Algérie : 60 ans d'indépendance (4/6)

La tragédie nationale (1988-1998)

Présentes pendant la guerre d'indépendance, les convictions religieuses liées à l'islam maintenant des rites et des croyances séculaires opposées à ceux du colonisateur prennent, lors de l'indépendance, une nouvelle vigueur. Les partisans d'un lien total entre le gouvernement de l'État et les préceptes du Coran gagnent peu à peu en influence face à ce qu'ils considèrent comme un pouvoir impie accumulant échecs et compromissions avec un Occident aux valeurs potentiellement destructrices de la communauté des croyants.

Michel Pierre

Histoire de l'Algérie des origines à nos jours, Michel Pierre (Tallandier, avril 2023, 27.5 ?, 704 pages)Voici le quatrième volet de notre série sur l'Algérie moderne après Les années Ben Bella (1962-1965), La fin des chimères révolutionnaires (1978-1988) et La tragédie nationale (1988-1998)Viendront ensuite Les années Bouteflika (1999-2019) et la période actuelle. L'auteur, Michel Pierre, historien spécialiste de l'Algérie, a publié en 2023 une remarquable Histoire de l'Algérie des origines à nos jours (Tallandier). Elle s’adresse aux Algériens comme aux Français qui ont un rapport charnel ou affectif avec ce pays très proche par l’Histoire comme par la géographie.

Naissance et affirmation du Front Islamique du Salut

Le 18 février 1989, plusieurs dirigeants islamiques réunis à la mosquée Es-Suna de Bab El Oued créent un parti se réclamant tout à la fois de la lutte de libération et des acquis de novembre 1954, d'une régénération morale, d'une vie sociale conforme à la charia et d'un objectif : l'instauration d'un État véritablement islamique. En utilisant le terme « Front », le nouveau parti souhaite se rattacher à la mémoire du FLN et rassembler les divers courants se réclamant du Coran et de la Sunna.

Le FIS obtient le 6 septembre suivant l'agrément du ministère de l'Intérieur non sans débat car le nouveau parti contrevient à l'article 5 de la loi sur les associations qui interdit à celles ayant un caractère politique « de fonder leur action sur un critère religieux, un critère linguistique, un critère racial, sur une ethnie ou sur une profession particulière ».

Abbassi Madani en 2011. Agrandissement : Drapeau du Front islamique du salut.Mais le pouvoir préfère intégrer le parti islamiste dans le jeu démocratique que de le voir prospérer hors les institutions. De plus, il est impossible de dénier à l'un de ses fondateurs, Abassi Madani, professeur de sociologie à l'université d'Alger, son engagement dans la lutte de libération puisqu'il en fut l'un des premiers militants.

Signe de l'audience populaire du nouveau parti et de ses dirigeants, les supporters dans les stades en scandent les louanges. Ainsi lors des matchs de la Coupe d'Afrique des nations remportée par l'équipe d'Algérie, par ailleurs pays hôte, en 1990 où l'on entend scander « Chadli assassin, l'armée et le peuple sont avec toi, Abassi ».

Fixé à juin 1990, les élections locales destinées à renouveler les membres de APC (conseils municipaux) et des APW (conseils généraux) sont un triomphe pour le FIS qui a su mener une campagne efficace. Avec une abstention proche de 35%, il obtient 54,25% des suffrages exprimés soit près de 4 300 000 voix. Le FLN atteint 28,15 % et les autres listes se partage un peu plus de 17% des bulletins de vote.

À part quelques irrégularités et pour la première fois de son histoire, coloniale ou post-coloniale l'Algérie a connu des élections libres. Le FIS enlève 856 communes sur les 1540 que compte le pays ainsi que 32 APW sur 48. Toutes les métropoles sont désormais dirigées par un maire FIS. À peine connu les résultats, Abassi Madani réclame des élections législatives anticipées car « on ne peut changer la base sans changer le sommet. Lorsque le changement sera total, l'harmonie sera entière ». Et pour lui, l'harmonie est liée à la vérité d'un système, celui du Coran et de la Sunna et donc de la Charia qui en découle.

Manuscrit persan médiéval représentant Mahomet (à droite) conduisant Abraham, Moïse et Jésus dans la prière, Paris, BnF.

