On la dit modeste mais elle a failli détruire des empires. Elle semble banale mais elle a fait l'orgueil des cabinets de curiosité.
Depuis sa découverte au Xe siècle, la tulipe n'a cessé d'attiser les passions, poussant à la démesure souverains, botanistes et spéculateurs.
Tentons de comprendre d'où vient le charme de cette malicieuse discrète qui mena les plus sages vers la folie.
La belle coriace
Imaginez une petite fleur qui, du haut de ses quelques centimètres de tige, tient tête au dur climat du Pamir, aux frontières de la Chine et de l'Afghanistan. Supportant étés caniculaires et hivers glacés, la belle savait alors se faire discrète au milieu des roches, avec ses couleurs sans panache.
Mais, pleine de vie au milieu d'une contrée hostile, elle parvint quand même à se faire remarquer par les nomades turcs seldjoukides qui dès le XIe siècle firent découvrir à leurs voisins de Perse ce symbole de l'arrivée des beaux jours.
Rapidement elle devient l'ornement préféré des jardins d'Ispahan et des textes des grands poètes de l'époque, à l'exemple d'Omar Khayyam :
« Partout où se trouve une robe ou un parterre de tulipes,
Fut répandu jadis le sang d'un roi ;
Chaque tige jaillissant du sol,
C'est le signe qui orna la joue d'une beauté » (Quatrains, XIe siècle).
Aujourd'hui encore le drapeau iranien comporte une tulipe stylisée, symbole du martyr : la légende ne dit-elle pas qu'elle pousse aux endroits où sont enterrés les patriotes ?
Mais la tulipe reste aussi dans ce pays le symbole de l'amour éternel, comme le remarquait déjà au XVIIe siècle le voyageur Jean Chardin : « Quand un jeune homme en offre une à sa maîtresse, il lui donne à entendre que la couleur de la fleur représente les flammes dont il brûle, et le bulbe enrobé de terre, son cœur en cendres »
Une passion ottomane
Au XIIIe siècle, notre tulipe a déjà conquis l'Anatolie sur les traces des Ottomans et commence à étendre son empire jusque sur les Balkans.
Dans les nombreux jardins de Constantinople, voulus par le sultan Mehmet à la place des ruines laissées par le siège de la ville, on peut la voir s'épanouir en baissant la tête, ce qui en fait un symbole de modestie devant Dieu et un échantillon du paradis sur Terre. D'ailleurs elle est restée la petite fleur sauvage qu'elle était à son origine, les jardiniers de l'époque ne s'étant pas encore lancés dans l'hybridation.
Profitant de la tolérance ottomane sur l'interdiction de représenter les images, c'est sa silhouette mince et élancée que l'on voit apparaître sur les vêtements royaux comme sur les tapis de prière, sur la vaisselle comme sur les carreaux de la céramique d'Iznik ornant palais et mosquées.
Ce symbole de raffinement et de délicatesse est présent partout au point qu'« on ne peut pas faire un pas sans être assailli par des derviches et des janissaires qui vous comblent de tulipes », s'étonne un voyageur anglais de l'époque.
Regardez bien la tulipe : ne ressemble-t-elle pas à un turban ? C'est du moins le rapprochement qu'aurait fait un chroniqueur musulman décrivant la bataille du Champ des Merles qui opposa les Ottomans et à une coalition de princes des Balkans, en 1389, au Kosovo. D'après lui, le terrain couvert de têtes coupées ressemblait à un vaste champ de tulipes ! L'image n'est pas totalement fausse puisque le mot viendrait du persan dulbend (« turban ») qui aurait lui-même donné naissance au turc tülben. On préférera cependant l'hypothèse, moins sanglante, d'une confusion de la part de l'interprète de Busbecq qui n'aurait pas compris que le Flamand voulait connaître le nom de la fleur (lale, en turc) dont les Ottomans aimaient à orner leur couvre-chef, et non du couvre-chef lui-même !
La révélation
C'est à la Sublime Porte que l'on doit les premières expérimentations permettant la naissance d'hybrides. « Lumière du Paradis », « Perle incomparable » et même « Aiguillon du désir » vinrent compléter les variétés rapportées dans les bagages des armées victorieuses en Perse ou en Syrie.
Ce sont ainsi pas moins de 50 000 bulbes qui partirent d'Alep pour venir embellir les parterres du sultan Sélim II, soignés par un millier de jardiniers qui occupaient également les fonctions de bourreaux. On imagine dès lors la surprise des voyageurs occidentaux, à commencer par Pierre Belon, apothicaire auvergnat en visite dans le pays en 1547, qui en rapporta les premiers spécimens.
