Monstrueux ! Quel autre terme pourrait-on choisir pour qualifier l'art de Francis Bacon ? Personne ne peut en effet rester indifférent face aux visages déformés et aux corps mutilés qui caractérisent les œuvres du peintre britannique. Déjà présenté comme l'« artiste vivant le plus important » de son temps il n'a, près de trente ans après sa disparition, rien perdu de son pouvoir de fascination.
Pour mieux comprendre comment ses créations peuvent à la fois attirer et rebuter le spectateur, allons de Dublin à Madrid revivre avec lui la genèse d'une œuvre qu'on ne peut oublier.
Un garçon fragile
Un « salaud de père » : c'est ainsi que Francis Bacon désigna Edward, cet entraîneur de chevaux anglais qui lui a permis de venir au monde en Irlande, le 28 octobre 1909. L'ancien militaire ne porte d'ailleurs que peu d'intérêt à son second fils, jeune garçon souffreteux incapable de suivre une scolarité normale à cause d'un asthme sévère.
Délaissé par sa mère, il passe ses premières années entre le Dublin des temps troublés et le Londres de la Grande Guerre. À cette enfance faite de solitude succède une adolescence marquée par des tensions familiales qui aboutissent à une rupture totale, en 1925. Voici comment Bacon a raconté l'épisode : « Un jour, mon père m'a surpris en train d'essayer la lingerie de ma mère. Je devais avoir 15 ou 16 ans. Il m'a chassé de la maison ».
Le voilà sténographe, standardiste, cuisinier... Tout est bon pour survivre en profitant de toutes les possibilités offertes par le Londres des années 20.
Mais la capitale anglaise semble bien sage en comparaison de Berlin que notre jeune avide de plaisirs découvre quelques années plus tard. C'est là qu'il apprend à accepter son homosexualité et à oublier qu'elle reste un crime dans son pays.
En 1927, on le retrouve à Paris où il connaît un véritable choc culturel face au Massacre des Innocents de Nicolas Poussin. Il est fasciné par le « plus beau cri de toute la peinture », tout comme il ne peut oublier l'émotion ressentie devant les tableaux de Picasso. À 20 ans, il n'a plus de doute : même s’il n’a aucune formation, il sera peintre.
Le trouble et l'inquiétude
Dans le bouillonnement de l'entre-deux-guerres, le jeune Londonien s'empresse de se nourrir de toutes les influences possibles, du réalisme au surréalisme, de l'abstraction au cubisme. Il est particulièrement sensible à l'architecture qui lui inspire les premiers meubles créés dans le petit garage qu'il a transformé en atelier de décoration. C'est là qu'il organisera ses premières expositions avec l'aide du peintre Roy de Maistre qui l'incite à mettre la main au pinceau.
Notre grand timide, qui se définira comme un « débutant tardif en tout », finit par se faire remarquer en 1933 grâce à la figure fantomatique de sa Crucifixion. Le succès est de courte durée puisque l'exposition suivante, dans le sous-sol d'un ami, incite le Times à s'interroger sur sa peinture : véritable art ou simple défoulement ?
Pour Bacon, l'urgence est de trouver de l'argent pour alimenter cette soif du jeu qui le plonge dans une vie de bohème. Les années de guerre le trouvent dans son atelier transformé en lieu de mondanité consacré au jeu, au vin et aux débats sur l'art. Le jouisseur y vit avec Nanny, la vieille bonne de son enfance qui l'a suivi dans ses errements.
On ne saura jamais ce qu'elle a pensé de ses Trois études pour des figures au pied d'une crucifixion (1944), œuvre qu'il a réalisée « dans le but délibéré de créer un trouble et de l'inquiétude ».
Pour le peintre de 35 ans qui a détruit la majeure partie de ses créations précédentes, le triptyque marque le véritable début de sa carrière. Il a trouvé un style, il peut laisser libre cours à ses angoisses.
En avril 1945, le critique John Russel visite la galerie qui expose les Trois études pour des figures au pied d'une crucifixion de Francis Bacon.
« Certains en sortirent à peine rentrés : juste à droite de la porte se trouvaient des images tellement angoissantes que l'esprit se bloquait à leur vue. Leur anatomie était moitié humaine moitié animale, et elles étaient enfermées dans un espace aux proportions étranges, au plafond bas, sans ouverture. Elles pouvaient mordre, creuser et sucer ; leurs cous étaient longs comme des anguilles, mais en dehors de cela leur fonctionnement était mystérieux. [...] Les trois figures avaient en commun une voracité sans âme et une gloutonnerie automatique et incontrôlée, une puissance de haine à la fois délirante et indifférenciée. Toutes étaient comme acculées dans un coin, n'attendant que le moment où elles pouvaient faire tomber le spectateur à leur niveau. Ce fut une consternation générale » (John Russel, Francis Bacon, 2004).