Dans les municipalités qu'il contrôle, le FIS multiplie les gestes envers les plus démunis, attribue des logements et des locaux à ses partisans, instaure des aides sociales et des soins gratuits. Une lutte sourde contre tout ce qui est considéré comme impie est entamée, du plus significatif au plus dérisoire. À Bousfer, près d'Oran, la municipalité interdit un concert de Raï, en février 1991. À l'école de danse et de musique d'Annaba les cours de danse classique sont supprimés au motif que « la danse classique n'entre pas dans la patrimoine culturel arabo-islamique. »

Les bibliothèques municipales sont expurgées de livres contraires à ce même patrimoine. Les conservatoires de musique d'Oran et d'Alger sont fermés et leurs locaux attribués à des familles mal logées. Les maisons d'édition de littérature religieuse se multiplient dont certains livres décrivent par exemple, le détail des tortures corporelles réservées à celles et ceux condamnés à l'enfer après leur mort.

L'écrivain Tahar Djaout s'indigne de ces « écrits obscurantistes » qui « étayent en long et en large les châtiments promis aux mauvais croyants et qui délirent abondamment sur les âmes et les cadavres. Cela crée dans le champ éditorial une situation ambiguë et dangereuse dont les premières victimes sont les jeunes lecteurs. Il ne sera sans doute pas aisé de récupérer un lectorat formé au départ à cette littérature de l’irrationnel, de l’exclusion et de l’affirmation péremptoire. »

Mouloud Hamrouche en 2020.Face à un mouvement de fond et à la propagande islamiste, le gouvernement algérien du premier ministre Mouloud Hamrouche tente d'améliorer la situation économique, de lutter contre l'inflation, de rassurer les bailleurs de fonds et les entreprises étrangères encouragées à investir en Algérie. Le virage libéral est vivement contesté par des pans entiers du FLN, loin de se fédérer face à la menace islamiste qui continue d'exiger au plus tôt des élections législatives.

Le lundi 27 mai 30 000 manifestants défilent dans Alger aux cris de Dawla islamiya (« État islamique ») et de Âllayha nahya wa âllayha namout (« pour lui – l’État islamique – nous vivrons et pour lui nous mourrons »). Un slogan qui se poursuit par la phrase « Et dans la voie de Dieu, nous faisons le Djihad et pour cela nous allons à la rencontre de Dieu ».

Le 2 juin 1991, les militants du FLN occupent les principales places d'Alger et le surlendemain des émeutes éclatent à Bab El Oued. Les troubles font de 20 à 50 victimes avant que l'état de siège ne soit proclamé le 5 pour quatre mois dans tout le pays. Désormais les autorités militaires « peuvent prononcer des mesures d'internement administratif ou d'assignation à résidence contre toute personne majeure dont l'activité s'avère dangereuse pour l'ordre public ». Un nouveau gouvernement est nommé et les élections législatives initialement prévues à l'été sont reportées.

Le 30 juin, à la suite de nouvelles émeutes les principaux dirigeants du FIS sont arrêtés ainsi que des centaines de sympathisants, militants et élus du parti envoyés dans des camps d'internement dans le sud du pays. Les autorités algériennes n'envisagent cependant pas d'interdire le parti islamique et déclarent vouloir négocier avec sa frange la moins radicale.

Photographie du président algérien Chadli Bendjedid, vers 1989.Le premier tour des élections législatives est fixé au 26 décembre 1991 et la campagne pour les 432 sièges de l'ANP s'enclenche dans un climat pesant. Le FIS multiplie les meetings et mentionne dans ses tracts que le bulletin à déposer dans l'urne est « une consigne de Dieu » et que tout électeur en sera comptable « jusqu'au jour du Jugement dernier ».

Au sommet de l'État, le président Chadli Benjedid envisage l'hypothèse de gouverner avec le FIS jusqu'au terme de son mandat fin 1993. Pour sa part, le Premier ministre Mouloud Hamrouche espère qu'arrivé au pouvoir, le parti islamique deviendra « raisonnable ». Certains caciques du FLN parmi les plus conservateurs estiment qu'une entente est possible avec lui.

