Janvier 2003

La Turquie et les frontières de l'Union

La Turquie a-t-elle sa place dans l'Union européenne ? Voici une note qu'a adressée Bernard Poignant, député européen (PS), à ses amis politiques à propos de la candidature de la Turquie à l'Union européenne.
On peut lire aussi L'enjeu turc : les conséquences de l'élargissement, L'enjeu turc : la Turquie, l'Europe et le Moyen-Orient, La Turquie, l'Europe et l'Union.

Le débat sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne a ouvert celui sur ses frontières. Où doit s'arrêter cette Union ? A-t-elle des limites géographiques ? L'Union européenne a-t-elle vocation à fédérer tous les États du continent européen ? Les États Unis d'Amérique n'ont jamais prétendu fédérer le continent américain tout entier. Ils ont su se donner des limites, donc s'arrêter. Sommes-nous capables d'en faire autant ? Ou alors l'Union européenne serait-elle la nouvelle forme de l'expansion européenne après celle des Grandes Découvertes et celle de la colonisation ? Tant que le Mur de Berlin était debout, c'est lui qui fixait la frontière. Nos concitoyens savaient la dessiner. C'était la frontière de la liberté, la plus commode à tracer sur la carte.

Sans le dire, le Sommet de Copenhague des 12 et 13 décembre 2002 a redessiné les frontières de l'Union. Il suffit de colorier les pays qu'il cite avec des couleurs différentes selon l'avenir qu'il leur destine et vous aurez la carte future de l'Union européenne.

Tout se trouve dans le paragraphe « l'Union élargie et ses voisins ». Ainsi, le Sommet réaffirme « la perspective européenne des pays des Balkans occidentaux inscrits dans le processus de stabilisation et d'association ». En clair : la Croatie, l'Albanie, la Bosnie, la Macédoine, la Fédération yougoslave avec la Serbie, la Voïvodie et le Kossovo pourront demain devenir des pays membres à part entière. Il y faudra du temps, de la stabilité, de la démocratie mais c'est inscrit dans le cours de l'Histoire. Plus que des voisins, ce sont des cousins.

Au-delà, « l'élargissement resserrera les relations avec la Russie et l'Union européenne, souhaite également accroître ses relations avec l'Ukraine, la Moldova, la Belarus et les pays du Sud de la Méditerranée. » En clair, il n'y a pas d'adhésion à la clé mais des partenariats privilégiés et peut être des Traités d'étroite association à concevoir et à signer.

On s'attendrait à voir figurer la Turquie parmi ces voisins. Mais elle a un traitement particulier puisque acceptée comme pays candidat en décembre 1999 (Sommet d'Helsinki) après avoir été reconnue « vocation européenne » en 1963.

Mille neuf cent soixante trois ! Tout part de là et il faut s'arrêter un instant sur cette date.

Cette année-là, il n'est pas question d'imaginer une « vocation européenne » à un pays du Maghreb : le Maroc a vu son indépendance reconnue depuis le 2 mars 1956, la Tunisie le 20 mars de la même année, l'Algérie le 19 mars 1962 après huit ans de guerre, un million de rapatriés rejoignant la rive Nord de la Méditerranée.

Il n'est pas non plus envisageable de donner une « vocation européenne » à tout pays soit partie prenante de l'URSS soit évoluant dans son orbite ou plutôt sous sa botte.

La Turquie n'est dans aucun de ces cas de figure: ni décolonisation, ni domination étrangère. Par contre, sa position géographique est stratégique dans la guerre froide. Elle est au flanc Sud de l'URSS. Elle contrôle un des accès aux mers chaudes de l'ancienne Russie : la sortie de la Mer Noire par le Bosphore et les Dardanelles. Sa position est décisive au lendemain de la crise des fusées de Cuba d'octobre 1962. Les Américains viennent de découvrir l'installation dans cette île de fusées offensives russes à moyenne portée dirigées vers leur territoire. A l'Ouest, ils ont l'Allemagne ; au Sud il leur faut la Turquie. Reconnaître à celle-ci une « vocation européenne » est une façon de l'arrimer au camp occidental.

1963 est aussi l'année où la France, par la voix du Général de Gaulle oppose son veto, au mois de janvier, à la demande d'adhésion du Royaume-Uni. L'Europe ne comprend que six pays, très éloignés de la Turquie. Par la route, il faut traverser la Yougoslavie communiste pour la rejoindre. Qui peut imaginer que la construction européenne est une préoccupation dans toute cette affaire ?

