Provocateur, insupportable, profondément dépressif... Que n'a-t-on dit sur Baudelaire ? Il a révolutionné l'art poétique et notre regard sur la vie, l'amour, la mort. Derrière ses manières de dandy et ses outrances, l'homme conserve son mystère.
Et si son secret tenait à une insatisfaction chronique ? Sa vie, nous allons le voir, ne fut en effet qu'une quête sans fin de la perfection, de l'or caché sous la boue.
D'un père à l'autre
« Je crois que ma vie a été damnée dès le commencement » ! Il est vrai que, pour Baudelaire, les débuts dans l'existence n'ont pas été simples. Imaginez : son père a 62 ans lorsqu'il vient au monde, le 9 avril 1821.
Le voici enfant tardif d'un couple bancal puisque sa mère Caroline a 34 ans de moins que son époux. Lorsqu'elle se retrouve veuve en 1827, elle s'empresse de convoler avec un bel officier « sanglé dans sa droiture comme dans son uniforme ».
Pour Charles, l'ambitieux Aupick est d'abord un « papa » de substitution avant de se transformer en beau-père inflexible. Le jeune garçon doit se faire à la solitude de l'internat, à Lyon puis à Paris.
« Peut mieux faire »
A Louis-le-Grand, il obtient prix sur prix en version et vers latins mais cette forte-tête dotée d'un « très mauvais esprit », selon les autorités compétentes, ne cesse d'être mise en retenue et finit même par se faire exclure du fameux lycée.
Le motif ? Il aurait préféré avaler un papier remis par un camarade plutôt que de le donner au surveillant ! Quelques mois plus tard, le baccalauréat en poche grâce aux bons soins d'un répétiteur, il part s'inscrire à la faculté de droit. La vraie vie peut commencer.
Installé dans le quartier Latin, Baudelaire va profiter de sa nouvelle liberté pour fréquenter le monde littéraire et celui de la fête. Inquiets, ses parents décident de le couper de ses mauvaises fréquentations en l'envoyant à l'autre bout du monde. Radical, mais peu efficace...
Embarqué en 1841 sur le Paquebot-des-Mers-du-sud, il est de retour à Bordeaux à peine 8 mois plus tard. Cela lui suffit pour s'imprégner d'un exotisme qui réapparaîtra régulièrement dans la suite de son œuvre. Revient-il, comme il l'écrit à sa mère, « avec la sagesse en poche » ?
Rien n'est moins sûr, sachant qu'il vient de mettre la main sur l'héritage de son père, une belle somme qui lui ouvre bien des perspectives...
« Sous le soleil de la paresse » (La Fanfarlo)
C'est la fête ! Installé dans l'île Saint-Louis, Baudelaire mène une vie de luxe. Il se fait surtout remarquer par sa tenue, arborant fièrement cravate sang de bœuf, gants roses et chapeau haut-de-forme comme ces dandys qui cherchent à « choquer le bourgeois ».
Ses parents finissent par attribuer en 1844 la gestion de ce qui reste de son patrimoine à un conseil judiciaire. À 23 ans, le voici redevenu mineur ! Comment, avec 200 francs par mois, peut-il continuer à entretenir sa maîtresse et inspiratrice, la « Vénus noire » Jeanne Duval ?
Pour l'heure, profondément humilié par sa mise sous tutelle, il doit se remettre en question et adapter ses rêves de grand prince à sa nouvelle vie de bohème.
« Je me tue... »
Si la période est difficile, elle est aussi riche en création puisque c'est à cette époque que la majorité des poèmes des Fleurs du Mal est jetée sur le papier.
Mais parce que la poésie ne nourrit pas son homme, Baudelaire cherche vite à se placer comme journaliste puis critique d'art, se spécialisant dans les comptes rendus des Salons de peinture. Mais la misère est toujours là et en juin 1845, il se plante un couteau dans la poitrine.
Cette tentative maladroite de suicide est surtout un appel au secours pour celui qui, toute sa vie, fut victime d'une grande solitude morale, incapable de faire face à la vulgarité qui, selon lui, l'entourait de toutes parts.
À l'assaut !
La convalescence est de courte durée et Baudelaire peut aller s'installer chez une danseuse, « la Reine Pomaré ».
C’est à cette époque qu’il découvre le haschich, perçu comme un moyen d’accéder à l’inspiration, tout en prenant le temps de faire la révolution, les armes à la main. Ne dit-on pas qu'on l'a vu en février 1848 sur une barricade appelant à fusiller le général Aupick ?