Le cri
Les années d'après-guerre sont pour l'artiste celles des rencontres qui vont lui permettre de multiplier les expositions et de se faire un beau carnet d'adresses, notamment auprès des grands collectionneurs et galeristes.
Parmi ceux-ci, Erika Brausen devient sa plus fidèle représentante en faisant connaître sa toile Peinture 1946 qu'elle parvient à vendre en 1948 au Museum d'Art moderne de New York.
Les amitiés de l'époque sont aussi celles qu'il se fait dans les milieux branchés de Londres où il rencontre artistes, critiques d'art et amants. Ce monde en ébullition stimule sa création et l'aide à trouver un style propre : rejetant la recherche de la ressemblance, il veut s'adresser « directement au système nerveux », quitte à maltraiter et déformer les images qui lui viennent à l'esprit, à « prendre la réalité par surprise ».
En découle dans les années 1948-1950 toute une série de Têtes mutilées qui annoncent sa célèbre Étude d'après Velasquez (1950). Pour en arriver à ce chef-d’œuvre et à la quarantaine de versions qui vont suivre, Bacon achète tous les livres où le Portrait d'Innocent X, peint par Velasquez en 1650, apparaît.
Ce n'est en effet pas tant le tableau de l'Espagnol qui l'intéresse mais sa reproduction photographique qui lui permet de prendre de la distance avec l'original ; il peut dès lors mélanger son image avec celle d'une femme hurlant qui l'a marqué lors du visionnage du Cuirassé Potemkine d'Eisenstein. Il lui suffit enfin d'enfermer son personnage dans une sorte de cube, souvenir de sa passion pour l'architecture, pour relever son défi : « Peindre le cri plutôt que l'horreur ».
Si Francis Bacon, en tant que grand lecteur, s’est largement inspiré de la littérature pour créer son œuvre, il a aussi donné des idées à des écrivains, comme ici Mario Vargas Llosa qui fait parler le « personnage » d’un de ses tableaux.
« J’ai perdu l’oreille gauche d’un coup de dent, en luttant avec un autre humain, je crois. Mais par la mince fente qu’il me reste, j’entends clairement les bruits du monde. Je vois aussi les choses, quoique obliquement et avec difficulté. En effet, même si de prime abord elle n’y ressemble pas, cette excroissance bleuâtre, à gauche de ma bouche, est un œil […]. Ma plus grande source d’orgueil est ma bouche. Il n’est pas vrai qu’elle soit grande ouverte parce que je hurle de désespoir. Je l’ouvre ainsi pour montrer mes dents blanches et aiguisées. Qui ne les envierait ? […] Je ne suis pas malheureux et refuse que l’on ait pitié de moi. Je suis comme je suis et cela me suffit. Savoir que les autres sont pires est une grande consolation, évidemment. […] J’ai survécu, et en dépit des apparences, je fais partie de la race humaine.
Regarde-moi bien mon amour.
Reconnais-moi, reconnais-toi » (Mario Vargas Llosa, Éloge de la marâtre, 1990).
Déploiement de violence dans l'écurie
En 1961, Francis Bacon trouve l'atelier de ses rêves dans le modeste quartier londonien de South Kensington, dans d'anciennes écuries qu'il va peu à peu transformer en chaos dédié à la création.
Objets divers, livres et photographies déchirées tentent de s'y faire une place au milieu de murs couverts d'essais de couleurs, témoignage d'un véritable corps-à-corps avec la peinture. C'est ici, avec une énergie rare, qu'il travaille de l'aube à midi jusqu'à ce que la toile lui plaise, évitant la destruction qui attend ses ébauches ratées.
Est-ce parce que l'endroit, étroit, ne lui permet pas de prendre du recul pour observer ses toiles, notamment ses triptyques, qu'il aime courir à ses propres expositions ? On peut y découvrir les thèmes qu'il affectionne particulièrement comme le nu qu'il met en scène dans des contextes triviaux.
Les personnages sont surpris, de dos, dans des espaces fermés. On les découvre installés devant un lavabo, voire sur une cuvette des toilettes, trône dérisoire de l'Homme avant qu'il ne devienne que chair, comme celle des dépouilles d'animaux qui déchirent ses toiles.
Ainsi ses Trois études pour une crucifixion de 1962 associent des corps rompus et une carcasse de viande pour rappeler la cruauté de la Passion et la violence de la vie humaine. Ces formes apparaissent sur un fond orangé violent, contrastant avec les couleurs sombres adoptées jusqu'alors.