Beaucoup d'autres hommes et femmes politiques et bien des hauts gradés de l'armée sont bien plus inquiets face à un parti religieux qui, une fois au pouvoir, sera peu enclin à l'abandonner. D'autant que nombre d'islamistes considèrent le concept de démocratie comme une invention occidentale impie puisque le pouvoir ne peut être une expression du peuple mais uniquement relevée d'une volonté divine.

Angeline A. van Achterberg, Chadli Bendjedid, président de l'Algérie, sur les murs de la rue Hwaniten à Tamanrasset, Centre des Études africaines, Université de Leiden (Pays-Bas).

Vers un État islamique ?

Le 26 décembre 1991, au soir du premier tout et selon les chiffres officiels, le FIS obtient 3 260 222 voix et 188 sièges sur les 432 de l’APN et 177 en ballotage favorable. Avec 48% du total des voix exprimées, chacun comprend que, trois semaines plus tard, la majorité absolue lui est acquise. Le FFS obtient 25 sièges (510 661 voix) et le FLN 16 élus avec 1 612 649 suffrages. Alger a voté massivement pour le FIS avec l’obtention dès le premier tour de 16 sièges sur 22.

Certains veulent cependant se rassurer en notant qu'en suffrages obtenus, le FIS a perdu 1 million de voix depuis les élections locales de juin 1990 et que le taux d'abstention de 41% laisse penser qu'une partie importante du corps électoral n'a pas basculé dans le camp islamiste. La rue veut aussi se faire entendre et le 2 janvier 1992, à l'initiative du FFS d'Aït Ahmed, près de 300 000 manifestants défilent dans Alger afin de « sauver la démocratie » et de « couper la route du pouvoir aux aventuriers islamistes ».

Chacun sait que la décision finale appartient à la hiérarchie militaire, une quarantaine d'officiers supérieurs dont la très grande majorité fait savoir au président Chadli qu'il ne saurait être question de laisser le FIS s'emparer du pouvoir. Il n'est cependant pas question d'un coup d'État militaire trop brutal et aux conséquences potentiellement désastreuses tant sur le plan intérieur qu'en terme de relations internationales.

Le scénario retenu est d'une grande habileté. Il doit être initié par la démission ou plutôt par le retrait du président Chadli accompagné d'une dissolution de l'Assemblé populaire nationale. De ce fait, le président de cette assemblée, deuxième personnage de l'État ne peut assurer un intérim. Il en découle l'arrêt du processus électoral et son report et un premier tour annulé.

Face à la vacuité du pouvoir est créé un Haut conseil de sécurité (HCS) apte à gérer une période de transition avant le retour aux urnes et le rétablissement serein des institutions. Rien dans le processus ne peut paraître illégal et le HCS formé du chef du gouvernement, de plusieurs ministres et du chef d'état-major de l'ANP ne doit pas s'apparenter à une camarilla de généraux s'imposant par la force à la tête de l'État.

12 janvier 1992 : les blindés de l'ANP occupent les points stratégiques d'Alger, au lendemain de la démission de Chadli Bendjedid.

Le 11 janvier, Charli Benjedid apparaît à la télévision. Après avoir évoqué un pays au risque de perdre sa cohésion et son unité et devant l'ampleur d'un danger imminent il conclut en une courte allocution que « la seule conclusion à laquelle j'ai abouti est que je ne peux plus continuer à exercer pleinement mes fonctions sans faillir au serment sacré que j'ai fait à la Nation ».

Tout se déroule ensuite comme prévu, y compris l'instauration du HCS qui, après avis du Conseil constitutionnel et du président de la Cour suprême, remet le pouvoir le 30 janvier à un Haut comité d'état (HCE) de cinq personnes dans l'attente d'une nouvelle élection présidentielle.

Ali Kafi en 1992. Agrandissement : Ali Haroun en 2012.Symboliquement, ce comité est composé d'un représentant de l'armée (le général Khaled Nezzar), une personnalité religieuse (Tedjini Haddam, chirurgien, ancien ministre, ancien ambassadeur et recteur de la mosquée de Paris), un représentant de la société civile (Ali Haroun, ancien chef de la fédération de France du FLN de 1958 à 1962, avocat, ministre des Droits de l'homme de juin 1991 à juillet 1992) et une figure de légitimité historique avec le choix du secrétaire général de l'organisation nationale des moudjahidines (Ali Kafi, militant nationaliste, ancien de l'ALN, plusieurs fois ambassadeur après l'indépendance).

