La Croisière jaune

Le défi insensé

Parcourir 12 000 kilomètres, des rives de la Méditerranée à celles de la mer de Chine : quel projet fou ! Mais, en 1931, rien ne semble pouvoir arrêter les équipes de la Croisière jaune, poussées par la passion d'André Citroën.

Embarquez avec elles pour mieux comprendre le surnom de cette épopée : la « croisière héroïque ».

Alexandre Iacovleff, Au Sinkiang, près d'un feu de bivouac, 1934, musée de Saint-Jean-d'Angély.

Un galop d'essai

Pour André Citroën, aucun doute : SA voiture est une révolution. Inspiré par les méthodes de l'américain Ford, il a bien l'intention de faire connaître au plus grand nombre sa Torpedo de 8 CV. Et pour marquer les esprits, il va frapper fort : en octobre 1924 il lance ses véhicules dans une traversée de l’Afrique jusqu’à Madagascar.

Les autochenilles remplissent parfaitement leur contrat en offrant du rêve au public qui peut, à travers récits, photographies, dessins et films, découvrir l'Afrique des années 20. Pour parachever le tout, on donne à l'expédition un surnom efficace : ce sera « La Croisière noire » puisqu'au milieu des mirages du Sahara les voitures semblaient voguer. L'aventure est entrée dans l'Histoire, Citroën peut être satisfait.

Traversée de l'Ouellé pendant la Croisière noire, mars 1925. En agrandissement, Les Membres de l'expédition croisière noire, 1927, musée du quai Branly - Jacques Chirac.

La belle équipe

Pour organiser cette improbable traversée de l’Asie, Citroën va prendre soin de s'entourer d'hommes de confiance, et des meilleurs. Le duo de tête sera composé de Georges-Marie Haardt, ingénieur et administrateur de la société Citroën, et de Louis Audouin-Dubreuil, pilote et méhariste. Le dernier pilier de l'expédition est le tout jeune Victor Point, 27 ans, lieutenant de vaisseau dont la déjà riche expérience de la Chine va s'avérer cruciale. Ils seront épaulés par des experts dans leur domaine, mécaniciens, radios ou cameramen. Ajoutons à ces casse-cou le peintre russe Alexandre Iacovleff, le conservateur du musée Guimet Joseph Hackin et un Jésuite, le révérend Teilhard de Chardin, géologue et paléontologue.

Carte présentant l'itinéraire approximatif (en rouge) puis, en agrandissement, carte avec le tracé du trajet réalisé par la Croisière jaune, cartes tirées de La Croisière jaune d'Ariane Audouin-Dubreuil.

Direction plein Est !

Pourquoi ne pas poursuivre sur cette lancée ? Comme nouveau terrain de jeu, on choisit l'Asie, un continent encore largement méconnu. Ni une, ni deux, l'équipe de la « Croisière noire » se reconstitue pour renouveler l'exploit.

Tous savent que les difficultés seront encore plus grandes : non seulement le chameau reste définitivement mieux adapté que la voiture à ce type de terrain et d'altitude, mais les vieilles voies commerciales traversent aussi des pays instables ou peu accueillants.

Les réseaux diplomatiques se mettent en action tandis que des dépôts de ravitaillement et de matériels sont enterrés sur place. Après deux ans de préparatifs, il ne reste plus qu'à boucler les valises. En route !

Scarabée et popote

Pour lancer une telle expédition, André Citroën ne pouvait qu'avoir totalement confiance dans son matériel. Cette confiance, il l'avait trouvée auprès d'Adolphe Kégresse, ingénieur français qui s'était fait la main à Saint-Pétersbourg où il était responsable des garages impériaux. C’est là qu’il ajouta à des automobiles postales des chenillettes arrière pour créer un véhicule tout-terrain. De retour en France, Kégresse est embauché par Citroën pour développer un système de chenille en caoutchouc sans fin. Son efficacité lors des expéditions africaines lui vaut d'être adopté pour parcourir les routes d'Asie. Ce sont ainsi deux ensembles de 7 voitures, pouvant transporter 5 personnes, qui s'élancent dans l'aventure. Remorques et motos viennent compléter la caravane. Rien ne doit arrêter la Croisière jaune !

