La campagne électorale (William Hogarth, 1755)

Dessous cocasses de la société anglaise du XVIIIe s.

Le peintre William Hogarth (1697-1764) est à l’origine d’une œuvre artistique très variée (dessins, peintures, gravures…). Avec un esprit critique dégagé de tout esprit courtisan, il nous renseigne sur la société anglaise de son époque et sur les dérives de sa démocratie parlementaire, encore balbutiante au milieu du XVIIIème siècle et déjà soumise à l’épreuve de la corruption et du clientélisme.

La campagne électorale amorce un ensemble de quatre toiles satiriques centrées sur l’élection parlementaire de 1754, sous le règne chaotique de George II de Hanovre. La scène, très théâtrale, à la fois pleine de sens et d’une ironie mordante, reflète la grande liberté d’expression de l’artiste...

La campagne électorale, William Hogarth, 1755, Sir John Soane's Museum, Londres.

La monarchie parlementaire dans ses balbutiements

Aujourd’hui exposée au Sir John Soane’s Museum de Londres, La campagne électorale de Hogarth, peinte en 1754/1755, est un grand format de 102 sur 127 cm.

Cette toile va à l’encontre de la vision idéalisée de la démocratie parlementaire anglaise admirée par les Français nourris de philosophie des Lumières. On entre là de plein pied dans les coulisses cocasses et un brin sordide d’une campagne électorale.

Cette peinture ainsi que les trois autres tableaux de la série (The Humours of an Election) illustrent les étapes les plus caractéristiques du processus électoral de 1754 dans le comté du Oxfordshire.

Sous forme de scène théâtrale, le premier épisode se déroule dans une modeste auberge. S’y côtoient, à gauche, les représentants (bien habillés et perruqués) du parti qui a lancé l’invitation, en l’occurrence ici des libéraux du Parti Whig ; à droite deux notables locaux censés les soutenir mais visiblement peu lucides : l’un semble au bord de l’apoplexie par goinfrerie et son voisin en état d’ivresse avancée.

Apoplexie et musiciens (détails), La camapagne électorale, W. Hogarth.Par la fenêtre, des manifestants s’agitent tandis qu’un sous-fifre prépare au premier plan des cadeaux susceptibles de corrompre les électeurs. Une foule de personnages se parlent, s’interpellent, se rudoient, fument, dans une confusion extrême, apportant chacun leur pierre à la critique ironique et désabusée des différents travers de la politique.

On croit entendre les instruments de musique accompagnés du brouhaha des paroles et des cris. L’agitation est à son comble dans ce lieu public où se mêlent, de manière démocratique, nobles, bourgeois, manants, hommes, femmes et enfants dans un chaos généralisé.

Cadeaux pour les électeurs (détail), La campagne électorale, W. Hogarth.

Maître du détail, William Hogarth nous offre là, tant par les apparences vestimentaires que par la gestuelle ou les attitudes des protagonistes, des indices sur leurs origines sociales.

À nous de décrypter ces foisonnantes scénettes où son sens de la dérision est constamment en éveil. Le peintre s’impose dans ce genre de tableau (de type conversation piece, genre anglais à la mode au XVIIIème siècle) tant par sa puissante force d’expression que par son esprit critique corrosif dans la lignée de son aîné Jonathan Swift (1667-1745), le « père » de Gulliver.

William Hogarth, Foire de Southwark, 1733, États-Unis, Cincinnati Art Museum. Agrandissement : Le tribunal, vers 1758, Cambridge, Fitzwilliam Museum.

William Hogarth : une carrière avec l’ironie pour pinceau

Graveur, peintre, caricaturiste, dessinateur de presse, essayiste, William Hogarth s’impose à la postérité par la diversité de ses talents et par une énergie novatrice qui l’amène constamment à créer avec un regard sans préjugés. Artiste emblématique de l’Angleterre du XVIIIème, il est devenu, grâce à son sens aigu de l’observation, le maître de la satire sociale.

