Simone Weil (1909 - 1943)

La philosophie à corps perdu

Si vous croyez connaître Simone Weil, détrompez-vous : il ne sera pas question ici de son homonyme (orthographié Veil), ministre panthéonisée, mais d'une jeune femme qui lui fut presque contemporaine et qui s'engagea sur une tout autre voie.

Simone Weil à Marseille en 1940 (Paris, 3 février 1909 , Ashford, 24 août 1943)Philosophe, elle vivait dans le monde des idées mais n'a jamais voulu se contenter de la théorie : pour se confronter à la réalité, elle se fit ouvrière puis, la guerre venue, se mit à Londres au service de la France Libre.

Confrontée au réel, sa pensée ne se figea jamais en système, mais évolua toujours. Elle passa de l’agnosticisme (refus de croire ou de ne pas croire en Dieu) et du matérialisme (considérer que ce qui prime dans l’histoire, ce sont les conditions matérielles de production et non les idées) à un christianisme radical.

Elle s’est intéressée aux conditions de l’émancipation réelle des ouvriers comme à l’échec de la Révolution ; elle a critiqué le marxisme pour mieux le sauver ; elle a analysé en profondeur le totalitarisme, expliqué la montée du fascisme, dénoncé le colonialisme, expliqué la crise de la science, pensé la question de la violence entre les États.

À partir de 1938, le christianisme lui est apparu comme une évidence, elle a renouvelé la compréhension de ses dogmes, de ses origines et de sa signification ; en 1943, elle a ouvert un nouveau chapitre de la philosophie politique, complétant les droits de l’homme par les besoins de son âme. La philosophie, aujourd’hui, lui doit deux concepts extrêmement féconds : la « décréation » et l’« enracinement ».

Celle qu'Albert Camus avait qualifiée de « seul grand esprit de notre temps » n'aura cessé de s'interroger pour mieux faire évoluer sa conception de la société comme de Dieu, dans l'urgence d'une vie bien trop courte (elle est morte à 34 ans).

Fraternelle émulation

André et Simone Weil et leurs parentsNée à Paris le 3 février 1909, Simone Weil est la cadette d'un couple de juifs agnostiques : lui est médecin, d'origine alsacienne ; elle, passionnée de musique, vient de Russie. C'est donc dans une famille aisée, installée dans un bel immeuble haussmannien de la rue Auguste Comte donnant sur les arbres du jardin du Luxembourg, qu'est accueillie la petite Simone.

Ses parents, très protecteurs, vont vite lui apprendre le goût de la curiosité mais aussi de l'exigence et du sacrifice.

De santé fragile, l'enfant se révèle aussi très sensible, elle qui se prive pendant la Grande Guerre pour envoyer des provisions aux soldats que soigne son père. Les années vont passer sans la détourner de son intérêt pour les autres : « À 10 ans, j'étais bolcheviste ! » s'amusera-t-elle plus tard.

Pour le moment, elle grandit dans l'ombre d'un grand frère à la personnalité brillante : André.

André Weil (6 mai 1906, Paris ; 6 août 1998, Princeton, New Jersey, États-Unis) ; agrandissement : André Weil et les mathématiciens du groupe BourbakiAvec son bac à 13 ans, ce phénomène des mathématiques, futur membre du groupe Bourbaki à l'origine de la théorie des ensembles, était difficile à surpasser !

Simone en est d'ailleurs persuadée : à côté de ce génie adoré, elle se sent tout simplement... stupide ! « J'ai sérieusement pensé à mourir à cause de la médiocrité de mes facultés naturelles, » avouera-t-elle.

Pourtant, on ne peut pas dire qu'elle démérite puisqu'elle est capable à 12 ans de partager avec lui des secrets en grec ancien... et avait lu à 16 ans Le Capital de Karl Marx, une performance unique ! 

Elle veut à tout prix pousser les portes « du royaume [...] où habite la Vérité », et pour cela se lance dans de brillantes études.

Bien entendu, pas question de mathématiques : ce sera la philosophie, vers laquelle la porte son goût de l’abstraction.