Reste à désigner un président de ce Haut Comité qui ne peut être qu'une figure prestigieuse, un « père fondateur » de l'indépendance de l'Algérie. Le choix se porte sur Mohamed Boudiaf, exilé depuis 28 ans du fait de son opposition à Ben Bella dans les premiers temps de l'indépendance. Il vit au Maroc, à Kénitra où il dirige une briqueterie. Il accepte de prendre la tête du HCE et gagne Alger avec l'idée d'un programme qui ne soit « ni celui du FLN, ni celui du FIS ».

Les Algériens redécouvrent une personnalité de 72 ans né à M'Sila, à 230 km au sud-est d'Alger. Chef historique du FLN, il a été interné en France suite au détournement d'avion d'octobre 1956 avant qu'il ne fasse partie des perdants de 1962. On le sait honnête, attaché à des valeurs de justice et d'égalité mais il est peu connu du peuple algérien et les militants du FIS le méprisent en le traitant de « petit briquetier de Kénitra » à la solde des clans désireux de conserver leurs privilèges. Soupçonné d'être influencé par le marxisme, il est aussi traité par eux de « prince pervers et communiste ».

Sur le plan international, l'interruption du processus électoral a suscité toute une gamme de réactions. En France, le président Mitterrand déclare que les dirigeants algériens « s'honoreront en retrouvant le fil de la démocratisation nécessaire » et il appelle à à renouer avec les fils « d'une vie démocratique qui devra arriver à son terme ».

Les proches voisins de l'Algérie, Maroc et Tunisie, redoutant un phénomène de contagion islamiste expriment leur soutien au HCE tout comme le fait l'Égypte alors que l'Arabie saoudite, le Quatar et les Émirats arabes unis observent une forme de prudente réserve.

Une situation chaotique

Peu à peu, l'Algérie entre dans la violence. Privé du pouvoir que lui aurait apporté les urnes, le FIS entend le reconquérir par la violence. Les attentats, les attaques contre les forces de l'ordre se multiplient. L'état d'urgence est instauré le 9 février 1992, le FIS est dissous le 5 mars , les arrestations se multiplient et les camps du sud ne désemplissent pas.

Le général Nezzar appelle à une « guerre implacable » contre « ceux qui se sont sali les mains avec le sang des défenseurs de l'ordre ». Inspiré des textes promulgués par la France lors de la guerre de libération nationale, l'état d'urgence permet l'internement sans jugement dans des centres de sûreté, les perquisitions de jour comme de nuit, la restriction de la circulation des biens et des personnes, l'interdiction de tout rassemblement ou réunion.

Nombre de militants du FIS entrent dans la clandestinité et forment les premiers effectifs de maquis appartenant à une Armée islamique du salut (AIS) qui tente de se structurer. Leur implantation devient une réalité dans ces mêmes régions montagneuses qui avaient vu se développer les maquis de l'ALN contre la présence française.

Se créent aussi, tant en milieu rural qu'urbain des groupes armés rassemblés au sein d'un GIA (Groupe Islamique Armé) dès juin 1992. C'est une nébuleuse de volontaires, souvent formés à la guérilla en ayant rejoint l'Afghanistan pour combattre les Soviétiques et auréolés de la victoire remportée contre eux en 1989. Certains sont partisans d'un soulèvement islamique à l'échelle du monde, d'autres visent essentiellement la création d'un État islamique en Algérie.

Face au chaos qui menace, Mohamed Boudiaf gagne en popularité, tout particulièrement lorsqu'il s'en prend à la corruption tout en prenant des mesures en faveur de l'école et en souhaitant dissocier l'islam de l'action publique. Il déclare que « la religion est pour Dieu et la patrie pour tous » et annonce une élection présidentielle pour octobre 1992. Il s'est fixé comme objectif de lutter « contre l'inertie, la fainéantise, le doute et l'échec ».

Mohamed Boudiaf à la rencontre des enfants algériens dans les écoles, vers 1990, collection particulière.