Cet esprit libre, issu d’une famille cultivée de bourgeoisie modeste, choisit de devenir apprenti à quinze ans dans un atelier d’orfèvrerie où, en tant que graveur, il se consacre pendant cinq ans à la réalisation d’enseignes et d’affiches, publicités avant l’heure. Lors de cet apprentissage, Hogarth se forge une expertise de graveur qui lui servira par la suite pour reproduire ses peintures en séries de gravures.

William Hogarth, in Les quatre heures de la journée : le matin puis la nuit, estampes, 1738, États-Unis, Cleveland Museum of Art.C’est à Londres qu’il exerce son talent et c’est tout particulièrement cette société qu’il observe avec ironie. À partir de 1720, sa carrière prend son envol. Il étudie la peinture et tombe amoureux de la fille d’un de ses maîtres, James Thornhill, peintre reconnu. Il enlève sa belle et l’épouse en secret en 1729. Peu rancunier et conscient des dons artistiques de son gendre, Thornhill va le soutenir en l’introduisant auprès de ses relations.

À partir de 1732, ses estampes apportent à Hogarth, qui a alors 35 ans, la notoriété auprès d’un vaste public issu de toutes les classes sociales. Actif sur plusieurs fronts, Hogarth rouvre une école de peinture en faillite, la Saint Martin’s Lane Academy et s’intéresse également à la promotion d’un orphelinat, en organisant, expositions et concerts.

Soucieux de maintenir ses sources de revenus et son train de vie, il va être à l’initiative d’une loi interdisant de produire des gravures sans le consentement de l’auteur (loi Hogarth 1735). C’est l’amorce du droit d’auteur que Beaumarchais développera en France.

Certain de l’intérêt du marché des reproductions, Hogarth conçoit avec un vif succès des séries de gravures issues de ses tableaux sur les réalités choquantes de son temps et sur des thèmes d’une extrême variété où la morale joue un rôle majeur : Carrière d’une prostituée (1732), La carrière d’un libertin (1735)…

William Hogarth, Après, 1731, Cambridge, Fitzwilliam Museum. Agrandissement : La vie d'un libertin, vers 1735, Londres, Sir John Soane's Museum.

La gravure, par essence duplicable, lui permet de se dégager du joug des mécènes. En toute liberté, il ose même produire des planches satiriques sur le roi George II et d’autres personnages politiques. Lié à Marco Ricci, un peintre vénitien de caricatures en vogue, Hogarth devient un des précurseurs de la caricature anglaise.

Peu attiré par les voyages, il visite toutefois l’incontournable Paris en 1743 et y conçoit six gravures satiriques sur la haute société, le Mariage à la mode (1744). Sa vie personnelle alimente aussi ses sujets, tel ce voyage en Flandre où, accusé d’espionnage, il utilise ce malentendu pour créer une nouvelle toile satirique : La porte de Calais (1748). Sa notoriété n’est donc plus à faire lors de la Campagne électorale (1754-1755), dernière de ses séries.

William Hogarth, In Le Mariage à la mode : Le tête à tête ; Agrandissement : La mort de la comtesse, vers 1743, Londres, National Gallery.

Curieux de tout, il s’intéresse certes à la politique mais il traite aussi bien de la lutte contre l’alcoolisme que de la peine de mort : les notions de justice et de morale sont toujours au cœur de ses sujets. Dans cette optique, il s’essaie un temps au sérieux de la peinture historique et religieuse, mais sans grand succès car c’est un genre dont son public semble moins friand.

Devenu propriétaire d’une maison à l’ouest de Londres à Chiswick, il s’y retire loin de l’agitation sociale pour prendre le recul de la réflexion (essai sur l’Analyse de la beauté). Nommé Serjeant Painter par le roi en 1757, il meurt, après cette reconnaissance honorifique, d’une attaque cardiaque en 1764. Se termine alors une vie aussi riche et foisonnante que son œuvre.

William Hogarth, La porte de Calais, 1748, Londres, Tate Britain.

Le contexte politique des élections de 1754

Nous sommes en pleine campagne électorale quand s’ouvre la série dont ce tableau est la première scène, série instructive quant à l’atmosphère délétère de ces élections qui ont été sanglantes dans ce comté. Proche de la caricature, Hogarth y pointe les dysfonctionnements d’une campagne électorale en vue d’élire les représentants à la Chambre des communes.