Autochenilles Citroën B2 10 HP modèle K1 entre Touggourt et Tombouctou (1922-1923). En agrandissement, photographie du groupe Pamir sur une route désertique en 1931, L?Aventure Peugeot Citroën DS, DR.

Diviser pour mieux vaincre

En décembre 1930, trois mois avant la date choisie, il faut tout reprendre à zéro : les Soviétiques refusent de laisser passer les autos. On va donc diviser la mission en deux groupes qui auront pour objectif de se rejoindre au cœur de la Chine, à Kashgar.

À gauche, partant de Beyrouth, les sept autochenilles légères, démontables, du « groupe Pamir », dirigé par Haardt ; à droite, partant de Pékin, le « groupe Chine » avec Victor Point à la tête de sept engins plus lourds. En mars 1931, enfin, c'est le grand départ ! Très vite pour Haardt, c'est fêtes et réceptions à Beyrouth, Damas, Bagdad et Téhéran.

La caravane prend même le temps de visiter Palmyre et de faire admirer les voitures au futur shah d'Iran. De l'autre côté du continent, les choses se présentent beaucoup moins bien pour Point qui connaît d’incessants problèmes mécaniques. La route promet d'être longue.

Parade militaire en Syrie, 1931. En agrandissement, la Croisière jaune à Palmyre, 1931.

Sous le regard des Bouddhas

Au début de l’été 1931, le « groupe Pamir » s'attaque à l'Afghanistan où il doit affronter des routes à peine tracées, des bandits, une poussière omniprésente et une chaleur infernale qui fait dire à Le Fèvre, chroniqueur de l'expédition : « J'ai le cerveau liquide ! Comment écrire ? ».

L'essence s'évapore dans les tuyaux, chaque passage de cours d'eau est une épreuve de plusieurs jours, chaque kilomètre sur les chemins caillouteux est une victoire. Après avoir admiré les Bouddhas géants de Bamyan, les voici à Shrinagar, dans la vallée du Cachemire, où ils peuvent enfin récupérer vivres et matériels envoyés de France.

Repos et conserves Félix Potin ne seront pas de trop pour entamer une des étapes les plus difficiles du voyage : la traversée de l’Himalaya.

Passage de l'Himalaya, 1931, illustration tirée de La Croisière jaune d'Éric Deschamps. En agrandissement, Femmes Kirghiz et leurs enfants dans l?Himalaya, 1931, Alexandre Iacovleff, ancienne collection Audouin-Dubreuil.

Le piège chinois

Tandis que Haardt s'interroge face au Toit du monde, de l'autre côté Point a bien des raisons de perdre courage : il lui est d’abord bien difficile de gérer la délégation chinoise, sorte d’« équipe de surveillance » que le gouvernement local leur a imposée.

Et puis, comment ne pas s’inquiéter lorsqu'on se retrouve au cœur du désert de Gobi, au milieu de tempêtes de sable, sans plus aucun contact avec l'autre groupe, et que l'on découvre que les caches de ravitaillement ont été pillées ?

Les hommes épuisés doivent vite rallier Sou-Tchéou [Suzhou] où ils sont un temps retenus prisonniers avant de pouvoir enfin reprendre la route vers l’ouest. Mais ce sont des scènes d'horreur qui les attendent dans cette région où la guerre entre Chinois et musulmans ouïghours fait rage.

Il faut cependant poursuivre, traverser la fournaise de la vallée de Turfan pour atteindre Urumqi où un gouverneur chinois tout puissant va de nouveau les retenir.

Prise de vue près de Turfan par l'opérateur Morizet, fin 1931, ancienne collection Audouin-Dubreuil. En agrandissement, Audouin-Dubreuil, Haardt et Point à Urumqi, 1931, ancienne collection Audouin-Dubreuil.

Au pied du mur

Pour « les Pamir », c'est une autre histoire. Ils sont face à l'obstacle suprême, le Toit du monde. Il faut s'alléger : seules deux voitures tenteront le voyage, les autres étant démontées et renvoyées en France avec leurs mécaniciens.