L'insistance des États Unis auprès des chefs d'État et de gouvernement réunis à Copenhague pour qu'ils donnent un rendez-vous à la Turquie pour commencer les négociations d'adhésion relève du même ordre d'idées, quarante ans après. Cette fois, la Turquie est au flanc ouest de l'Irak, un des pays de « l'axe du Mal » depuis 1990. Elle a la même nécessité pour les États Unis. Ceux-ci ont besoin de ses ports et aéroports pour préparer sa guerre préventive. L'Europe doit donc faire une autre avance: après la vocation reconnue en 1963, la candidature acceptée en 1999, la date proposée en 2002 pour un rendez vous en 2004. Il ne faut pas chercher là-dedans un intérêt quelconque pour l'Union européenne, son intégration, son modèle politique et social, ses capacités de diplomatie et de défense communes.

Ajoutons à cela la proximité de ce pays avec l'éponge pétrolière du monde : fin 2001, les réserves de pétrole prouvées étaient de 908 milliards de barils dont 685,5 pour le seul Proche Orient soit 75,5% du total. Le monde entier voudra puiser dans cette immense nappe, la Chine en premier lieu. La Turquie a donc besoin des yeux doux de l'Europe qui à son tour plie devant les yeux noirs de l'Amérique.

En tous cas, c'est fait. L'Union européenne a donné sa parole et c'est vrai qu'il n'est jamais bon de blesser un pays, d'humilier un peuple et de rejeter une population. Si les critères politiques et démocratiques sont remplis, une date sera donnée. Je considère que l'Union a eu tort de donner cette parole. Aujourd'hui, il faut donc faire avec! Cela n'interdit pas de passer en revue quelques arguments et commentaires. Et cette histoire n'est pas encore finie.

La Turquie n'appartient pas au continent européen : 97% de son territoire est en Asie, c'est la péninsule anatolienne ; 3% est en Europe, c'est la Thrace orientale. 90% de la population vit dans la partie asiatique ; 10% dans la partie européenne. Ce sont des faits. L'ex-Empire ottoman a gardé cette partie européenne à la suite de la victoire des Turcs sur les Grecs pendant la guerre d'août 1921 à octobre 1922. C'est le Traité de Lausanne (24 juillet 1923) qui donna définitivement la Thrace orientale à la Turquie avec les deux villes d'Andrinople (Edirne aujourd'hui) et de Constantinople (Istanbul aujourd'hui).

Où s'arrête le continent européen ? Le plus simple est de regarder les manuels de géographie utilisés par les élèves des classes élémentaires : CE2 Hachette ou CM1 Hatier. Les contours sont clairs: l'Europe s'arrête aux détroits de Gibraltar pour le Sud, du Bosphore et des Dardanelles pour le Sud Est et va jusqu'à l'Oural, à l'Est. On peut vouloir une référence plus quotidienne : elle est donnée tous les jours en page « Aujourd'hui », rubrique « Météorologie » du journal Le Monde. A côté des cartes qui annoncent les prévisions figurent, classées en quatre continents, les villes et leurs températures minimales et maximales : Istanbul y figure sous le chapeau « Europe » avec Kiev, Moscou et Saint-Pétersbourg. C'est donc la même carte. Voilà pour la géographie lue et enseignée.

Si tout pays qui a un bout de son territoire sur le continent européen peut demain appartenir à l'Union européenne, il vaudrait mieux l'écrire noir sur blanc. Dans ce cas, l'Union a vocation à se calquer sur le Conseil de l'Europe. Celui-ci se rapproche en effet de cette géographie. Il est né en 1949 avant le Traité CECA (1951) ou celui du Marché Commun (1957). Dans cette hypothèse, il faut s'attendre à d'autres adhésions, jusqu'à la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan, au total 44 États membres dont la Russie.

L'Arménie est évidemment un cas particulier. Dans une résolution en date du 18 juin 1987, le Parlement européen a qualifié de « génocide » le massacre des Arméniens en 1915, suivant en cela la sous-commission des Droits de l'Homme de l'ONU en 1985. La France est allée plus loin : Jacques Chirac a promulgué le 29 janvier 2001 la loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Comment pourra-t-elle accepter l'adhésion de la Turquie sans que celle-ci ait procédé à la même reconnaissance? On imagine mal l'Allemagne refusant de reconnaître le génocide juif et demandant dans le même temps son adhésion à l'Union européenne.

À moins que les futurs contours de l'Union européenne soient ceux de l'OTAN. Récemment, on a peu mis en avant, cet élargissement de l'OTAN conjoint du nôtre. À l'exception de Chypre, les 11 autres pays qui doivent nous rejoindre d'ici 2007 ont déjà intégré l'OTAN. Macédoine et Albanie sont candidats. La carte de l'Union européenne finira par épouser la carte de l'OTAN. Et le tour est joué : la prospérité par l'Union européenne ; la sécurité par les États Unis d'Amérique. C'est la vraie volonté de beaucoup de pays, du Royaume-Uni à la Bulgarie.

Il se ferait en Europe ce que Georges Bush a prévu pour son continent : la création avant 2005 d'une zone de libre échange de toutes les Amériques. C'est pour cela qu'il a reçu Lula, le nouveau président du Brésil dès la mi-décembre. Il voulait vérifier qu'il ne contrarierait pas son projet. De l'autre côté de l'Atlantique, la mise en place d'une zone de libre échange eurasienne lui conviendrait.