Le système électoral anglais traditionnel est mal adapté à ce XVIIIème siècle en plein essor économique. En effet, les campagnes et certaines régions se voient favorisées au détriment des villes, en pleine croissance. La révolution industrielle voit le jour à ce moment-là dans le textile. Le maillon faible de la démocratie anglaise est donc le déséquilibre des députés, majoritairement issus des régions agraires.

James Thornhill, Portrait de Marie de Stuart et Guillaume III d'Orange sur le plafond du Painted Hall du Old Royal Naval College, à Greenwich. Agrandissement : Thomas Hudson, George II, 1744, Londres, National Portrait Gallery.À cette époque, le Parlement anglais joue un rôle central depuis la « Glorieuse Révolution » de 1688/89. Le roi Jacques II Stuart avait dû fuir, ses positions ultracatholique devenant intenables dans le contexte anglais transformé par la Réforme anglicane. Sa fille Marie II, protestante affichée, avait sauvé la mise de la dynastie Stuart en acceptant de régner conjointement avec son époux Guillaume III d’Orange, également protestant.

En 1689, ces deux monarques s’étaient toutefois engagés à se soumettre à des règles strictes limitant leur pouvoir et avaient accepté de signer la déclaration des droits, appelée Bill of Rights, texte fondateur des libertés anglaises (accession au trône interdite aux catholiques ; pouvoir exclusif pour le Parlement de faire les lois, de lever les impôts, d’organiser des élections libres avec renouvellement régulier ; interdiction de la présence d’une armée en temps de paix…). En 1641 déjà, prémices de ces avancées contre l’absolutisme, la liberté de la presse avait vu le jour en Angleterre, suivie en 1679, de l’Habeas corpus interdisant au roi toute arrestation arbitraire : la loi est désormais supérieure au roi.

William Hogarth, Autoportrait : Le peintre et son carlin, 1745, Londres, National Portrait Gallery. Agrandissement : William Hogarth, Autoportrait, vers 1757, Londres, National Portrait Gallery. Après la mort sans descendance des deux monarques et de la reine Anne, protestante, la couronne avait été attribuée, en 1714, évinçant ainsi les catholiques de la lignée, à de lointains cousins protestants : les Hanovre George Ier puis George II.

Hogarth peint donc sa Campagne électorale sous le règne de George II, roi depuis 1727. Germanique de cœur comme son père, celui-ci se partage entre ses terres de Hanovre et le Royaume Uni de Grande-Bretagne (officiellement fondé par l’Acte d’Union de 1707). Si cette dynastie suscite de violentes critiques, elle est cependant soutenue par le parti majoritaire au Parlement, les Whigs, défenseurs des libertés et de la cause protestante.

Cette prééminence du Parlement anglais est alors devenue, pour les progressistes, un modèle en Europe. On peut comprendre qu’il ait fait rêver les Français, Voltaire en tête, après le long règne absolutiste de Louis XIV, quand son successeur, Louis XV, commence à être confronté aux désirs d’émancipation des classes privilégiées représentées par les cours de justice appelées « parlements » (sans rapport avec le Parlement anglais).

William Hogarth, Famille de George II, vers 1732, Royal Collection.

La longue prépondérance des Whigs face aux Tories

Apparus peu avant la crise de la Glorieuse Révolution, dont ils sont des acteurs majeurs, les Whigs militent pour un Parlement fort face à l’absolutisme royal. C’est en 1714 qu’ils s’imposent au pouvoir avec la dynastie hanovrienne en s’appuyant sur la bourgeoisie commerçante en plein essor.

Le XVIIIème marque donc leur apogée car leurs adversaires, les Tories, étaient considérés par les rois Hanovre comme trop proches de la dynastie précédente des Stuarts. Dans ce système bipartite favorisé par un seul tour d’élection (le candidat arrivé en tête remporte l’élection même avec une minorité de voix), les Whigs deviendront plus tard, au XIXème siècle, le parti libéral.

Au XXème siècle, supplanté par les travaillistes (Labour), opposés aux conservateurs (ou tories), le parti libéral disparaîtra presque complètement de la vie politique britannique, encore structurée selon la logique bipartisane.