Afin de défendre sa politique et de se faire mieux connaître, il se déplace dans les principales villes du pays. Le 22 juin à la maison de la culture d'Annaba, il s'adresse à une conférence des cadres mais n'achève pas son discours. Un homme armé surgit de l'arrière scène et l'abat d'une rafale de pistolet-mitrailleur. Arrêté peu après, son meurtrier appartient à une unité chargée de sa protection et qu'il a intégrée sans grand contrôle. Militaire de carrière, il dit avoir voulu tuer un dirigeant « qui empêche l'Algérie de parvenir à la perfection de l'État islamique ».

La commission d'enquête officielle devait conclure quelque temps plus tard à « un acte isolé » également revendiqué par l'assassin affirmant avoir agi de sa propre initiative. Mais pour nombre d'Algériens, les vrais coupables sont à chercher au sein d' une « mafia politico-financière » inquiète de la volonté de Boudiaf de réformer le pays en profondeur. À la nouvelle de sa mort, le FIS exprime sa satisfaction de voir disparaître, selon un communiqué publié une semaine après l'assassinat, « un être obstiné dans sa traîtrise et sa mécréante ».

Les obsèques du président du HCE après 168 jours de pouvoir se déroulent à Alger le 2 juillet. Plusieurs dizaines de milliers de personnes y assistent avec ferveur avant l'inhumation au cimetière national d'El-Alia dans une tombe proche de celles d'Abdelkader et de Houari Boumédiène. Au lendemain des obsèques, le HCE porte Ali Kafi à sa présidence et désigne Redha Malek pour le remplacer comme membre du conseil. Incontestable militant de la lutte pour l'indépendance, il avait été l'un des principaux négociateurs à Évian avant de faire une brillante carrière diplomatique de 1962 à 1992.

Sur fond d'insécurité et de multiplications des actes terroristes, la situation économique du pays se fait préoccupante alors que fin janvier 1994, le HCE met fin à ses fonctions d'organe de gestion provisoire de l'État. Il laisse place à une nouvelle période de transition qui doit suppléer à l'absence d'instances élues.

Liamine Zéroual en 1994.Le 30 janvier, une Commission de dialogue national porte à la tête du pays, le ministre de la Défense, le général Liamine Zeoural et désigne un Conseil national de transition de 200 membres « en lieu et place du Président de la République et de l'Assemblée populaire nationale non encore élus » selon les termes du Journal Officiel de la République algérienne.

Le nouveau dirigeant de l'Algérie est un général taciturne et austère, né en 1941 dans les Aurès et engagé dans la guerre d'indépendance dès l'âge de 16 ans. Stagiaire en URSS en 1965, il a aussi reçu une formation complémentaire supérieure à Paris en 1974. Passé par plusieurs postes de commandement dans tout le pays, promu général en 1988, il entre en conflit avec Chadli Benjedid sur la réorganisation des forces armées et démissionne l'année suivante. En compensation, on lui propose le poste d'ambassadeur en Roumanie qu'il quitte au bout de trois mois, refusant d'être payé à ne rien faire.

Peu charismatique, discret, il est connu pour son intégrité et son peu d'intérêt pour les honneurs. Il a accepté en juillet 1993 le poste de ministre de la Défense en espérant pourvoir contribuer à un retour de la paix intérieure dans un pays qui apparaît sombrer dans le chaos et la violence.

À la tête de l'État, Zeroual tente un dialogue avec le FIS, y compris avec ses dirigeants emprisonnés et parle d'amnistie pour « les jeunes égarés ». Par une ordonnance du 25 février 1995 il institue des mesures de clémence (la Rahma) pour ceux qui déposent les armes et ne se sont pas rendu coupables de « crimes ayant entraîné mort d'homme, infirmité permanente, atteinte à l'intégrité morale et physique des citoyens ». Face à cette tentative d'apaisement, le GIA réitère sa devise « ni réconciliation, ni trêve, ni dialogue »

Malgré l'insécurité et les consignes de boycott du FIS clandestin, des élections présidentielles se déroulent le 17 novembre 1995. Se portant candidat avec le soutien de la hiérarchie militaire, Zeroual est élu président de la République avec 61,3 % des voix face à trois autres candidats. Non sans paradoxe, la première élection présidentielle pluraliste de l'histoire de l'Algérie se déroule dans un climat de guerre civile mais avec une participation massive des électeurs même si de nombreux faits de fraude électorale sont avérés.

