Janvier 2003

La Turquie, l'Europe et l'Union

La Turquie a-t-elle sa place dans l'Union européenne ? Le pays appartient à l'Asie plus qu'à l'Europe... Mais peut-on rejeter sa candidature à l'Union européenne au nom de la géographie dès lors que l'on accepte celle de Chypre, une île qui appartient au Proche-Orient tant par la géographie que par l'Histoire ?

On peut lire aussi L'enjeu turc : les conséquences de l'élargissement, L'enjeu turc : la Turquie, l'Europe et le Moyen-Orient, La Turquie et les frontières de l'Union.

Un Conseil européen doit traiter à Copenhague, à la mi-décembre, de la candidature de la Turquie à l'Union européenne. À quelques semaines de cette échéance, Valéry Giscard d'Estaing, président de la Convention sur l'avenir de l'Europe, a lancé un pavé dans la mare en déclarant que l'adhésion de la Turquie signerait «la fin de l'Union».

L'opposition à l'adhésion de la Turquie à l'Europe est partagée par des personnalités éminentes de tous les camps, y compris Hubert Védrine, ex-ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Lionel Jospin. Pourtant, elle soulève dans toute l'Europe et bien sûr en Turquie un déluge de critiques de la part des gouvernants et des chroniqueurs politiques. C'est que la candidature de la Turquie remonte à près de quarante ans et n'a jamais été repoussée officiellement.

L'avertissement de Valéry Giscard d'Estaing met en lumière un gâchis auquel l'ancien président de la République a d'ailleurs sa part de responsabilité en n'ayant pas clarifié les relations de l'Europe avec la Turquie quand il était au pouvoir. Le débat survient juste après des élections législatives qui ont consacré en Turquie le triomphe d'un parti islamiste et populiste, l'AKP de Recep Erdogan.

Les partisans de l'entrée de la Turquie dans l'Europe développent trois types d'arguments en sa faveur :

– en refusant la Turquie en son sein, l'Europe se présente comme un «club chrétien» fermé au reste du monde.

– l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne est une excellente manière de consolider son ancrage démocratique et de la détourner des aventures militaires,

– la Turquie est depuis longtemps déjà partie prenante des institutions européennes ou occidentales (OTAN, Conseil de l'Europe, OCDE),

Club chrétien ou club laïque ?

Il est clair que l'Europe tire du christianisme l'essentiel de son identité, de sa culture et de son rayonnement. Le message de Saint Paul («Il n'y a plus d'homme libre ni d'esclave, plus d'homme ni de femme... ») s'est lentement diffusé en Occident jusqu'à être laïcisé par la Révolution française dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen («Article 1: tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits...») ( *).

Aujourd'hui, tous les pays de l'Union européenne sont attachés à la laïcité et à la séparation des affaires religieuses et politiques (Grèce exceptée ?).

La laïcité est une invention occidentale qui remonte à près d'un millénaire et s'est imposée en Europe au XIXe siècle. Elle permet en particulier aux musulmans d'Europe occidentale de jouir d'une tranquillité qui n'a pas son égale dans le monde islamique.

L'Union a-t-elle donc besoin d'accueillir la Turquie en son sein pour prouver sa neutralité religieuse? Faut-il qu'elle s'élargisse aussi à l'Extrême-Orient et à l'Afrique noire pour démontrer qu'elle n'est pas un «club blanc» ? Faut-il qu'à la différence de toutes les nations de la Terre, elle fasse abstraction de son identité et de son Histoire? Faut-il qu'elle devienne une ONU en réduction, limitée aux nations démocratiques ou jugées telles ?

La Turquie entre laïcité et islamisme

À la différence des États de la rive ouest du Bosphore qui n'ont qu'un port d'attache: l'Europe, la Turquie moderne s'offre le luxe de trois destins possibles: l'islam, le monde turcophone, l'Europe.

D'empire cosmopolite, la Turquie s'est transformée au début du XXe siècle en un pays presque exclusivement musulman suite au massacre des Arméniens et à l'expulsion des Grecs (premier nettoyage ethnique de l'époque moderne). De jeunes officiers ont tenté un bref moment de réunir dans un seul État tous les peuples turcophones d'Asie centrale (Azéris, Turkmènes, Kazakhs, Ouzbeks...).

Après la Première Guerre mondiale, un homme d'exception, Moustafa Kémal, a imposé un autre choix. Général victorieux, fort du soutien indéfectible de l'armée, il a ancré la Turquie à l'Occident. Moustafa Kémal a déposé le sultan, aboli le califat, fonction religieuse suprême de l'islam, et institué une République résolument laïque, façon occidentale. Il a interdit la polygamie, introduit l'alphabet latin ( *) et même interdit le port du fez (coiffure traditionnelle des Turcs).