William Hogarth, Le Christ guérit le paralytique à Bethseda, vers 1736, Londres, St. Bartholomew's Hospital. Agrandissement : William Hogarth, Goûtez à la grande vie, 1746, New York, Metropolitan Museum of Art.

L’estampe : un support de diffusion à grande échelle de l’image

Apparue au début du XVème siècle, la technique de l’estampe (de l’italien stampa : « impression ») est un phénomène à rapprocher, par sa potentialité de diffusion, de celui de l’invention de l’imprimerie cinquante ans plus tard. Les Français sont devenus les maîtres de cette technique. Sensible à la potentialité de ce support, Hogarth double ses tableaux de séries d’estampes pour en tirer un meilleur profit, dont La campagne électorale.

En effet, les artistes peuvent désormais atteindre un vaste public par l’intermédiaire de ces œuvres gravées, en attendant la lithographie, inventée en 1796. Avec un tirage limité, chaque série d’estampes est considérée comme une œuvre à part entière. La variété des procédés et la virtuosité des graveurs font entrer « l’image » dans toutes les couches de la société. Les collectionneurs peuvent ainsi, à moindre coût, détenir des œuvres d’art. Les mécènes n’en ont plus l’exclusivité.

Décryptage de La Campagne électorale

Observons ce tableau au moyen duquel William Hogarth montre avec brio comment la corruption dominait la vie politique anglaise. En cette fin de banquet, on sent le relâchement général des convives :

Les candidats (ou leurs représentants) sont les deux personnages à gauche, vêtus de costumes, inspirés du style Louis XV avec perruque poudrée pour le plus jeune et d’un style plus démodé pour le plus âgé en arrière-plan. Ils n’ont plus vraiment la maîtrise de la situation devant la table débarrassée et les solliciteurs avinés.
 
Candidats, petite-fille, clerc (à gauche) ; portrait déchiré ; enfant faisant le service (détails), La campagne électorale, W. Hogarth.
Une petite fille semble voler sa bague au candidat qui sourit par politesse à la mégère qui l’embrasse. Son compagnon semble gêné par les propos d’un ivrogne qui le gêne par la fumée de sa pipe. Au premier plan, un enfant fait aussi le service.
 
Ici un portrait déchiré de l’ancien roi Guillaume III d’Orange. Il est reconnaissable pour nous par son grand nez aquilin. Ce tableau abîmé veut signifier la position politique de cette assemblée en faveur des whigs. Ces derniers sont en effet les soutiens de la dynastie des Hanovre (roi George II à la date du tableau) contre les jacobites (partisans des Stuarts fomentant des révoltes à cette époque, en particulier en Ecosse) soutenus par les Tories.
 
Voici des personnages populaires pouvant être des propriétaires et des paysans dont les candidats cherchent à capter les voix. Il est nécessaire pour voter d’être un propriétaire terrien, même très modeste. N’y sont pas autorisés les fermiers (exploitant d’une terre), les ouvriers, les commerçants ou les industriels.
 
Un clerc à gauche, au premier plan, prépare tranquillement l’argent à remettre aux électeurs.
 
Banderoles (détail), la campagne électorale, W. Hogarth.Un homme du peuple, au premier plan, semble blessé, sans doute à la suite d’un coup reçu à la tête suggérant les désordres liés aux élections. Il s’agit probablement d’un homme de main chargé d’intimider, avec son gourdin, les électeurs.
 
Confusion démocratique des personnages qui suggèrent par leur diversité la classe montante des travailleurs dans un temps d’exode rural lié au premier impact des débuts de l’industrialisation. Exploitée avec 14 à 16 heures de travail quotidien 6 jours sur sept, cette population s’embrase facilement dans la contestation.
 
Des manifestants tories contre la naturalisation des juifs manifestent de l’autre côté de la fenêtre par le biais d’un mannequin « No Jews » inscrit sur le plastron tandis que des bannières s’opposent à une nouvelle loi sur le mariage proposée par les whigs.
Michelle Fayet
Publié ou mis à jour le : 2022-12-16 18:56:39

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