André et Simone Weil adolescents

La philosophie au service de la Révolution (1928-1934)

À 16 ans, en 1925, la voici donc s'installant en hypokhâgne sur les bancs du lycée Henri IV pour suivre les cours de celui qui va devenir son maître : le philosophe Alain. Pacifiste radical, ce rationaliste ne manque pas de remarquer cette jeune fille qu'il surnomme « la Martienne », peut-être à cause de ses lunettes rondes ou de sa capacité à écrire « des commentaires de Spinoza qui dépassaient tout ».

Elle n'oublie pas la réalité pour autant et s'engage dans des pétitions et manifestations en faveur des chômeurs, ce qui lui vaut une réputation d'audace, voire d'impertinence. Entrée en 1928 à l'École Normale Supérieure, elle y est vite surnommée la « Vierge rouge » en raison de son refus de la souffrance qui la rend intransigeante, et de sa foi indéfectible en la Révolution. Cet engagement sans réserve ne vient nullement gêner ses études puisqu'elle devient agrégée à 22 ans. 

Simone Weil au lycée Henri IV (Paris)

De 1931 à 1937, elle enseigne la philosophie dans des lycées de jeunes filles, au Puy-en-Velay puis à Saint-Quentin. Donnant la majeure partie de son salaire aux syndicats et aux miséreux, se nourrissant peu et se chauffant mal, elle participe activement aux luttes sociales. Dès que la préparation de ses cours lui laisse du temps, elle rejoint au café les ouvriers pour parler politique en fumant et suivre ce qui est désormais sa ligne de conduite : « Ne pas s'indigner, mais comprendre ». Pour elle, c'est la base qui compte et elle se méfiera toujours des partis, méfiance qui la pousse à regarder d'un œil soupçonneux les dérives du marxisme-léninisme en Union soviétique.

Elle prend, au Puy, la tête d’une manifestation de chômeurs. Voici les autorités bien embêtées : ce nouveau Socrate pervertirait-il la jeunesse ? Mais sa bonne foi désarme les inspecteurs. Ses cours sont impeccables. Ses élèves l’adorent. Tout ce que l’on put faire, ce fut de la muter.

En 1932-1933, elle observe les effets de la crise lors d'un voyage en Allemagne et cela finit de la convaincre des insuffisances du communisme : d'un côté, les chômeurs, de l'autre, les ouvriers et le patronat. Comment peut-on encore évoquer la Révolution ? « La propagande communiste ressemble de plus en plus à une propagande religieuse ; comme si la révolution tendait à devenir un mythe, qui aurait simplement pour effet, comme les autres mythes, de faire supporter une situation intolérable, » écrit-elle (L'École émancipée, 1933).

Carte de la BNF au nom de Simone WeilElle fait dans ces années la connaissance de communistes en rupture de ban, qui ont fui la Russie faussement socialiste. Elle écrit aussi quelques articles dans La Révolution prolétarienne de Pierre Monatte, grand syndicaliste français. Mais c’est en 1934 qu’elle se révèle, composant pour la Critique sociale de Boris Souvarine l’une des meilleures critiques du marxisme jamais écrites, l’Essai sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale.

L'Essai commence par un constat d’une terrible acuité et d’une étonnante actualité, qui nous donne la direction générale de sa pensée sociale, qui est d’affronter franchement la faillite de l’Occident :
« Le travail ne s’accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu’on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même qu’on en jouit, bref une place. Les chefs d’entreprise eux-mêmes ont perdu cette naïve croyance en un progrès économique illimité qui leur faisait imaginer qu’ils avaient une mission. Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisqu’au lieu du bien-être il n’a apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre […]. Quant au progrès scientifique, on voit mal à quoi il peut être utile d’empiler encore des connaissances sur un amas déjà bien trop vaste pour pouvoir être embrassé par la pensée même des spécialistes ; […] L’art lui-même subit le contrecoup du désarroi général, qui le prive en partie de son public, et par là même porte atteinte à son inspiration. Enfin la vie familiale n’est plus qu’anxiété depuis que la société s’est fermée aux jeunes. […] Nous vivons une époque privée d’avenir. L’attente de ce qui viendra n’est plus espérance mais angoisse » (Œuvres complètes, Tome II, volume 2, p. 29-30).