Manifestation du peuple des Aurès pour libérer la patrie (photo : Adil massil). Une femme brandit le portrait de Liamine Zéroual.

Un an plus tard, il fait adopter le 26 novembre 1996 une nouvelle Constitution dont l'une des mesures est de limiter à deux le nombre des mandats de cinq ans pouvant être exercés par un président de la République. À cette date, l'armée et le DRS ( Département du renseignement et de sécurité ) reprennent progressivement le contrôle de la situation. Affaiblis et disséminés, les groupes armés islamistes en deviennent d'autant plus violents.

En mars 1997, Zeroual encourage la formation d'un nouveau parti politique lui étant favorable, le RND (Rassemblement national démocratique) qui obtient la majorité aux élections législatives du mois de juin suivant. Son pouvoir ainsi assuré, il tente la poursuite de réformes économiques structurelles qu'entrave la chute des cours du brut (12,9 dollars en 1998) alors que les hydrocarbures fournissent toujours 97% des recettes d'exportation et que la fiscalité pétrolière représente 60% des recettes budgétaires.

Pour autant, l'accord d'ajustement structurel conclu avec le FMI en 1994, la libéralisation des prix, des investissements étrangers et la dévaluation de la monnaie ont permis de réduire l'inflation et de restaurer les grands équilibres financiers du pays. Demeurent les maux récurrents : faible productivité des entreprises publiques, multiplications des sociétés d'import-export à l'activité débridée mais uniquement dirigées vers l'enrichissement à cours terme ne profitant qu'à quelques uns.

Le tout s'accompagnant d'un taux de chômage qui atteint 30% de la population active alors que demeurent de graves problèmes de logement et que le pays doit aussi faire face à des départs massifs de cadres et de diplômés fuyant le mal-vivre et une situation sécuritaire dégradée.

Le cortège des morts

Au fil des années, les groupes islamistes plus ou moins structurés du GIA ne cessent de faire régner la terreur. Tout ce qui peut mener à la mort ou à la destruction est utilisé. Des attentats à l'explosif à l'assassinat individuel, des faux barrages routiers suivis d'exécution de toute personne soupçonnée de servir l'État surtout si elle est porteuse d'un uniforme, de l'embuscade au meurtre de masse, de l'assassinat d'étrangers aux sabotages d'usine. Sans oublier la destruction de tout bâtiment public, et particulièrement les écoles, ainsi qu'une violence quotidienne envers les femmes avec la pratique du viol et de l'enlèvement.

Pour mener la lutte contre la subversion, s'est mise en place dès septembre 1992, un Centre de conduite et de coordination des actions de lutte anti-subversives (CLAS en abrégé) qui regroupe des forces spéciales de l'ANP et des éléments de la DRS (Département du renseignement et de la sécurité).

L'entrée en enfer de la décennie noire a commencé par des meurtres de membres des forces de l'ordre et des personnalités intellectuelles. Le sociologue Djilali Liabes, ancien ministre de l'Enseignement supérieur est abattu en mars 1993, l'écrivain Tahar Djaout en mai de la même année tué de deux balles dans la tête, le sociologue M'hamed Boukhobza en juin, égorgé sous les yeux de sa fille, le professeur de psychiatrie Mahfoud Boucebsi poignardé à mort devant son hôpital de Kouba quelque temps plus tard, l'ancien premier ministre Kasdi Merbah assassiné en août etc.

Ces assassinats ciblés s'accompagnent aussi d'attentats à la bombe tel en août 1993 celui commis à l'aéroport d'Alger qui fait 9 morts et 128 blessés. Parallèlement, les étrangers , hommes ou femmes, laïcs ou religieux chrétiens tombent sous les coups des islamistes. Entre septembre 1993 et l'été 1994, près de 60 d'entre eux (dont 15 Français) sont tués sur l'ensemble du territoire (dont sept marins italiens assassinés à l'arme blanche dans le port de Djendjen près de Jijel dans la nuit du 6 au 7 juillet 1994).

