage de Heathcliff ? Repoussons tout de suite l'hypothèse du beau vicaire qui tombe, de façon totalement aberrante, dans les bras d'Emily, incarnée par la (trop) jolie Emma Mackey : il manque cruellement de personnalité et n'est qu'un pâle reflet de celui qui avait bien plu à sa sœur Anne. Faut-il alors suivre l'hypothèse, déjà émise par les spécialistes, que son frère Branwell aurait été le modèle de son héros ? Dans ce cas le comédien, qui rend le personnage plutôt sympathique et donc nullement démoniaque, est bien mal choisi.

Finalement, la réalisatrice est tombée dans le piège consistant à raconter l'histoire d'une jeune femme... sans histoire ! Parce qu'Emily Brontë a eu une vie lisse, Frances O'Connor a été obligée d'aller chercher dans Les Hauts de Hurlevent (l'épisode de l'espionnage des voisins, par exemple) ou dans les archives familiales de quoi nourrir près de 2h10 de film.

C'est ainsi que la cohabitation inoffensive des Brontë avec le vicaire Weightman devient une folle histoire de passion cachée digne des meilleures séries à l'eau-de-rose ! On en vient à se demander si, en fin de compte, le personnage le plus intéressant de ce film n'est pas... Charlotte ! Mieux vaut donc oublier ce long et ennuyeux hommage et revoir le film d'André Téchiné, Les Soeurs Brontë (1979), dans lequel Isabelle Adjani joue une Emily bien plus ambiguë, certainement plus proche de la personnalité de la recluse d'Haworth.

Bibliographie

Jean-Pierre Ohl, Les Brontë, éd. Gallimard (« Folio biographies »), 2019.


Épisode suivant Voir la suite
Au théâtre
Publié ou mis à jour le : 2023-04-20 14:08:51
Cédric D. (20-04-2023 11:22:40)

Cet article est passionnant, et remarquablement bien écrit ! J'ai été transporté au milieu des bruyères et des landes pendant tout le temps de la lecture... Un grand merci à vous.

Respectez l'orthographe et la bienséance. Les commentaires sont affichés après validation mais n'engagent que leurs auteurs.

Actualités de l'Histoire
Revue de presse et anniversaires

Histoire & multimédia
vidéos, podcasts, animations

Galerie d'images
un régal pour les yeux

Rétrospectives
2005, 2008, 2011, 2015...

L'Antiquité classique
en 36 cartes animées

Frise des personnages
Une exclusivité Herodote.net