« Un cœur capable de battre à travers l’univers entier »

« Elle était professeur au Puy ; on racontait qu'elle habitait dans une auberge de rouliers et que le premier jour du mois elle déposait sur la table le montant de son traitement : chacun pouvait se servir ». Ces mots d'une Simone de Beauvoir quelque peu déconcertée résument bien les premières années de notre jeune enseignante de philosophie.
Dans Mémoires d'une jeune fille rangée (1958), Simone de Beauvoir, qui a très peu fréquenté Simone Weil, s'autorise néanmoins à évoquer son souvenir :
« Elle m’intriguait, à cause de sa réputation d’intelligence et de son accoutrement bizarre. Une grande famine venait de dévaster la Chine, et l’on m’avait raconté qu’en apprenant cette nouvelle, elle avait sangloté : ces larmes forcèrent mon respect plus encore que ses dons philosophiques. J’enviais un cœur capable de battre à travers l’univers entier. Je réussis un jour à l’approcher. Je ne sais plus comment la conversation s’engagea ; elle déclara d’un ton tranchant qu’une seule chose aujourd’hui comptait sur terre : la Révolution qui donnerait à manger à tout le monde. Je rétorquai, de façon non moins péremptoire, que le problème n’était pas de faire le bonheur des hommes, mais de trouver un sens à leur existence. Elle me toisa : “On voit bien que vous n’avez jamais eu faim”, dit-elle. Nos relations s’arrêtèrent là. Je compris qu’elle m’avait cataloguée “une petite bourgeoise spiritualiste” et je m’en irritai. »

Plongée dans le monde ouvrier (1934-1936)

Simone ne s'avoue pas vaincue dans son combat pour le monde ouvrier, même si la rencontre avec Léon Trotski, hébergé chez ses parents en 1933, a débouché sur une joute oratoire : comment ose-t-il défendre la collectivisation soviétique dans cet « État aussi oppressif que n'importe quel autre » comme lui expliquent les communistes en rupture de ban qu'elle fréquente ?

Le travail de professeur ne satisfait pas son esprit ardent. Elle aspire à de plus hautes choses, davantage en rapport avec les exigences du temps. Et, qui sait ? peut-être veut-elle prouver au monde qu’elle vaut bien le génie de son frère.

Elle veut comprendre le travail ouvrier en le vivant ; elle décide donc d'entrer à l’usine. Afin d’être en règle avec le ministère de l’Instruction publique, elle demande un congé pour étudier la question du travail, comme s’il s’agissait de rédiger une thèse. On le lui accorde, trop heureux de se débarrasser de cette importune. Elle devient simple ouvrière en se faisant embaucher en 1934-1935 chez Alstom, J-J Canaud (producteur de fer-blanc) puis Renault. Emballeuse puis fraiseuse, elle n'oublie pas pour autant de coucher régulièrement ses impressions sur sa nouvelle vie, bien éloignée de ce qu'elle s'imaginait. Si elle ressent un « puissant sentiment de vie collective », elle sait bien que ses compagnons « ne sont pas des hommes libres » : « Le corps est parfois épuisé, le soir, au sortir de l'usine, mais la pensée l'est toujours, et elle l'est davantage ».

Loin du monde de l'abstraction qui était le sien jusqu'alors, elle découvre les limites du progrès, l'abrutissement physique et surtout mental lié aux cadences et à l'obéissance bête, la perte de la dignité, « la marque de l'esclavage ». Face à la machine, elle est confrontée au pur « malheur » qu'elle finit par considérer paradoxalement comme une bénédiction puisqu'il l'oblige à n'être « rien » pour mieux s'approcher de la vérité : s'abaisser pour mieux s'élever.

Elle retire de cette expérience de nombreux textes, des lettres, un Journal d’usine, qui sont autant d’irremplaçables témoignages sur la condition ouvrière de cette époque et, plus largement, une réflexion précieuse, toujours valable aujourd’hui, sur la nature du travail mécanisé.

