Le peintre William Hogarth (1697-1764) est à l’origine d’une œuvre artistique très variée (dessins, peintures, gravures…). Avec un esprit critique dégagé de tout esprit courtisan, il nous renseigne sur la société anglaise de son époque et sur les dérives de sa démocratie parlementaire, encore balbutiante au milieu du XVIIIème siècle et déjà soumise à l’épreuve de la corruption et du clientélisme.
La campagne électorale amorce un ensemble de quatre toiles satiriques centrées sur l’élection parlementaire de 1754, sous le règne chaotique de George II de Hanovre. La scène, très théâtrale, à la fois pleine de sens et d’une ironie mordante, reflète la grande liberté d’expression de l’artiste...
La monarchie parlementaire dans ses balbutiements
Aujourd’hui exposée au Sir John Soane’s Museum de Londres, La campagne électorale de Hogarth, peinte en 1754/1755, est un grand format de 102 sur 127 cm.
Cette toile va à l’encontre de la vision idéalisée de la démocratie parlementaire anglaise admirée par les Français nourris de philosophie des Lumières. On entre là de plein pied dans les coulisses cocasses et un brin sordide d’une campagne électorale.
Cette peinture ainsi que les trois autres tableaux de la série (The Humours of an Election) illustrent les étapes les plus caractéristiques du processus électoral de 1754 dans le comté du Oxfordshire.
Sous forme de scène théâtrale, le premier épisode se déroule dans une modeste auberge. S’y côtoient, à gauche, les représentants (bien habillés et perruqués) du parti qui a lancé l’invitation, en l’occurrence ici des libéraux du Parti Whig ; à droite deux notables locaux censés les soutenir mais visiblement peu lucides : l’un semble au bord de l’apoplexie par goinfrerie et son voisin en état d’ivresse avancée.
Par la fenêtre, des manifestants s’agitent tandis qu’un sous-fifre prépare au premier plan des cadeaux susceptibles de corrompre les électeurs. Une foule de personnages se parlent, s’interpellent, se rudoient, fument, dans une confusion extrême, apportant chacun leur pierre à la critique ironique et désabusée des différents travers de la politique.
On croit entendre les instruments de musique accompagnés du brouhaha des paroles et des cris. L’agitation est à son comble dans ce lieu public où se mêlent, de manière démocratique, nobles, bourgeois, manants, hommes, femmes et enfants dans un chaos généralisé.
Maître du détail, William Hogarth nous offre là, tant par les apparences vestimentaires que par la gestuelle ou les attitudes des protagonistes, des indices sur leurs origines sociales.
À nous de décrypter ces foisonnantes scénettes où son sens de la dérision est constamment en éveil. Le peintre s’impose dans ce genre de tableau (de type conversation piece, genre anglais à la mode au XVIIIème siècle) tant par sa puissante force d’expression que par son esprit critique corrosif dans la lignée de son aîné Jonathan Swift (1667-1745), le « père » de Gulliver.
William Hogarth : une carrière avec l’ironie pour pinceau
Graveur, peintre, caricaturiste, dessinateur de presse, essayiste, William Hogarth s’impose à la postérité par la diversité de ses talents et par une énergie novatrice qui l’amène constamment à créer avec un regard sans préjugés. Artiste emblématique de l’Angleterre du XVIIIème, il est devenu, grâce à son sens aigu de l’observation, le maître de la satire sociale.
Cet esprit libre, issu d’une famille cultivée de bourgeoisie modeste, choisit de devenir apprenti à quinze ans dans un atelier d’orfèvrerie où, en tant que graveur, il se consacre pendant cinq ans à la réalisation d’enseignes et d’affiches, publicités avant l’heure. Lors de cet apprentissage, Hogarth se forge une expertise de graveur qui lui servira par la suite pour reproduire ses peintures en séries de gravures.