Les assassins se recrutent parmi une jeunesse désœuvrée n'ayant comme seul repère qu'un islam millénariste et totalitaire, consolateur et vengeur. Ils sont férus de guerre sainte et de haine de tout ce qui est l'autre, l'infidèle, le laïc, le communiste, le juif, l'occidental ou supposé tel. Les cibles peuvent même être des cérémonies commémoratives de la lutte d'indépendance nationale. Ainsi, le Ier novembre 1994 où au cimetière de Mostaganem, quatre jeunes scouts de 7 à 12 ans sont déchiquetés par une bombe.

 

Les années 1995 et 1996 sont celles des attentats à la voiture piégée. Le 30 janvier 1995 le commissariat central d'Alger est visé et l'explosion fait 53 morts et près de 300 blessés. L'année suivante, le 11 février, la cible est un immeuble du centre d'Alger où sont rassemblées les rédactions des journaux, on relève 26 victimes.

Face à la situation, les forces de sécurité ne s'embarrassent pas toujours de la légalité et nombreux sont les ratissages sanglants, les exécutions extrajudiciaires, les disparitions, les représailles aveugles, sans oublier les violences et tortures. L'insécurité suscite aussi la création de milices et de groupes de légitime défense (les GLD) qui atteignent près de 100 000 hommes et ajoutent à l'atmosphère de guerre civile. De plus, certaines formations se transforment presque en petites armées privées.

Plaque commémorative à la station du RER B Saint-Michel Notre-Dame à Paris.En 1995, c'est en France même que les islamistes algériens frappent avec plusieurs attentats dont le plus sanglant se déroule à Paris, à la station Saint-Michel du RER qui fait 8 morts et 117 blessés. La France est également régulièrement prise pour cible en Algérie avec une série d'actes passant par le détournement d'un Airbus d'Air-France fin décembre 1994 qui fait trois victimes à Alger avant que le commando ayant pris le contrôle de l'avion ne soit mis hors de combat à l'aéroport de Marseille.

Prêtres et religieux paient aussi un lourd tribut avec une religieuse et un frère mariste assassinés le 12 mai 1994 dans la casbah d'Alger, quatre prêtres catholiques mitraillés dans leur presbytère de Tizi-Ouzou quelques mois plus tard, en décembre. Sept moines du monastère de Tibhirine près de Médéa assassinés dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 et le Ier août de la même année, le meurtre de l'évêque d'Oran, Monseigneur Claverie, déchiqueté par une charge explosive.

Douleur dans un village, 1997, Cherif Benyoucef.

Le comble de la violence se déroule pendant toute l'année 1997. Janvier commence par des explosions de voitures piégées qui font des dizaines de morts à Alger. De nouvelles personnalités sont assassinées tel Abdelhak Benhamouda, secrétaire général de l'UGTA. Se multiplient également des massacres de masse contre des hameaux, villages et agglomérations isolés, particulièrement dans la pleine de la Mitidja et l'Ouarsenis. Le plus sanguinaire des responsables islamistes Antar Zouabri présente les victimes de sa folie meurtrière comme une « offrande à Dieu ».

Face à ces pulsions de mort et de destruction, le FIS clandestin et l'Armée islamique du salut se désolidarisent du GIA d'autant qu'ils soupçonnent ce dernier d'être infiltré par des services du pouvoir en place poussant à des actions destinées à déconsidérer la cause islamiste. Une trêve entre l'AIS et le gouvernement algérien est instaurée à l'été 1997, ce qui provoque une fureur accrue du GIA qui multiplie massacres et exactions.

Ainsi, dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997, deux quartiers de la ville de Bentalha dans la banlieue sud d'Alger sont occupés par des commandos qui massacrent systématiquement une partie des habitants préalablement désignés et font près de 400 victimes dans des conditions indicibles. Les plus monstrueux visent en janvier 1998, des villages de la wilaya de Relizane où l'on relève plus de 1000 morts mutilés à l'arme blanche.

La résistance d'un peuple

Pendant près d'une décennie, le peuple algérien a été soumis à une terreur islamiste de tous les instants et sur l'ensemble du territoire même si certaines wilayas ont été plus touchés que d'autres. L'Algérois, le Constantinois et la Petite Kabylie sont ainsi le théâtre d'affrontements plus réguliers et plus intenses que dans les Aurès ou sur les Hauts-Plateau. Mais pendant toutes ces années, l'État a continué de fonctionner et la résistance à la tragédie en cours n'a cessé de s'organiser.