Dans l’Expérience de la vie d’usine, elle décrit sans fard le malheur ouvrier, qui est avant tout spirituel, car lié à la négation de la liberté :
« Les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle des choses ; c’est la racine du mal. […] Les manœuvres sur machines n’atteignent la cadence exigée que si les gestes d’une seconde se succèdent d’une manière ininterrompue et presque comme le tic-tac d’une horloge, sans rien qui marque jamais que quelque chose est fini et qu’autre chose commence. Ce tic-tac dont on ne peut supporter d’écouter longtemps la morne monotonie, eux doivent presque le reproduire avec leur corps. […] Pour se plier à la passivité épuisante qu’exige l’usine, il faut chercher des mobiles en soi-même, car il n’y a pas de fouets, pas de chaînes ; des fouets, des chaînes rendraient peut-être la transformation plus facile. Les conditions mêmes du travail empêchent que puissent intervenir d’autres mobiles que la crainte des réprimandes et du renvoi, le désir avide d’accumuler des sous, et, dans une certaine mesure, le goût des records de vitesse. Tout concourt pour rappeler ces mobiles à la pensée et les transformer en obsessions ; il n’est jamais fait appel à rien de plus élevé ; d’ailleurs ils doivent devenir obsédants pour être assez efficaces. En même temps que ces mobiles occupent l’âme, la pensée se rétracte sur un point du temps pour éviter la souffrance, et la conscience s’éteint autant que les nécessités du travail le permettent. »

Alors, que faire, la révolution étant un leurre et le retour à la société préindustrielle impossible ? Elle pense révolutionner les moyens de production, c'est-à-dire les machines elles-mêmes, et non seulement leur propriété :
« Il existe des machines automatiques à usages multiples qu'on peut également faire passer d'une fabrication à une autre en remplaçant une came par une autre. Cette espèce de machines est encore récente et peu développée ; nul ne peut prévoir jusqu'à quel point on pourra la développer si l'on s'en donne la peine. Il pourra alors apparaître des choses que l'on nommerait machines, mais qui, du point de vue de l'homme qui travaille, seraient exactement l'opposé de la plupart des machines actuellement en usage ; […] si un homme a pour tâche de régler une machine automatique et de fabriquer les cames correspondant chaque fois aux pièces à usiner, il assume d'une part une partie de l'effort de réflexion et de combinaison, d'autre part un effort manuel comportant, comme celui des artisans, une véritable habileté. Un tel rapport entre la machine et l'homme est pleinement satisfaisant » (Expérience de la vie d’usine in Œuvres complètes, Tome II, Volume 2, Gallimard, coll. « NRF », 1989, p. 303).

Mais la déshumanisation est telle, et les quelques espoirs apportés par les grèves comme celles de 1936 sont si fugaces, que la défaite de l'ouvrier est inéluctable : « Les opprimés en révolte n'ont jamais réussi à fonder une société non oppressive. » C'est toute la civilisation qu'il faut réinventer...

La guerre est sans issue (1936-1938)

Au sortir du Front populaire, il n’est plus temps de rêver. Hitler, Franco, Mussolini triomphent. La Révolution, partout, semble défaite.

Simone Weil en Espagne, en fière combattante du POUMPour cette pacifiste, le déclenchement de la guerre d'Espagne en 1936 est vécu comme un appel à agir. Elle part donc rejoindre les combattants anarchistes de la colonne Durruti du Parti ouvrier d’opposition marxiste, le POUM pour soutenir les Républicains. L'expérience est de courte durée : gravement brûlée au pied, elle doit être rapatriée au bout d'un mois et demi.

De cette guerre, elle retire des considérations analogues à celles de Bernanos dans Les Grands Cimetières sous la lune. Tous deux, lui du côté franquiste, elle de la République, constatent la même trahison : déclaré inhumain, l’ennemi peut être tué, affamé, torturé. La guerre pour la justice devient une guerre d’injustice.

Pour Simone Weil, la guerre est le mal à l’état pur, et seuls les Grecs et l’Évangile l’avaient compris. C'est ce qu'elle exprimera plus tard dans un magnifique article, l’Iliade ou le poème de la force :
« Dès que la pratique de la guerre a rendu sensible la nécessité de mort qu’enferme chaque minute, la pensée devient incapable de passer d’un jour à son lendemain sans traverser l’image de la mort. L’esprit est alors tendu comme il ne peut souffrir de l’être que peu de temps ; mais chaque aube nouvelle amène la même nécessité ; les jours ajoutés aux jours font des années. L’âme souffre violence tous les jours. Chaque matin l’âme se mutile de toute aspiration, par ce que la pensée ne peut pas voyager dans le temps sans passer par la mort. Ainsi la guerre efface toute idée de but, même l’idée des buts de guerre. Elle efface la pensée même de mettre fin à la guerre » (L’Iliade ou le poème de la force in Simone Weil, Œuvres complètes, Tome II, Volume 3, Gallimard, 1989, p. 242).

