2023 vu par un historien du Moyen Âge

Le regard d’Ibn Khaldoun sur Prigojine et les banlieues françaises

13 août 2023 : quel rapport, sinon la coïncidence, entre le soulèvement de Prigojine en Russie et nos émeutes de banlieue ? Ce sont en fait des phénomènes largement homologues, avec cependant une considérable différence. Le point commun, c’est que tout vient désormais, partout dans le monde, des progrès de la « sédentarisation » pour le dire comme le grand penseur arabe Ibn Khaldoun (1332-1406)...

En termes modernes, notre « sédentarisation » tient aux progrès foudroyants, dans le dernier demi-siècle surtout, de l’urbanisation, de la scolarisation, et de la maîtrise universelle de la fécondité des couples.

Ces évolutions positives contribuent cependant à désarmer et à désolidariser l’immense majorité des sociétés, en Russie comme aux Etats-Unis, en France comme en Inde ou en Chine, au Brésil comme en Turquie ou en Iran. C’est ce mouvement qui crée, par contraste, une dénivellation « tribale » dans les parties du territoire et de la population moins désarmées et moins désolidarisées – les banlieues, les prisons, les cartels de la drogue, telle ou telle ethnie périphérique, comme les Kurdes en Turquie ou les Arabes du Darfour au Soudan… Prigojine en vient, nos émeutiers aussi...

Avec les solidarités, l’immense majorité des « sédentaires », qui vit sous la tutelle bienveillante de l’État, perd les repères de l’autorité. Nos sociétés ne visent plus qu’à l’épanouissement individuel, pour lequel toute autorité est obstacle. Les idées de nation et de progrès ont soutenu pendant deux siècles nos républiques dans la quête de la prospérité et du bonheur. Elles s’étiolent aujourd’hui sans que rien ne les remplace.

On se trompe en revanche en se lamentant sur la perte de l’autorité dans les marges de nos sociétés. Nos institutions s’effondrent en effet dans le mépris des tribus qui s’y forment – nos écoles, nos mairies, nos médiathèques ou nos commissariats brûlent. Mais les tribus ont le culte du chef brutal. Avant qu’il ne trouve en Poutine son maître, Prigojine était le héros radical d’une Russie marginale, comme le sont dans nos banlieues les caïds de la drogue, ou en Amérique latine les chefs des grands cartels.

Il existe cependant une différence fondamentale entre la Russie de Prigojine et la France des émeutes. C’est que Prigojine, mis en minorité, n’a pas de bastion de repli, ethnique ou idéologique, où se réfugier. Il est Russe, comme ses ennemis les chefs de l’armée, et il n’a pas d’autre idéologie que la leur, c’est-à-dire le nationalisme russe. Il n’y a pas de « dénivellation tribale » durable entre ses adversaires et lui. C’est pourquoi il est abandonné en quelques heures par ses troupes, pratiquement, semble-t-il, sans que ses adversaires aient à tirer un coup de fusil. La fermeté de Poutine a aisément prévalu. C’est lui le chef.

En revanche nos émeutiers ont un refuge : la différence ethnique (Maghreb, Afrique) et idéologique (l’islam ou la couleur de peau), qui relève de l’idéologie bien plus que de la « réalité ». D'aucuns soulignent ainsi le rôle de l’islam, du jihâd, dans les événements des dernières semaines. Beaucoup d’émeutiers profèrent à tout propos des « Pardieu »wa-llah – qui sont passés dans la langue des « quartiers ». Il est en outre indéniable que l’islam donne historiquement à ses croyants une bien plus large autorisation d’user de la violence contre les Infidèles que le christianisme ou le bouddhisme, même si cette agressivité n’est aujourd’hui mise en œuvre que de façon marginale.

En revanche, le sentiment de la différence, de l’étrangeté, le « séparatisme », pour le dire comme Emmanuel Macron, est en train de gagner les minorités, si ce n’est déjà fait. Le pays qui brûle n’est pas tout à fait, ou pas du tout, le leur. Cette sécession de fait peut durer des dizaines d’années, et offre aux autorités violentes de ces tribus nouvelles une chance de succès et de conquête, à mesure que la dissolution des solidarités et le désarmement des majorités affaiblissent l’État.

Nous sommes donc, de ce point de vue, dans une situation beaucoup plus grave et dangereuse que la Russie.

Gabriel Martinez-Gros
Publié ou mis à jour le : 2023-08-12 17:26:46

Voir les 9 commentaires sur cet article

mcae.fr (15-08-2023 15:28:39)

Notre société de slogans et de propagande ne sait justifier ses actions que par le passé récent, ce qui nous fait perdre le fil des vérités historiques. L’article recherche une explication co... Lire la suite

Hélène (14-08-2023 08:04:23)

Un tel article a ceci d’intéressant qu’il suscite la réflexion quant à la justesse de ses propos(itions) et stimule ainsi le « debate » (au sens anglais d’argumentation) offert par les co... Lire la suite

Christian (14-08-2023 06:02:26)

"La fermeté de Poutine a aisément prévalu"... Je n'en suis pas si sûr. La "fermeté" personnelle de Poutine ne s'est guère manifestée lors du putsch manqué de Prigojine, qui n'a échoué que pa... Lire la suite

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