Le 2 juillet 1931, un premier groupe de cavaliers se met en route avec mission d'ouvrir la voie au deuxième groupe qui comprend les autochenilles. Il leur faudra des jours pour parvenir au bout d'une épreuve comprenant traversées de rivières en crue, déblaiement des chemins pierre par pierre et avancées au-dessus du vide sur des corniches étroites...

Au col du Bourzil, ce sont 5 mètres de neige qui mettent encore un peu plus en danger l'expédition, mais à coups de pioche et de tractages par filins, ça passe ! Plus loin, c'est dans la chaleur et les premiers symptômes de dysenterie qu'il faut démonter et transporter les engins à dos d'homme.

Enfin, le 4 août, Haardt peut souffler : il est à Gilgit [nord du Pakistan], il a vaincu les montagnes !

Le Toit du monde. En agrandissement, lamaserie de Sarra-Murren - Deux membres de la cour du Prince Hsi-Hsu-ning, ancienne collection Audouin-Dubreuil.

La jonction

Finalement, le 8 octobre Haardt et ses compagnons voient venir à leur rencontre une partie du groupe « Chine » pour les retrouvailles tant espérées ! Un mois plus tard, tous sont autorisés par les Chinois à s'attaquer à la dernière étape : le désert de Gobi, en plein hiver.

À - 30°, tout gèle, pour continuer à avancer il faut allumer des feux sous les moteurs qui tournent désormais 24 heures sur 24. Par miracle, on retrouve sous la glace les dépôts d'essence qui ont été enterrés des mois auparavant. La traversée du fleuve Jaune, gelé lui aussi, demande trois longs jours d'efforts.

Il leur faut encore subir l’attaque d'un groupe de soldats, traverser la steppe mongole et franchir la Grande Muraille avant d'enfin atteindre, le 12 février 1932, Pékin.

Pause dans le désert de Gobi, décembre 1931, illustration tirée de La Croisière jaune d'Éric Deschamps. En agrandissement, la Grande Muraille, entre Urumqi et Pékin.

Le bout de la route

Commence le temps des réceptions, des discours et des séparations. Audouin-Dubreuil part pour Hanoï, Haardt pour Hong-Kong. Lorsque la nouvelle de sa mort, d'une double pneumonie, tombe le 16 mars, c'est un coup de tonnerre.

« L'Homme est mort mais l'œuvre reste. Ramenez en France le corps de votre chef. Je pleure avec vous », écrit André Citroën aux membres de l'expédition, sous le choc. Seule l'équipe de cinéma continue en Indochine pour faire des prises de vue destinées à en montrer la richesse.

Le reste de la mission, hommes et matériel, embarquent à Saïgon pour la France. Ils parviennent à Marseille le 2 avril 1932 et André Citroën peut enfin rendre hommage au corps de son collaborateur et ami, Haardt.

Sous les projecteurs

C'est la fin de l'aventure humaine, mais pas de la légende de la Croisière jaune qui va devenir un formidable outil de communication.

Couverture de la carte éditée par Citroën au bénéfice de la Société de géographie, s.d. En agrandissement, l'affiche du film La Croisière jaune, 1934, La Contemporaine.Très vite, à peine deux mois plus tard, on organise une exposition alors même que les collections sont encore incomplètes et que Teilhard de Chardin et Hackin, les piliers de l'équipe scientifique, ne sont pas revenus d'Asie.

On multiplie les conférences, on publie le récit de Le Fèvre, on diffuse largement le film La Croisière jaune, un des premiers films sonores au monde qui permet de faire revivre Victor Point. Quatre mois à peine après son retour, le jeune homme vient en effet de se suicider, par amour pour une actrice.

Il laisse aux autres le soin de raconter une aventure hors du commun, qui restera un formidable exploit mécanique mais surtout humain.


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Les expéditions polaires
Publié ou mis à jour le : 2020-11-02 08:36:38
michine (05-11-2020 16:13:54)

J'ai eu grand plaisir à voir le film d'André Sauvage, je crois que c'est un extrait, merci de l'avoir mis

HERAULT (01-11-2020 17:50:54)

André Citroën ne fabrique pas des chevrons ainsi que vous l'indiquez (...fabriquant des chevrons...) mais des engrenages dont la denture est taillée en forme de chevrons !

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