Faut-il, pour éviter ce fléau, tendre la joue gauche et aimer son ennemi ? Faut-il céder à Hitler pour le calmer ? L'intransigeance morale de la position française est-elle d'ailleurs si légitime ? Les principes de 1789, quand on pratique l’oppression coloniale, ce ne sont que des mots. 

Le christianisme lui apparaît alors comme la seule voie possible. Par le péché originel, le monde y est reconnu comme fondamentalement mauvais ; par la grâce, la liberté descend en ce monde. Seule, cette religion permet une consolation des opprimés qui ne tourne pas à la violence, comme la révolution ou, pire, le fascisme.

Le salut passe par le Christ (1938-1941)

En 1938 en effet, à la suite d'une de ses nombreuses récitations du poème « Amour » de Georges Herbert, Simone Weil vit une véritable expérience mystique : « Le Christ lui-même est descendu et m'a prise, » explique-t-elle dans une lettre (1938). Pour elle, cette religion offre la seule voie de consolation des opprimés qui ne tourne pas à la violence, comme la révolution ou, pire, le fascisme.

Au fond, comme elle le dit elle-même au père Perrin, un dominicain avec lequel elle partage ses réflexions sur la spiritualité, elle a toujours été chrétienne :
« Je n'affirmais ni ne niais [Dieu]. Il me paraissait inutile de résoudre ce problème, car je pensais qu'étant en ce monde notre affaire était d'adopter la meilleure attitude à l'égard des problèmes de ce monde, et que cette attitude ne dépendait pas de la solution du problème de Dieu. [Cependant,] j'ai toujours adopté comme seule attitude possible l'attitude chrétienne. Je suis pour ainsi dire née, j'ai grandi, je suis toujours demeurée dans l'inspiration chrétienne. Alors que le nom même de Dieu n'avait aucune part dans mes pensées, j'avais à l'égard des problèmes de ce monde et de cette vie la conception chrétienne d'une manière explicite, rigoureuse, avec les notions les plus spécifiques qu'elle comporte » (Attente de Dieu. Lettres écrites du 19 janvier au 26 mai 1942, Fayard, 1966).

Lettre de Simone Weil à Xavier Viallat (18 octobre 1941)L’amante du Christ renonce au pacifisme et choisit de s'engager contre l'occupant. Mais elle se voit bientôt rattrapée par ses racines juives dont elle s'était détachée. Quand les lois de Vichy lui interdisent d’enseigner et de vivre en ville, elle ne se rebelle pas, mais réagit avec un humour suprême. Elle écrit à Xavier Vallat, commissaire aux questions juives :
« En mon cas particulier, je tiens à vous exprimer la reconnaissance sincère que j’éprouve envers le gouvernement pour m’avoir ôtée de la catégorie sociale des intellectuels et m’avoir donné la terre, et avec elle toute la nature. Car seuls possèdent la nature et la terre ceux à qui elles sont entrées dans le corps par la souffrance quotidienne des membres rompus de fatigue. Les jours, les mois, les saisons, la voûte céleste qui tournent sans cesse autour de nous appartiennent à ceux qui doivent franchir l’espace de temps qui sépare chaque jour le lever et le coucher du soleil en allant péniblement de fatigue en fatigue. Ceux-là accompagnent le firmament dans sa rotation, ils vivent chaque journée, ils ne la rêvent pas. »

À l'initiative du père Perrin, la voilà qui s’installe en Ardèche chez Gustave Thibon, intellectuel maurassien et catholique, qui n’en revient pas (Joseph-Marie Perrin et Gustave Thibon, Simone Weil telle que nous l’avons connue, Fayard, 1967). Disposant dans la ferme familiale d’une modeste chambre, elle s’adonne aux travaux des champs, qui lui procurent de la joie et l'occasion de réaliser que « le travail physique constitue un contact spécifique avec la beauté du monde » (Écrits de Marseille, 1942).

