La Ière révolution française (1358)

La révolution manquée d'Étienne Marcel

Au milieu du XIVe siècle, la France, bien que pays le plus puissant d'Europe médiévale, souffre de mille maux.

La Grande Peste de 1347 l'a frappée comme tout l'ouest du continent, exterminant par endroits la moitié de la population. La guerre des Valois contre leurs cousins anglais, que l'on appellera beaucoup plus tard « guerre de Cent Ans », saigne par ailleurs le royaume.

Les difficultés de la noblesse et de la monarchie éveillent chez les bourgeois de la capitale le désir de s'émanciper, à l'image de leurs homologues des républiques urbaines de Flandre ou d'Italie. La France va ainsi connaître une amorce de révolution comparable en bien des points à celle qui surviendra 440 ans plus tard...

Les états généraux font leur révolution

Le roi Jean II le Bon (autrement dit le Brave), comme ses prédécesseurs, ne dispose d'autre ressource que les revenus de son domaine. Faute d'impôt permanent, il doit convoquer les états généraux chaque fois qu'il a un besoin pressant d'argent. C'est le cas en 1355 pour recruter des troupes et faire face à la menace anglaise...

Profitant de la faiblesse du monarque, les trois ordres, délibérant en commun, établissent en 26 jours, du 2 au 28 décembre 1355, l'égalité devant l'impôt dont ni les princes, ni le roi ne sont dispensés. Ils décident de nommer eux-mêmes les trésoriers et receveurs, ébauchent l'organisation d'une milice nationale où chacun s'armera selon son état et retirent au roi le droit de toucher aux monnaies. Ils élisent une commission de neuf membres (trois par ordre) pour surveiller l'exécution de leurs volontés et lui accordent le droit de requérir le concours de tous contre le roi en cas de besoin. Enfin, ils conviennent de se réunir à nouveau au mois de mars suivant.

Jean de Craon, archevêque de Reims, au nom du clergé, Gauthier de Brienne, duc d'Athènes, au nom de la noblesse, Étienne Marcel, prévôt des marchands de Paris, au nom des bourgeois, communiquent ces résolutions au roi et l'invitent à les accepter. En échange, ils l'autorisent à lever de nouveaux impôts pour un montant de 5 millions de livres parisis en vue d'équiper et entretenir pendant une année l'armée de 30 000 hommes dont il a besoin pour combattre les Anglais. Jean II, dépensier et léger comme il n'est pas permis, accepte sans barguigner. Financièrement, il n'a guère le choix. Politiquement, il ne mesure pas la portée de son geste.

On peut considérer que la France vient de faire sa révolution sans coup férir !

La France dans l'abîme

Là-dessus, en septembre 1356, Jean le Bon, parti à la rencontre des Anglais du Prince Noir, est battu à plate couture aux environs de Poitiers malgré une écrasante supériorité numérique.

Suprême humiliation, le roi est capturé par l'ennemi ainsi que son fils cadet Philippe, 17 comtes, un archevêque, 70 barons, 2000 chevaliers et écuyers. Le fils aîné du roi, le dauphin Charles, duc de Normandie, s'enfuit sans demander son reste. La monarchie et la noblesse sont déconsidérées. Les captifs ajoutent à leur discrédit en faisant pressurer les paysans pour payer leur rançon.

À Paris, le dauphin en charge du pouvoir (avec le titre de « lieutenant du roi ») n'en mène pas large. Ce jeune homme de 18 ans, malingre et incapable de tenir une épée, n'a-t-il pas fui au plus fort de la bataille ?

Étienne Marcel juge le moment propice pour prendre la main. Convoqués en hâte, les états généraux se réunissent une nouvelle fois le 17 octobre 1356. Au total 800 députés. Le chancelier de France Pierre de Laforest, archevêque de Rouen, prononce le discours d'ouverture en présence du dauphin. Puis Jean de Craon, Philippe de Valois, frère du roi, et Étienne Marcel obtiennent que les États se réunissent rue de l'École-de-Médecine, dans le couvent des Cordeliers, pour discuter des mesures à prendre. 80 députés sont désignés pour les préparer.