Quelques années plus tard, en 1554, l'ambassadeur du Saint Empire romain Ogier Ghislain de Busbecq évoque dans ses souvenirs une fleur qu'il baptise du nom de « tulipe », terme plus porteur que le scientifique « lilionarcisse » (composé de « lys » et « narcisse »).
Elle est repérée en 1559 dans un jardin d'Ausbourg, en Bavière, par le médecin suisse Conrad Gessner qui en fait pour la première fois la description et le dessin : sa « belle fleur rouge, aussi grande qu’un lys » peut partir à la conquête de l'Europe de la Renaissance qui, justement, s'entiche de botanique et d'exotisme.
Des bulbes explosifs
Dès lors, c'est la folie ! À la fin du XVIe siècle la tulipe illumine les jardins des botanistes de Vienne, Francfort et Londres où l'on s'amuse à multiplier les variétés.
À Anvers, l'acclimatation est plus difficile : les premiers bulbes auraient été cuits et mangés par un acheteur convaincu qu'il s'agissait de simples oignons... Mais les pays du Nord prennent vite leur revanche grâce à Charles de l'Écluse, dit Carolus Clusius, savant flamand qui va tâcher de mettre bon ordre dans tout cela.
Devenu spécialiste de la fleur, il est appelé par Maximilien II pour créer un jardin impérial à Vienne. Une belle réussite, jusqu'à ce que ses bulbes soient volés ! L'Écluse ne s'avoue nullement vaincu et s'empresse de diffuser à travers l'Europe des spécimens de sa favorite.
L'engouement est extraordinaire, notamment aux Pays-Bas où les commerçants et banquiers locaux n'hésitent pas à investir une fortune dans les bulbes les plus rares pour mettre en scène leur réussite. Rapidement, les spéculateurs voient tous les bénéfices qu'ils peuvent tirer de cette tulipomania qui pousse certains à payer un bulbe de la fameuse Semper Augustus près de 13 000 florins, soit le prix d'une belle demeure le long des canaux d'Amsterdam...
La folie du « commerce du vent » prend fin le 6 février 1637 avec un effondrement des prix de 90 % et le retour à des prix « raisonnables ». La tulipe peut quitter les tavernes pour retourner jouer à la belle dans les jardins.
Son nom a priori ne vous dit rien. Pourtant Nicolaes Pieterz est une des stars de la peinture mondiale. Maire d'Amsterdam pendant l'Âge d'or des Pays-Bas, il poursuit une brillante carrière de chirurgien qui lui permet de donner des leçons de dissection à ses jeunes collègues au sein de sa guilde. C'est celle-ci qui demande en 1632 au jeune Rembrandt d'immortaliser une de ses séances, commande qui donna naissance au célèbre portrait de groupe intitulé La Leçon d'anatomie du docteur Tulp. Tulp ? Le docteur Pieterz a en effet changé de nom pour adopter celui de cette fleur qu'il cultive avec passion et qu'il a adoptée comme emblème héraldique. Ce changement d'identité est une belle preuve de l'importance prise dans la bonne société de l'époque par la tulipe ! Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si à cette époque on la retrouve également dans les tableaux de Vanités à la fois comme symbole du luxe inutile et, sous sa version fanée, du temps qui passe.
Fastueuse sultane
Après avoir poussé les Pays-Bas à une dangereuse manie, la tulipe retourna ses charmes contre l'empire ottoman en séduisant son sultan, Ahmed III.
Celui-ci avait passé la première partie de son existence dans la « cage », une série d'appartement du palais de Topkapi d'où il jouissait d'une vue imprenable sur les jardins... et leurs tulipes.
Parvenu au pouvoir en 1703, il fit preuve d'un tel amour de la fleur qu'elle devint l'emblème de son long règne surnommé l'Ère des tulipes : pendant près de 30 ans, les formes élancées de « l'Élue des élues » furent reproduites partout et devinrent l'obsession de tous. Ne dit-on pas que Mustapha Pacha, grand amiral de la flotte, créa lui-même 44 variétés nouvelles de ce symbole de luxe ?
Ce savoir-faire ne lui sauva pas la vie puisqu'il fut étranglé au milieu de ses belles par un des jardiniers-bourreaux lorsque le sultan sentit arriver la fin de son règne. « Le roi des tulipes » eut le temps d'assister à la disparition des 1300 variétés présentes dans sa capitale, disparition rendue inéluctable par l'indifférence de son successeur, plus sensible aux charmes des femmes qu'à celui des fleurs.