A ce point de la démonstration, n'oublions pas de jeter un regard sur les nouvelles frontières de l'Union en cas d'adhésion de la Turquie. Elles toucheraient cinq pays : la Géorgie, l'Arménie, la Syrie, l'Irak et l'Iran. J'imagine la rédaction du même paragraphe qu'à Copenhague intitulé « l'Union élargie et ses voisins ». Quels voisins ! Je sais qu'on ne les choisit pas mais on n'est pas obligé de se précipiter au pas de leur porte.

Evidemment, il y a la question religieuse ! Elle va tout embrouiller. La Turquie est un pays laïc et les Turcs sont une population musulmane. La laïcité est garantie par une armée qui n'a pas la réputation d'être attachée au fonctionnement démocratique. L'islam est évoqué par ceux qui veulent plus de liberté contre un régime trop militaire. Que choisir ? La laïcité et ses tortionnaires ou l'islam et ses intégristes. Il y a 10 ans, la France a approuvé l'interruption d'un processus électoral en Algérie pour contrecarrer une victoire des islamistes : la facture se compte par milliers de morts. Il y a 25 ans et moins, elle a soutenu l'Irak de Saddam Hussein parce que le parti Baas était un parti laïc : la facture se compte par centaines de milliers de morts pas tous dus aux Américains.

L'islam trouvera de lui-même le chemin de sa laïcité ! Il faut faire confiance aux musulmans pour établir leurs formes de tolérance religieuse. Autrefois, l'esprit missionnaire consistait à apporter « notre Dieu » aux infidèles ; nous n'avons pas à nous en vanter. Au 21ème siècle, nous n'avons pas à inventer un nouvel esprit missionnaire pour leur apporter notre laïcité. Si un des objectifs politiques de l'Union est de bâtir un pont avec le monde musulman, pourquoi avoir refusé la perspective de l'adhésion du Maroc en 1987 ?

Pour ce pays, il a été dit à l'époque qu'il n'appartenait pas au continent européen. Mais ce critère ne figure pas dans la liste arrêtée à Copenhague en 1993. Si la géographie ne compte pas, si la religion n'intervient pas, si les seules « valeurs » doivent nous réunir, il n'y a aucune raison valable pour écarter le pays du Maghreb séparé de nous par l'étroit détroit de Gibraltar.

C'est vrai que l'Union européenne n'a pas à être un «club chrétien», ni juif, ni païen, ni musulman. Pour nous, Français, il lui suffit d'être un club laïc, à notre façon qui n'est pas celle de l'Irlande, de l'Espagne, de la Suède, encore moins de la Pologne demain. Les musulmans comme les autres sont les bienvenus. Ils sont présents dans beaucoup de villes. Ils ont tant marqué l'Andalousie. Demain, ceux de Bosnie et d'Albanie rejoindront l'Union comme vient de le dire le sommet de Copenhague.

Il faut savoir fixer les limites de l'Union européenne. Si c'est une géographie, il faut englober tout le continent, de la Russie à l'Azerbaïdjan. Si c'est un marché, le continent ne suffit pas : plus on est de clients mieux c'est. Si c'est une politique, donc un projet, il faut des limites raisonnables, un nombre d'habitants qui n'atteigne pas demain les 700 millions ; il ne faut pas chercher à embrasser la planète tout entière. La France est présente sur le continent américain, de Saint Pierre et Miquelon à la Guyane en passant par les Antilles, ce n'est pas pour cela qu'elle est américaine et qu'elle demande à participer à l'ALENA. L'Espagne est présente en Afrique par Ceuta et Melilla. Ce n'est pas pour autant qu'elle participe à l'OUA.

Pour conclure, méfiance : les plus ardents avocats de l'adhésion de la Turquie sont de drôles de compagnons pour ceux qui croient à un modèle européen : les États-Unis d'Amérique, les conservateurs britanniques, les partisans de Berlusconi. Cela me rappelle un propos de Clemenceau à la Chambre des députés avant 1914 : « Si j'ai un doute, je regarde ce que disent les militaires et les curés, normalement j'ai un point de vue contraire ».

L'hypocrisie n'est pas non plus à exclure. L'adhésion de la Turquie se fera à l'unanimité. Il faudra, outre l'avis conforme du Parlement européen, la ratification de chaque État membre soit 27 au moins, par référendum populaire ou vote parlementaire. Il s'en trouvera bien un pour dire non, à la grande désolation des vingt-six autres ! Gageons que personne ne demandera de revoter comme pour le Danemark et le Traité de Maastricht en 1992 ou l'Irlande et le traité de Nice en 2002.

Machiavel veille !

Bernard Poignant, député européen (PS)
Publié ou mis à jour le : 2024-11-05 18:33:22

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