C’est à Londres qu’il exerce son talent et c’est tout particulièrement cette société qu’il observe avec ironie. À partir de 1720, sa carrière prend son envol. Il étudie la peinture et tombe amoureux de la fille d’un de ses maîtres, James Thornhill, peintre reconnu. Il enlève sa belle et l’épouse en secret en 1729. Peu rancunier et conscient des dons artistiques de son gendre, Thornhill va le soutenir en l’introduisant auprès de ses relations.
À partir de 1732, ses estampes apportent à Hogarth, qui a alors 35 ans, la notoriété auprès d’un vaste public issu de toutes les classes sociales. Actif sur plusieurs fronts, Hogarth rouvre une école de peinture en faillite, la Saint Martin’s Lane Academy et s’intéresse également à la promotion d’un orphelinat, en organisant, expositions et concerts.
Soucieux de maintenir ses sources de revenus et son train de vie, il va être à l’initiative d’une loi interdisant de produire des gravures sans le consentement de l’auteur (loi Hogarth 1735). C’est l’amorce du droit d’auteur que Beaumarchais développera en France.
Certain de l’intérêt du marché des reproductions, Hogarth conçoit avec un vif succès des séries de gravures issues de ses tableaux sur les réalités choquantes de son temps et sur des thèmes d’une extrême variété où la morale joue un rôle majeur : Carrière d’une prostituée (1732), La carrière d’un libertin (1735)…
La gravure, par essence duplicable, lui permet de se dégager du joug des mécènes. En toute liberté, il ose même produire des planches satiriques sur le roi George II et d’autres personnages politiques. Lié à Marco Ricci, un peintre vénitien de caricatures en vogue, Hogarth devient un des précurseurs de la caricature anglaise.
Peu attiré par les voyages, il visite toutefois l’incontournable Paris en 1743 et y conçoit six gravures satiriques sur la haute société, le Mariage à la mode (1744). Sa vie personnelle alimente aussi ses sujets, tel ce voyage en Flandre où, accusé d’espionnage, il utilise ce malentendu pour créer une nouvelle toile satirique : La porte de Calais (1748). Sa notoriété n’est donc plus à faire lors de la Campagne électorale (1754-1755), dernière de ses séries.
Curieux de tout, il s’intéresse certes à la politique mais il traite aussi bien de la lutte contre l’alcoolisme que de la peine de mort : les notions de justice et de morale sont toujours au cœur de ses sujets. Dans cette optique, il s’essaie un temps au sérieux de la peinture historique et religieuse, mais sans grand succès car c’est un genre dont son public semble moins friand.
Devenu propriétaire d’une maison à l’ouest de Londres à Chiswick, il s’y retire loin de l’agitation sociale pour prendre le recul de la réflexion (essai sur l’Analyse de la beauté). Nommé Serjeant Painter par le roi en 1757, il meurt, après cette reconnaissance honorifique, d’une attaque cardiaque en 1764. Se termine alors une vie aussi riche et foisonnante que son œuvre.
Le contexte politique des élections de 1754
Nous sommes en pleine campagne électorale quand s’ouvre la série dont ce tableau est la première scène, série instructive quant à l’atmosphère délétère de ces élections qui ont été sanglantes dans ce comté. Proche de la caricature, Hogarth y pointe les dysfonctionnements d’une campagne électorale en vue d’élire les représentants à la Chambre des communes.
Le système électoral anglais traditionnel est mal adapté à ce XVIIIème siècle en plein essor économique. En effet, les campagnes et certaines régions se voient favorisées au détriment des villes, en pleine croissance. La révolution industrielle voit le jour à ce moment-là dans le textile. Le maillon faible de la démocratie anglaise est donc le déséquilibre des députés, majoritairement issus des régions agraires.
À cette époque, le Parlement anglais joue un rôle central depuis la « Glorieuse Révolution » de 1688/89. Le roi Jacques II Stuart avait dû fuir, ses positions ultracatholique devenant intenables dans le contexte anglais transformé par la Réforme anglicane. Sa fille Marie II, protestante affichée, avait sauvé la mise de la dynastie Stuart en acceptant de régner conjointement avec son époux Guillaume III d’Orange, également protestant.