Deux semaines plus tard, le dauphin est convoqué en secret aux Cordeliers pour être informé des mesures en question. Brutal ! On lui demande de renvoyer et faire juger le chancelier, le premier président du parlement, le grand chambellan et quatre autres grands officiers royaux, des trésoriers accusés d'avoir falsifié les monnaies. Le Conseil du Roi devra désormais être nommé par les états généraux. Il sera composé de quatre prélats, douze nobles et autant de bourgeois. Au roi, il ne restera que le droit d'approuver ou non ses décisions. En outre, les états généraux exigent la libération de Charles II le Mauvais, roi de Navarre, que Jean le Bon avait fait jeter en prison en représailles de l'assassinat de son favori, le connétable Charles d'Espagne. En échange de quoi, l'assemblée promet au dauphin de financer une armée de 30.000 hommes.

Le Dauphin joue la montre

Le dauphin et ses conseillers choisissent de temporiser. Le 31 août 1356, pour la séance de clôture, dans la grande salle du parlement, les députés voient venir au lieu du dauphin le sieur du Hangest. Celui-ci annonce que le dauphin remet sa visite au 3 novembre. Chacun est consterné. Il ne se trouve aucun Mirabeau pour ressouder l'assemblée comme en 1789 ! À bout de ressources, la plupart des députés, à commencer par les nobles, abandonnent la partie et rentrent chez eux.

Le 2 novembre, nouvelle diversion : le dauphin réunit quelques députés réfractaires et leur annonce qu'il doit incontinent partir pour Metz pour rencontrer son oncle l'empereur d'Allemagne Charles IV. Le lendemain, aux Cordeliers, l'évêque de Laon Robert Lecoq, membre du Conseil du Roi, prend le parti des députés, les invite à faire circuler les griefs du peuple et rappelle opportunément que l'Église peut déposer les rois.

Pendant ce temps, le dauphin en appelle aux états des provinces méridionales. Il leur transmet des lettres où il accuse les états généraux de n'avoir « rien conclu ni parfait de ce qui leur avait été proposé » et leur demande de l'argent en urgence. Il n'obtient que de bonnes paroles. Dépité, il doit revenir à Paris et négocier avec Étienne Marcel.

Dauphin et prévôt s'affrontent en public

Les deux hommes, chacun à la tête d'une escorte, se rencontrent près de Saint-Germain-l'Auxerrois, le 19 janvier 1357. Charles somme le prévôt de se soumettre. En retour, ce dernier décrète la grève ! Le lendemain, aucun boutiquier ou artisan ne lève le rideau. La capitale se fige dans un lourd silence. Le dauphin sent planer la menace d'une révolte populaire. Sans attendre, dans l'après-midi, il convoque la municipalité et lui concède tout : le renvoi des officiers royaux, l'abandon d'une ordonnance sur la monnaie et une nouvelle convocation des états généraux le 5 février 1357.

Au jour dit, peu de députés répondent à la convocation. Il est vrai que ces séjours à répétition dans la capitale sont coûteux. Les présents, qui sont aussi les plus résolus, clôturent leurs travaux par une Grande Ordonnance. En 60 articles, elle réforme magistralement le cadre du gouvernement : impôts levés par les députés, inviolabilité de ceux-ci, suppression des tribunaux d'exception... Le dauphin, résigné, promulgue le texte. Mais celui-ci est loin de faire l'unanimité en-dehors de Paris.

Les bourgeois accentuent la pression

Quand, le 23 mars 1357, une trêve est conclue à Bordeaux avec les Anglais et que, de sa prison, le roi Jean fait savoir qu'il révoque les états généraux, seul Paris s'insurge. Le 8 avril, veille de Pâques, l'assemblée oblige le dauphin à désavouer les instructions de son père mais les députés du clergé, avec à leur tête l'archevêque de Reims Jean de Craon, se démarquent et déjà amorcent leur retour dans le camp de la monarchie. En août, le dauphin rétablit les officiers royaux dans leurs charges et le 4 septembre, il reprend le droit de vendre et donner à ferme des offices.

Étienne Marcel doit ruser d'autant plus que le dauphin, parti en tournée en Normandie, est hors de sa portée. Il demande au dauphin de rentrer et met pour seules conditions à la soumission des Parisiens le retour de l'évêque de Laon au Conseil du Roi et la convocation des députés de vingt ou trente villes.

Le dauphin accepte et le 7 novembre se réunissent à nouveau une poignée de députés. Dès le lendemain, à l'initiative de Jean de Picquigny, gouverneur de l'Artois, ils réclament à nouveau la libération de Charles le Mauvais et, pour plus de sûreté, organisent son évasion. Le roi de Navarre fait une entrée triomphale à Paris le 29 novembre et harangue les bourgeois d'une tribune improvisée.