Père du mouvement littéraire de « l’art pour l’art », Théophile Gautier ne pouvait manquer de consacrer un poème à celle qui lui semble ciselée par « le jardinier divin »…
« Moi, je suis la tulipe, une fleur de Hollande ;
Et telle est ma beauté, que l’avare Flamand
Paye un de mes oignons plus cher qu’un diamant,
Si mes fonds sont bien purs, si je suis droite et grande.
Mon air est féodal, et, comme une Yolande
Dans sa jupe à longs plis étoffée amplement,
Je porte des blasons peints sur mon vêtement,
Gueules fascé d’argent, or avec pourpre en bande.
Le jardinier divin a filé de ses doigts
Les rayons du soleil et la pourpre des rois
Pour me faire une robe à trame douce et fine.
Nulle fleur du jardin n’égale ma splendeur,
Mais la nature, hélas ! n’a pas versé d’odeur
Dans mon calice fait comme un vase de Chine »
(Poésies nouvelles et inédites, 1839).
« Maîtresse esclave... » (François Coppée)
Ailleurs dans le monde, la tulipe continua à séduire les cœurs, mais de façon plus raisonnable.
On comprit en effet que la richesse des variétés de tulipes, qui provoqua le krach hollandais de 1637, était due à un virus transmis par les pucerons qui modifient la couleur des pétales, donnant naissance à des défauts sous forme de simples stries ou de magnifiques flammes.
L'interdiction de la vente de ces bulbes n'a en rien freiné la diffusion de la fleur qui a fait de la Hollande sa terre de prédilection grâce à ses terrains toujours humides, riches en sable et en argile, et à son climat doux. Elle est logiquement devenue le symbole de ce pays qui commercialise plus d'un milliard par an de cette printanière aux milliers de variétés.
On comprend dès lors que, pour remercier d'avoir accueilli pendant la guerre la reine Juliana qui y accoucha de sa fille Margaret, les souverains des Pays-Bas offrent tous les ans au Canada 10 000 bulbes. Un joli cadeau, en attendant de pouvoir présenter la fameuse tulipe noire, qui continue à se faire désirer...
Dans ce court roman, Alexandre Dumas s'inspire de la tulipomania pour imaginer les aventures de Cornélius van Baerle. Alors qu'en 1672 Guillaume d'Orange arrive au pouvoir en Hollande, notre jeune homme ne pense qu'à une chose : créer une tulipe unique au monde, une tulipe noire ! Mais il ignore que son voisin Isaac Boxtel va lui aussi succomber à la folie de la fleur...
« Bientôt, tant le mal une fois maître d'une âme humaine y fait de rapides progrès, bientôt Boxtel ne se contenta plus de voir van Baerle, il voulut voir aussi ses fleurs : il était artiste au fond, et le chef-d'oeuvre d'un rival lui tenait au coeur.
Il acheta un télescope, à l'aide duquel, aussi bien que le propriétaire lui-même, il put suivre chaque évolution de la fleur [...]. Oh ! que de fois le malheureux jaloux, perché sur son échelle, aperçut-il dans les plates-bandes de van Baerle des tulipes qui l'aveuglaient par leur beauté, le suffoquaient par leur perfection !
Alors, après la période d'admiration qu'il ne pouvait vaincre, il subissait la fièvre de l'envie, ce mal qui ronge le poitrine et qui change le coeur en une myriade de petits serpents qui se dévorent l'un l'autre, source infâme d'horribles douleurs.
Que de fois au milieu de ses tortures, dont aucune description ne saurait donner l'idée, Boxtel fut-il tenté de sauter la nuit dans le jardin, d'y ravager les plantes, de dévorer les oignons avec les dents, et de sacrifier à sa colère le propriétaire lui-même s'il osait défendre ses tulipes.
Mais tuer une tulipe c'est, aux yeux d'un véritable horticulteur, un si épouvantable crime !
Tuer un homme, passe encore... » (Alexandre Dumas, La Tulipe noire, 1850).
Bibliographie
Mike Dash, La Tulipomania : l'histoire d'une fleur qui valait plus cher qu'un Rembrandt, éd. JC Lattès, 2000,
Ron van Dongen, La Tulipe. Une anthologie, éd. Citadelles et Mazenod, 2011.
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shai (31-08-2021 09:02:28)
Un article de fraicheurs dans ce monde de fous. Merci