De la révolution, Baudelaire n'aime finalement que « la fervente énergie qui bouillonnait dans toutes les têtes » (Charles Asselineau). Il est déjà passé à autre chose en découvrant Edgar Allan Poe, auteur américain à l'univers sombre et étrange qu’il cherchera à faire connaître en travaillant à sa traduction pendant plus de 10 ans.
Il retrouve dans les Histoires extraordinaires de Poe cette même volonté de débusquer les vérités qui se cachent sous le réel, cette même soif d'absolu brisée par une époque peu sensible à cette quête.
Au pilori !
C'est le grand jour ! Le 26 juin 1857 paraissent enfin ces Fleurs du Mal sur lesquelles travaille Baudelaire depuis près de 15 ans. Rapidement, c'est l'hallali.
Dix jours plus tard, le verdict tombe, tranchant : « Il y a des moments où l’on doute de l’état mental de M. Baudelaire […]. L'odieux y coudoie l'ignoble, le repoussant s'y allie à l'infect. » (Le Figaro, 5 juillet 1857). Le 7 juillet, une instruction est ouverte contre l’écrivain et ses éditeurs pour « outrage à la morale publique et aux bonnes moeurs » et « offense à la morale religieuse ».
Le 20 août, c'est le procès, et la sentence tombe : il est condamné à payer 300 francs d'amende et à retrancher de son œuvre 6 poèmes jugés particulièrement scandaleux. Ils ne seront finalement publiés qu’en 1949.
« Je ne me rappelle pas d'être tombé aussi bas » écrit-il à sa mère à la fin de l'année 1857. Le voici replongé dans ce spleen qui le ronge depuis tant d'années et qu’il définit comme un « immense découragement, une sensation d'isolement insupportable ».
Il finit par se remettre au travail avec une belle vigueur puisque ce ne sont pas moins de 35 nouveaux poèmes qui sont versés aux Fleurs du Mal nouvelle version. Abandonnant ses velléités d’entrer à l’Académie française, il préfère consacrer son temps à une activité plus stimulante, le poème en prose.
Fini rimes et alexandrins ! Il va lui donner ses lettres de noblesse en s'inspirant de ses promenades dans ce Paris qu'il adore. Mais le projet de publication d’un recueil n'aboutira pas, et il faudra attendre 1869 pour que les 50 pièces du Spleen de Paris (ou Petits poèmes en prose) soient publiées.
« Crénom ! »
Une fois de plus, il lui faut vite trouver de l'argent, quitte à abandonner Paris en 1864 pour aller parlementer en Belgique avec l’éditeur de Victor Hugo.
Le séjour à Bruxelles s’avère vite n’être qu'une suite de désillusions : ses projets de publication restent au point mort, ses conférences sont désertées et mal payées, ses finances s'approchent du néant. Alors qu'il visite l'église de Namur, il est pris d'un malaise dont il ressort hémiplégique et aphasique.
Rapatrié à Paris, celui qui est désormais un vieillard de 46 ans rongé par la syphilis, meurt le 31 août 1867. Le dernier mot d'un de nos plus grands poètes aura été un fier « crénom ! », comme une ultime contestation.
À quel mouvement littéraire appartenait Baudelaire ? Aucun ! S'il a été fortement influencé par le Romantisme avec lequel il partageait le désir d'exprimer ses sentiments personnels, il l'a été tout autant par les Parnassiens dont il appréciait le goût de la belle écriture.
Il n’hésitait pas à prendre des libertés avec le style pour mieux rendre compte des sensations, des images qu’il percevait. Il est en cela un précurseur de Rimbaud et des Symbolistes, mais aussi des Surréalistes.
Aujourd'hui Baudelaire est entré définitivement dans la famille des « auteurs classiques », consécration qui aurait bien surpris ce poète qui vécut avec le sentiment d'être exilé dans sa propre société, tel un « grand cygne, avec ses gestes fous, [...] ridicule et sublime ».
Grands écrivains
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Voir les 4 commentaires sur cet article
Sylvie (13-04-2021 15:56:31)
Magnifique portrait .Superbe iconographie . Lu dans la foulée l'historique de la Bohème . Merci
Xuani (28-03-2021 19:01:51)
Il n'y a pas qu'une église à Namur, il y en a même beaucoup! Celle où s'écroula Beaudelaire était sauf erreur Saint Loup.
Philippe (28-03-2021 15:52:59)
Merci, Isabelle Grégor, pour ce bel hommage. C'est toujours un plaisir de vous lire. Baudelaire (et de même Mallarmé après lui) a reconnu sa dette envers cet autre "maudit", Aloysius Bertrand, qu... Lire la suite