La foi à l'épreuve de la philosophie (1941-1942)

Rêver en admirant la nature ne peut durer qu'un temps. Ses parents, s’inquiétant du sort réservé aux Juifs, l’emmènent à Marseille. Là, elle écrit pour la presse clandestine, notamment les Cahiers du témoignage chrétien qu’elle distribue. Arrêtée, elle est rapidement libérée, le juge d'instruction s'étonnant de l'enthousiasme de cette jeune femme à l'idée de rester derrière les barreaux.

Ses Cahiers, publiés sous la forme abrégée de La Pesanteur et la grâce, devaient connaître après-guerre un grand succès dans les milieux chrétiens. C'est que, persuadée de la vérité du christianisme, elle demeure cependant au « seuil de l’Église », pour reprendre son expression. Philosophe, elle veut tout passer au crible de la raison. 

Une chose surtout la chiffonne. La religion chrétienne se dit catholique (de καθολικ?ς : universel, en grec), mais en fait elle est l’expression d’un particularisme culturel, celui de l’Europe :
« Le christianisme doit contenir en lui toutes les vocations puisqu’il est catholique. Par suite l’Église aussi. Mais à mes yeux le christianisme est catholique en droit et non en fait. Tant de choses sont hors de lui, tant de choses que j’aime et ne veut pas abandonner, tant de choses que Dieu aime, car autrement elles seraient sans existence. Toute l’immense étendue des siècles passés, excepté les vingt derniers ; tous les pays habités par les races de couleur ; toute la vie profane dans les pays de race blanche ; dans l’histoire de ces pays, toutes les traditions accusées d’hérésie, comme la tradition manichéenne et albigeoise ; toutes les choses issues de la Renaissance, trop souvent dégradées, mais non tout à fait sans valeur » (Autobiographie spirituelle in Simone Weil – Œuvres, Ed. Gallimard, Coll. Quarto, 1999, p. 775).

Elle se met à chercher, fouillant toutes les traditions, lisant inlassablement les Grecs, les textes sacrés de l’Inde, s’intéresse à la civilisation albigeoise détruite par la Croisade au début du XIIIe siècle. Partout, elle voit de la beauté, des préfigurations du Christ rejetées par l’Église, cette dernière ayant été infestée par l’esprit de Rome et d’Israël, ses deux bêtes noires, antithèses de la Grèce et de l’Évangile. Cela donne les Intuitions préchrétiennes.

Simone Weil à New-York en 1942Enfin, la voilà réfugiée à New York où elle rédige des textes mystiques. Dans La Connaissance spirituelle, elle développe sa théorie de la décréation, terme qui désigne l’acte par lequel Dieu renonça à lui-même et à sa toute-puissance pour créer le monde, et le renoncement similaire que nous pouvons accomplir afin que Dieu puisse faire en nous, librement, sa volonté.

Moins connu, car il met en cause un totem de l’époque, est son texte La Science et nous, où elle constate qu’avec la théorie des quantas la science n’est plus qu’un jeu de signes, à mille lieues de la science des Grecs et d’un Pythagore, entièrement pénétrée de sens :
« La formule de Planck, faite d’une constante dont on n’imagine pas la provenance et d’un nombre qui correspond à une probabilité, n’a aucun rapport avec aucune pensée. Comment est-ce qu’on la justifie ? On en fonde la légitimité sur la quantité des calculs, des expériences issues de ces calculs, des applications techniques procédant de ces expériences, qui ont réussi grâce à cette formule. Planck lui-même n’allègue rien d’autre. Pareille chose une fois admise, la physique devient un ensemble de signes et de nombres combinés en des formules qui sont contrôlées par les applications. Dès lors quelle importance peuvent bien avoir les spéculations d’Einstein sur l’espace et le temps ? Les lettres des formules qu’il traduit par ces mots n’ont pas plus de rapport avec l’espace et le temps que les lettres hv avec l’énergie. L’algèbre pure est devenue le langage de la physique, un langage qui a ceci de particulier qu’il ne signifie rien, » (La Science et nous, Œuvres complètes, Tome IV, volume 1, Gallimard, coll « NRF », 2008, 157-158).

Résister à en mourir (1943)

Très vite, l'activité intellectuelle ne lui suffit plus. Il lui importe de vaincre ce nazisme en qui s’est conjugué tout ce qu’elle déteste. Bien décidée à prendre activement part à la guerre en cours, elle rejoint Londres et propose entre autres choses de créer un corps d’infirmières de première ligne qui seraient parachutées en France. Quelle idée ! On juge excentriques les projets de cette exaltée à l'allure si frêle, et de Gaulle lui-même, la qualifie de folle !