Le prévôt des marchands voit poindre son objectif inavoué : l'autonomie de Paris et des grandes villes du royaume à l'instar des cités flamandes (Bruges, Anvers...). Il fait distribuer à ses fidèles un chaperon aux couleurs de la ville, rouge et bleu, en signe de reconnaissance.

Le Dauphin en appelle à l'opinion publique

Le dauphin, profitant de l'absence du roi de Navarre, reprend l'initiative. Le 11 janvier, à cheval, escorté de seulement quelques hommes, il s'adresse en personne aux bourgeois des halles et déclare « qu'il eut déjà chassé les Anglais s'il avait eu l'administration des finances ; mais il n'avait pas touché un seul denier de tout l'argent levé sur la nation, depuis que les États gouvernaient... » Habilement, il s'interroge alors sur ce qu'est devenu cet argent. La foule l'acclame.

Dès le lendemain, le prévôt lui-même répond publiquement au dauphin. Une nouvelle fois, les deux hommes se rencontrent, cette fois rue Saint-Denis. Le chancelier de Normandie prend la parole au nom du dauphin mais il est coupé par l'échevin Charles Toussac, redoutable orateur au service du prévôt. Le dauphin, dépité, tourne bride et abandonne la partie.

L'atmosphère devient explosive. En témoigne un fait divers. Le 24 janvier 1358, rue Neuve-Saint-Merri, un clerc croise le trésorier du dauphin et lui réclame le prix de deux chevaux récemment vendus au duc de Normandie. Éconduit, il l'assassine à coups de couteau et se réfugie dans l'église voisine. Le maréchal de Normandie fait défoncer la porte de l'église, s'empare du meurtrier et le fait pendre au gibet de Montfaucon. Des bourgeois, indignés, dépendent le corps et lui accordent des funérailles solennelles.

Pendant ce temps, Anglais et mercenaires de la pire espèce saccagent les alentours de Paris sans qu'interviennent les troupes royales et bien que le dauphin ait troqué son titre de « lieutenant du roi » pour celui de régent. La population a peur d'une attaque de l'ennemi.

Massacre au saut du lit

Le 22 février 1358, le tocsin sonne. La foule s'assemble autour de l'église Saint-Éloi et de là, guidée par le prévôt, se dirige vers le palais du dauphin. Elle investit ses appartements. Le prévôt lui-même pénètre dans sa chambre.

Les émeutiers et lui se trouvent face à face avec le dauphin et ses conseillers ; parmi eux les maréchaux de Champagne et de Normandie, Robert de Clermont et Jean de Conflans, qui dirigent les troupes royales.

Étienne Marcel interpelle le régent et le presse d'agir contre les Anglais. « C'est à ceux qui reçoivent les profits de pourvoir à la défense du royaume », réplique Charles. Le ton monte. Étienne Marcel ordonne enfin à ses compagnons : « Faites en bref ».

Le maréchal de Champagne est alors massacré aux pieds du régent. L'autre maréchal est tué à son tour dans un cabinet voisin. Le dauphin demande grâce. Le prévôt, alors, le décoiffe et le couvre du chaperon rouge et bleu de ses partisans. Lui-même se couvre du chaperon de brunette noire à franges d'or du régent et sort de la pièce.

Le surlendemain, le régent, mandé au parlement, se voit obliger d'accepter en son conseil Étienne Marcel en personne et ses adjoints. Le 26 février 1358, le roi de Navarre rentre à Paris.

Le régent Charles comprend qu'il est désormais prisonnier des bourgeois et de leurs alliés navarrais. Mais, une nuit de mars, un fidèle conseiller l'entraîne vers la Seine. Une barque l'attend. Cette fois, le Capétien ne sera pas rattrapé comme son lointain descendant, beaucoup plus tard à Varennes !

Le maire de Paris Étienne Marcel et ses partisans dans la chambre du Dauphin, le 22 février 1358 (peinture du XIXe siècle)

Révélation d'un grand homme d'État

Sitôt libre, le régent que l'on jugeait faible et timoré voit ses facultés démultipliées. Il court à Senlis où il préside le 25 mars les états de Picardie et de Beauvaisis, puis à Provins le 9 avril pour les états de Champagne. Entre temps, il s'empare de la place de Meaux qui commande l'une des voies d'approvisionnement de la capitale.