On peut y voir l'influence de la lumière du Maroc où il multiplie les séjours auprès de son compagnon Peter Lacy. Mais celui-ci, malade, meurt quelques heures avant le vernissage de la grande exposition organisée à la Tate Gallery, sombre avant-goût de la mort d'un autre amant du peintre, George Dyer, qui se suicide le jour de l'ouverture de la grande rétrospective de Paris, en 1971.
Le monstre sacré
Les années 70 voient l'artiste s'installer dans le succès : les expositions se multiplient, des prix prestigieux lui sont accordés et le public accueille avec enthousiasme ses œuvres présentées au Grand Palais, honneur rarement accordé à un artiste encore vivant.
La capitale française lui ouvre les bras, et il choisit de s'y installer, place des Vosges, aux côtés de celui qui l'accompagnera jusqu'à la fin de sa vie, John Edwards. Intellectuels et critiques d'art se penchent sur son œuvre, à l'exemple de Michel Leiris ou Gilles Deleuze. Londres, Tokyo et même Moscou s'arrachent « la légende Bacon ».
Cette période faste qui en fait le peintre le plus cher au monde est assombrie par des deuils de plus en plus fréquents qui lui inspirent des figures plus solitaires et nombre d'autoportraits, par défaut, expliqua-t-il : « Je déteste mon propre visage. J'ai fait beaucoup d'autoportraits car les gens autour de moi mourraient comme des mouches et je n'avais personne d'autre à peindre que moi-même » (1975).
Les années qui passent ne parviennent pas à lui enlever son énergie créatrice et même si son langage pictural se simplifie, il poursuit son œuvre sans relâche, toujours en quête d'évolution.
Le voici qui adopte la peinture en aérosol, comme dans cette étude de taureau qui rappelle ses séjours à Madrid. C'est dans cette ville, le 28 avril 1992, qu'il meurt d'une pneumonie aggravée par son asthme. Celui qui affirmait : « Le jour où j'arrêterai de peindre, ce sera l'heure de ma mort » laisse derrière lui une œuvre hors norme dont on retient surtout la violence, malgré ses dénégations : « La vie est tellement plus violente que tout ce que je peux faire ! ». Il aurait préféré qu'on y trouve ce « désespoir joyeux (exhilarating despair) » qu'il voulait nous apporter par sa peinture, si dérangeante.
Critique d'art et ethnologue, Michel Leiris ne pouvait que se pencher sur les œuvres troublantes de Francis Bacon. Il nous livre ici ses impressions.
« Ce que Bacon a de particulier, c’est que sa présence – qu’il le veuille ou non – saute aux yeux et que l’œuvre porte les marques de son action un peu comme une personne dont la chair garde les cicatrices d’un accident ou d’une agression. Agression, peut-il sembler, contre le modèle soumis à ce traitement impitoyable et agression contre le spectateur qui aisément jugera monstrueuses ces figures qu’on pourrait croire surprises dans la convulsion d’un moment extrême ou réduites par quelque catastrophe à l’état de paquet de muscles. […]
À en juger par l’ensemble de son travail, il semblerait qu’à peu d’exceptions près le désir de toucher le fond même du réel pousse Bacon, d’une manière ou d’une autre, jusqu’aux limites du tolérable et que, lorsqu’il s’attaque à un thème apparemment anodin (cas de beaucoup le plus fréquent, surtout dans les œuvres récentes), il faille que le paroxysme soit introduit du moins par la facture, comme si l’acte de peindre procédait nécessairement d’une sorte d’exacerbation, donnée ou non dans ce qui est pris pour base, et comme si, la réalité de la vie ne pouvant être saisie que sous une forme criante, criante de vérité comme on dit, ce cri devait être, s’il n’est pas issu de la chose même, celui de l’artiste possédé par la rage de saisir. [...]
Intensément vivants, les personnages de Bacon laissent parfois voir leurs dents, petits bouts de squelette, stalactites et stalagmites rocheuses pointant devant la caverne de la bouche. Cela, sans doute, parce qu’on ne saurait, afin de la connaître mieux et d’en goûter toute la beauté, scruter avec acharnement la vie sans arriver – au moins par éclairs – à mettre à nu l’horreur qui se cache derrière les revêtements les plus somptueux » (Michel Leiris, Ce que m’ont dit les peintures de Francis Bacon, 1966).
Bibliographie
Bacon, sous la direction Rudy Chiappini, éd. Skira, 2008.
Bacon en toutes lettres, catalogue de l'exposition au Centre Pompidou, éd. du Centre Pompidou, 2019.
Christophe Domino, Bacon, monstre de peinture, éd. Gallimard (« Découvertes »), 1996.
Une oeuvre, une époque
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