Laissez-passer au nom de Simone Weil à Londres en 1943En considération toutefois de ses immenses capacités intellectuelles, on lui offre de travailler sur ce que devraient être les principes de la France future. Elle se prend au jeu, y voyant l'occasion d'une synthèse de ses réflexions sur l'Homme. Son travail, publié après la guerre sous le nom de L’Enracinement, est sous-titré « Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain » (voir la version intégrale sur le site de l'Uqam).

Outre les besoins matériels que reconnaîtra la République sociale de 1947, Simone Weil énumère les besoins spirituels. L’Homme, dit-elle, a une âme, laquelle a un certain nombre de besoins qu’il convient de satisfaire, au risque de la voir mourir et se donner au Léviathan. Ces besoins sont contradictoires, ce qui interdit d’en faire des absolus totalitaires : l’ordre et la liberté, l’égalité et la hiérarchie, la liberté d’opinion et la vérité, la propriété privée et la propriété collective, par exemple. Mais il est un besoin fondamental, absolument premier. C'est celui de l’enracinement :
« Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir. Participation naturelle, c'est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l'entourage. Chaque être humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie » (L’Enracinement in Simone Weil, Œuvres complètes, Tome V, volume 2, Gallimard, coll « NRF », 2008, p. 142-143).

Au « gouvernement qui surgira en France après la libération du territoire », elle prescrit un remède : « Donner aux Français quelque chose à aimer. Et leur donner d'abord à aimer la France. » En notre époque de débats sans fin sur l’identité nationale, cette réflexion vaut son pesant d’or : c’est de racines que nous avons besoin, pour nous nourrir (et non pour en être fiers). Et plus nous en aurons, meilleurs nous serons.

Couverture de L'Enracinement (Simone Weil,1949)Il n'y a rien « de plus vital que le passé » qu'il faut absolument préserver : « Le passé détruit ne revient jamais plus. La destruction du passé est peut-être le plus grand crime. Aujourd'hui, la conservation du peu qui reste devrait devenir presque une idée fixe. Il faut arrêter le déracinement terrible que produisent toujours les méthodes coloniales des Européens, même sous leurs formes les moins cruelles ». Aux ouvriers, aux paysans comme aux colonisés, on ne peut imposer par la force une façon d'être, des références culturelles nouvelles qui mènent à « la pulvérisation de l'âme par la brutalité » et à la reproduction sans fin du même processus, puisque « qui est déraciné déracine ».

« De loin la plus dangereuse des maladies des sociétés humaines », le déracinement peut conduire à l'inertie, et donc à la mort. Il faut donc un nouveau projet de société qui s’appuierait non plus sur des droits mais sur des « obligations » : à charge aux hommes de veiller les uns sur les autres car « la bonne volonté éclairée des hommes agissant en tant qu’individus est l’unique principe possible du progrès social ».

Mais à Londres, Simone Weil n'a pas pris la mesure de ses propres besoins : désireuse de « ressembler à Dieu, mais à un Dieu crucifié », elle se nourrit peu, dort sur le sol et ne chauffe pas son logement. Comment pourrait-elle accepter de vivre à son aise alors que d'autres meurent de faim ? Cette ascèse poussée jusqu'à l'anéantissement du corps finit par la tuer de tuberculose et d'inanition à Ashford, le 24 août 1943, à 34 ans seulement.

Reconnaissance de Simone Weil (1947-...)

Dans un premier temps, l'oeuvre de Simone Weil s'est résumée à L’Enracinement et à La Pesanteur et la Grâce, la philosophe passant pour une mystique chrétienne échappée de l’enfer marxiste. Puis, on redécouvrit sa pensée sociale. Une des premières, elle a dépassé le marxisme sans le renier ; elle a réconcilié la pensée sociale et le christianisme ; elle a pensé la technique et ouvert la réflexion écologique. Surtout, elle nous a indiqué des chemins pour demain, pour réformer nos démocraties, humaniser nos systèmes économiques et techniques, retrouver une inspiration chrétienne authentique, redonner à la science son but, qui est d’expliquer le monde et non de le mettre en équations pour l’exploiter.