Pendant ce temps, Étienne Marcel se prépare à la guerre. Il s'empare de l'artillerie du Louvre et renforce les fortifications. Le fait est qu'il se voyait à la tête d'un mouvement général d'émancipation des communes ; il n'est plus que le chef d'une ville assiégée, plus ou moins isolée du reste du royaume. Il est abandonné, au moins pour un temps, par le roi de Navarre lui-même. Peu soucieux de servir la bourgeoisie contre la noblesse, il va à la rencontre du régent et feint de se réconcilier avec lui.

Les états généraux s'assemblent le 4 mai à Compiègne. Ils se séparent dix jours plus tard après avoir rédigé une ordonnance qui condamne le gouvernement de Paris.

Alliance impossible entre bourgeois et paysans

Et voilà que monte des campagnes du Beauvaisis et des provinces environnant Paris un immense rugissement : les laboureurs se soulèvent à leur tour contre les nobles : « Les nobles trahissent et honnissent le royaume », clament-ils selon le chroniqueur Froissart, en référence à la bataille de Poitiers. C'est la Grande Jacquerie.

Le prévôt tente de récupérer à son profit cette masse déchaînée. Mais il échoue à la discipliner : « Envoiasmes bien trois cents combattants de nos gens et lettres de créance pour euls faire désister des grands mauls qu'ils faisaient, »écrira-t-il plus tard. À défaut, il les convainc d'attaquer la forteresse de Meaux. Le 9 juin, les paysans et les Parisiens, sous le commandement d'un épicier, Pierre Gilles, se lancent à l'assaut de la place. C'est un désastre et dès lors, les nobles reprennent le dessus. La répression est impitoyable.

Étienne Marcel voit poindre l'échec de son mouvement. Le 11 juillet, il lance un appel désespéré aux représentants des autres communes du royaume dans lequel il dénonce le comportement des nobles : « Très grant multitude de nobles... par manière universel de nobles universamment contre non noble, sans faire distinction quelconque de coulpables ou non coulpables, de bons ou mauvais... ont ars [brûlé] les villes, tué les bonnes gens des païs, sens pitié et miséricorde quelconques, robé [dérobé] et pillié tout quanques ils ont trouvé, femmes, enfants, prestres, religieux... les calices, sanctuaires, chapes ortées et robes, les prêtres célébreus priz et les calices ortés de devant euls... les églises, abbayes, priorez et églises parochiaulx... mis à rançon, les pucelles corrompues et les femmes violées en présence de leurs maris, et briervement fait plus de maulx plus cruellement et plus inhumainement que oncques ne firent les Wandres, ne Sarrazins... »

Le prévôt en appelle par la même occasion au roi de Navarre, sans rien ignorer pourtant de sa brutalité et de sa versatilité. Tant qu'à choisir, ses compagnons d'infortune préfèrent encore le régent, représentant de la monarchie légitime. Ils se détachent de lui. Parmi eux l'échevin Jean Maillart, chef de file des partisans du régent.

Revanche royale

Dans la nuit du 31 juillet au 1er août, les bannières royales se déploient dans les rues de Paris au cri de « Montjoie et Saint-Denis ! » La maison aux piliers de la place de Grève, où Étienne Marcel a établi le siège de la municipalité, est prise d'assaut.

Le prévôt lui-même est assassiné, sans doute à proximité de la porte Saint-Antoine. On murmure qu'il aurait voulu ouvrir la porte au roi de Navarre.

Absurde, car ce dernier pouvait entrer dans la ville à sa guise et il y avait pris la parole pas plus tard que le 22 juillet.

Le 2 août 1358, le régent fait son entrée par cette même porte, précédé de Jean Maillart. Sur le passage du cortège, on a placé les corps d'Étienne Marcel et de ses derniers fidèles, auprès de leurs têtes tranchées.

Quelques années plus tard, devenu roi sous le nom de Charles V le Sage, le régent n'aura rien de plus pressé que de faire édifier la Bastille afin de tenir en respect les turbulents Parisiens.

De tous ces malheurs qui auraient pu entraîner révolution et séditions, la monarchie et l'État vont paradoxalement sortir renforcés.

Bibliographie

Le présent article doit beaucoup à un essai décapant du philosophe et historien Henry de Jouvenel, Huit cents ans de révolution française (987-1789) (Hachette, 1932, 260 pages).


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Publié ou mis à jour le : 2024-05-22 09:00:24

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