L'enseignement, malgré les menaces quotidiennes, a continué d'être assuré et les parents, même dans l'angoisse, ont continué de mettre les enfants à l'école. Le simple agent de police a continué son service sur la voie publique ou dans le cadre de la lutte quotidienne contre la violence ordinaire (vol, conflits familiaux, accidents de circulation). Transports, approvisionnement en biens de consommation, distribution d'électricité ont été le plus souvent assuré malgré les sabotages, les faux barrages et les menaces.

L'armée a tenu sans désertions massives ainsi que tous les services liés aux tâches régaliennes d'un État malgré un nombre important de jeunes gens ayant refusé d'effectuer leur service militaire. La vie ordinaire s'est poursuivie avec ses rituels familiaux, ses cérémonies telles les mariages, ses fêtes religieuses, ses moments de communion sportive sur les stades de football.

Pour autant, en de nombreux lieux, il a fallu fermer des institutions dépendant de l'État, ainsi des centres de santé et parfois bannir l'enseignement du français. Et lorsque la menace de proximité s'avérait trop forte, il a bien fallu obéir aux interdits dictés par les terroristes allant du port du foulard pour les femmes à l'interdiction de fumer pour les hommes ou à celle de lire les journaux ou de regarder la télévision. Dans d'autre cas, de véritables transferts de population se sont effectués afin d'échapper aux multiples dangers d'une situation chaotique.

Nul ne connaît le coût humain de ces années de feu et de sang. Peu après son investiture en avril 1999, le président Bouteflika évoque 100 000 morts. Début 2004, le général Laâli, chef de la DDSE (Direction de la documentation et de la sécurité extérieure) donne celui de 48 000 victimes dont 24 000 civils, 9 500 militaire et 15 300 terroristes. La Ligue algérienne des droits de l'homme a avancé un chiffre de 200 000 victimes. Le département d'État américain mentionne le chiffre de 75 000 morts.

Vers des temps nouveaux ?

Les combattants de l'AIS qui avaient décrété un cessez-le feu en 1997 acceptent deux ans plus tard, de déposer les armes non sans promesses d'amnistie et la levée des contraintes administratives frappant les dirigeants du FIS. Peu à peu, le nombre des massacres et des attentats diminue.

Politiquement, et pour la première fois dans l'histoire du pays, un président ne s'accroche pas au pouvoir. Liamine Zeroual élu en novembre 1995 pour un mandat de cinq ans annonce le 11 septembre 1998 une élection présidentielle anticipée pour février 1999 à laquelle il ne se représentera pas.

Sans expliquer véritablement les raisons d'une décision qui s'apparente à une démission, il précise son souhait de voir l'Algérie entrer dans «  une ère nouvelle » en « concrétisant le principe de l'alternance » conforme à un renforcement de la démocratie et de l'État de droit. Il encourage aussi à tirer les enseignements de la crise meurtrière endurée par le pays afin de ne plus connaître le retour d'une telle « tragédie nationale ».

Sa décision est à la fois celle d'un homme qui n'a jamais été un obsédé des honneurs et du pouvoir. De plus, il est en opposition avec une partie des décideurs militaires et civils dont certains lui semblent aller trop loin dans le dialogue avec les islamistes.

Pour l'affaiblir, ses adversaires politiques s'en sont pris à l'un de ses proches, Mohamed Betchine, ancien dirigeant de la sécurité militaire dans les années 1980 et devenu riche d'hommes d'affaires et influent au sein du parti présidentiel, le RND. Lassé des attaques, pris dans un complexe écheveau de positions divergentes au sein de la hiérarchie militaire, affaibli par des problèmes de santé Liamine Zeroual souhaite passer la main.

Un nouveau chapitre s'ouvre pour l'Algérie alors que le pays ne parvient pas à instaurer une vie politique sereine depuis l'indépendance. Tout semble se faire par des ruptures et des changements brutaux : coup d'État de 1965, mort inattendue de Boumédiène fin 1978, démissions provoquées (Chadli Benjedid en 1992, Liamine Zeroual en 1997). En cette fin du XXe siècle, nul ne peut augurer de l'avenir.

Publié ou mis à jour le : 2024-08-29 18:38:09

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