Simone Weil s'est prêtée aux récupérations de tous côtés. Si l’on prend ses premiers textes, elle appartient à la gauche radicale et au communisme libertaire ; si l’on prend les derniers, on a affaire à une mystique chrétienne. Socialistes, chrétiens, nationalistes, anarchistes, écologistes et gaullistes se la disputent. Mais ces récupérations sont toutes des trahisons, car elle ne fut jamais la « militante » d’aucune cause, elle qui considérait l’esprit de parti comme l’ennemi de l’esprit de vérité et la cause de la décadence de la démocratie.

Elle l’expliqua très bien dans la Note sur la suppression générale des partis politiques : « Pour apprécier les partis politiques selon le critère de la vérité, de la justice et du bien public, il convient de commencer par en discerner les caractères essentiels. On peut en énumérer trois : Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective. Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres. La première fin, et, en dernière analyse, l'unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite. Par ce triple caractère, tout parti est totalitaire en germe et en aspiration » (Œuvres complètes, Tome V, volume 1, p. 403).

Son œuvre échappa à l'oubli grâce à Gustave Thibon, ce philosophe autodidacte et paysan ardéchois qui l'avait accueillie et qui publia les cahiers qu'elle lui avait confiés, sous le titre La Pesanteur et la grâce (1947).

Mais c'est surtout Albert Camus qui contribua à diffuser sa pensée en publiant L'Enracinement (1949). Pour lui, il est simplement « impossible [...] d'imaginer pour l'Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies dans L'Enracinement. » 

Son admiration et sa proximité intellectuelle avec la jeune femme étaient tels que, le jour de sa nomination au prix Nobel de Littérature, il alla demander à Mme Weil de lui ouvrir la porte de la chambre de Simone pour s'y recueillir. Et lorsqu'on lui demanda quels auteurs comptaient le plus pour lui, il termina sa liste sur ces mots : « Et Simone Weil, car il y a des morts qui sont plus proches de nous que bien des vivants ».

Dans la « solitude des précurseurs »

Si Albert Camus n'a jamais croisé Simone Weil, il l'a lue et admirée au point de publier et préfacer en 1949 son ouvrage posthume, L'Enracinement, « un des livres les plus lucides, les plus élevés, les plus beaux qu’on ait écrits depuis fort longtemps sur notre civilisation ». Dans cet article de la NRF, il s'explique sur ce qui rend à ses yeux Simone Weil unique :
« Elle n’était prévenue contre rien sinon contre la cruauté ou la bassesse, qui revient au même. Elle ne méprisait rien sinon le mépris lui-même. Et à la lire, on se dit que la seule chose dont fut incapable sa surprenante intelligence était la frivolité. On lui demande en 1943 un rapport sur la situation morale de la France et elle écrit le livre publié aujourd’hui sous le titre L’Enracinement, véritable traité de civilisation. Tel est le personnage qui allait toujours, et comme naturellement, à l’essentiel. […]
Imaginons seulement la solitude d'un pareil esprit dans la France d'entre les deux guerres. Qui s'étonnerait que Simone Weil se soit réfugiée dans les usines, ait voulu partager le sort des plus humbles ? Quand une société court irrésistiblement vers le mensonge, la seule consolation d'un coeur fier est d'en refuser les privilèges. […]
Grande par un pouvoir honnête, grande sans désespoir, telle est la vertu de cet écrivain. C'est ainsi qu'elle est encore solitaire. Mais il s'agit cette fois de la solitude des précurseurs, « chargée d'espoir » (« Simone Weil »
, Bulletin de la NRF, juin 1949)


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Grands historiens
Publié ou mis à jour le : 2025-04-21 18:37:51
Claude (12-05-2025 13:20:26)

Comme Max Ko, je suis ébloui par cet esprit supérieur (à l'évidence, cela existe) et très reconnaissant à l'auteur de cet article.

Max Ko (21-04-2025 10:45:49)

Magnifique article. Merci.

Louis Bisson (28-03-2025 17:15:11)

J'ai apprécié cet article qui résume très bien la complexité de la pensée de S Weil. Son itinéraire est un foisonnement de concepts et de d'expériences pratiques. Pour ma part ce que j'aime c... Lire la suite

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