En 1689, ces deux monarques s’étaient toutefois engagés à se soumettre à des règles strictes limitant leur pouvoir et avaient accepté de signer la déclaration des droits, appelée Bill of Rights, texte fondateur des libertés anglaises (accession au trône interdite aux catholiques ; pouvoir exclusif pour le Parlement de faire les lois, de lever les impôts, d’organiser des élections libres avec renouvellement régulier ; interdiction de la présence d’une armée en temps de paix…). En 1641 déjà, prémices de ces avancées contre l’absolutisme, la liberté de la presse avait vu le jour en Angleterre, suivie en 1679, de l’Habeas corpus interdisant au roi toute arrestation arbitraire : la loi est désormais supérieure au roi.
Après la mort sans descendance des deux monarques et de la reine Anne, protestante, la couronne avait été attribuée, en 1714, évinçant ainsi les catholiques de la lignée, à de lointains cousins protestants : les Hanovre George Ier puis George II.
Hogarth peint donc sa Campagne électorale sous le règne de George II, roi depuis 1727. Germanique de cœur comme son père, celui-ci se partage entre ses terres de Hanovre et le Royaume Uni de Grande-Bretagne (officiellement fondé par l’Acte d’Union de 1707). Si cette dynastie suscite de violentes critiques, elle est cependant soutenue par le parti majoritaire au Parlement, les Whigs, défenseurs des libertés et de la cause protestante.
Cette prééminence du Parlement anglais est alors devenue, pour les progressistes, un modèle en Europe. On peut comprendre qu’il ait fait rêver les Français, Voltaire en tête, après le long règne absolutiste de Louis XIV, quand son successeur, Louis XV, commence à être confronté aux désirs d’émancipation des classes privilégiées représentées par les cours de justice appelées « parlements » (sans rapport avec le Parlement anglais).
La longue prépondérance des Whigs face aux Tories
Apparus peu avant la crise de la Glorieuse Révolution, dont ils sont des acteurs majeurs, les Whigs militent pour un Parlement fort face à l’absolutisme royal. C’est en 1714 qu’ils s’imposent au pouvoir avec la dynastie hanovrienne en s’appuyant sur la bourgeoisie commerçante en plein essor.
Le XVIIIème marque donc leur apogée car leurs adversaires, les Tories, étaient considérés par les rois Hanovre comme trop proches de la dynastie précédente des Stuarts. Dans ce système bipartite favorisé par un seul tour d’élection (le candidat arrivé en tête remporte l’élection même avec une minorité de voix), les Whigs deviendront plus tard, au XIXème siècle, le parti libéral.
Au XXème siècle, supplanté par les travaillistes (Labour), opposés aux conservateurs (ou tories), le parti libéral disparaîtra presque complètement de la vie politique britannique, encore structurée selon la logique bipartisane.
L’estampe : un support de diffusion à grande échelle de l’image
Apparue au début du XVème siècle, la technique de l’estampe (de l’italien stampa : « impression ») est un phénomène à rapprocher, par sa potentialité de diffusion, de celui de l’invention de l’imprimerie cinquante ans plus tard. Les Français sont devenus les maîtres de cette technique. Sensible à la potentialité de ce support, Hogarth double ses tableaux de séries d’estampes pour en tirer un meilleur profit, dont La campagne électorale.
En effet, les artistes peuvent désormais atteindre un vaste public par l’intermédiaire de ces œuvres gravées, en attendant la lithographie, inventée en 1796. Avec un tirage limité, chaque série d’estampes est considérée comme une œuvre à part entière. La variété des procédés et la virtuosité des graveurs font entrer « l’image » dans toutes les couches de la société. Les collectionneurs peuvent ainsi, à moindre coût, détenir des œuvres d’art. Les mécènes n’en ont plus l’exclusivité.
Décryptage de La Campagne électorale
Observons ce tableau au moyen duquel William Hogarth montre avec brio comment la corruption dominait la vie politique anglaise. En cette fin de banquet, on sent le relâchement général des convives :


Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Aucune réaction disponible