Venant d'un héros, cette occidentalisation à la hussarde a été acceptée par le peuple et bien sûr par la bourgeoisie éclairée d'Istamboul, la ville la plus européenne du pays. Elle s'est poursuivie sous le contrôle vigilant de l'armée après la mort de Moustafa Kémal, ou Kémal «Atatürk» (le Père des Turcs). Elle a même inspiré des leaders progressistes comme Habib Bourguiba, fondateur de la Tunisie moderne, Gamal Abdel Nasser, héros égyptien, ainsi que le chah d'Iran, avant qu'il ne soit renversé par les militants de l'imam Khomeiny.

Le «kémalisme» et la laïcité n'ont jamais été remis en cause aussi longtemps que le modèle occidental, sous ses formes libérale ou communiste, a paru la seule voie acceptable aux populations déshéritées du tiers monde. Mais depuis la fin des années 1970, le vent tourne et le modèle occidental ne fait plus recette dans le monde musulman. En Turquie même, il ne séduit plus que la bourgeoisie d'Istamboul et les officiers kémalistes. D'ailleurs, l'armée a dû plusieurs fois intervenir pour remettre en selle les disciples de Moustafa Kémal.

Le renouveau religieux dont témoignent le retour du voile et bien sûr le vote islamiste permet de douter de la pérennité du «kémalisme» et des principes laïcs. Soulignons qu'en Turquie, comme dans les autres pays musulmans, la liberté religieuse ne va pas jusqu'à autoriser un musulman à répudier officiellement sa religion ( *) Ne nous y trompons pas. Le parti islamiste qui a remporté les dernières élections législatives en Turquie affiche une conduite «modérée» pour la bonne raison que l'armée n'en autorise pas d'autre pour l'instant. Si les paysans d'Anatolie, au coeur du pays, ont massivement voté pour l'AKP, ce n'est pas en raison de sa «modération» mais parce que c'était le moins laïc des grands partis qui se présentaient à eux (et aussi le moins corrompu).

Certes, la promesse d'une adhésion prochaine à l'Union européenne peut contribuer à renforcer en Turquie le camp des modérés et des «islamo-démocrates» ( *). Mais en contrepartie, le risque est grand que l'Europe n'hérite des conflits dans lesquels est embourbée la Turquie: revendications territoriales en Syrie, disputes avec l'Irak et la Syrie sur le partage des eaux du Tigre et de l'Euphrate, conflit entre Arménie et Azerbaidjan... sans oublier la tentation d'une guerre préventive contre le Kurdistan autonome d'Irak.

Pour les diplomates et les militaires européens, il n'est pire cauchemar que de repousser les frontières de l'Union jusqu'au milieu du Kurdistan. Accueillir la Turquie dans l'Union européenne reviendrait à installer celle-ci au coeur de l'une des zones les plus conflictuelles du monde, aux frontières de la Syrie, de l'Irak, de l'Iran et du Caucase.

Est-il enfin dans la vocation de l'Union européenne de consommer ses atouts pour stabiliser un régime politique? Intégrer la Turquie à l'Europe pour simplement l'arrimer à la démocratie et lutter contre l'islamisme serait un singulier aveu de faiblesse. Il donnerait à penser qu'un pays musulman ne peut se rallier aux valeurs modernes (droits de l'Homme, démocratie, égalité entre les sexes...) qu'à la condition d'une intégration complète dans l'Union européenne!

On serait ainsi dans l'Europe ou contre elle; à l'exclusion de toute alternative telle qu'une généreuse coopération économique. L'intégration de la Turquie constituerait sans doute aussi une erreur de jugement vis-à-vis des peuples arabes du Moyen-Orient car ceux-ci cultivent de violents ressentiments à l'égard des Turcs qui les ont opprimés pendant près d'un millénaire.

Européenne, la Turquie ?

Peuple nomade venu d'Asie centrale, les Turcs se sont immiscés dans l'Histoire européenne dès le XIVe siècle en traversant le détroit du Bosphore et conquérant la péninsule des Balkans, les Carpathes et une grande partie du bassin du Danube. Jusqu'au XIXe siècle, les sultans ont colonisé ces régions de façon généralement brutale, les empêchant de s'associer au développement social, technique et culturel du reste de l'Europe.

En un demi-millénaire, les Ottomans n'ont pas réussi à convertir à l'islam plus d'un dixième de la population des Balkans, ce qui témoigne de la violence de leur domination et du rejet dont ils étaient l'objet.

Au milieu du XIXe siècle, le déclin des institutions ottomanes a permis de qualifier cet empire colonial d'« homme malade de l'Europe ». Les sultans, conscients de leur faiblesse, ont échoué à acclimater chez eux les institutions qui faisaient la force de l'Occident (à la même époque, le vice-roi d'Égypte et les empereurs chinois n'eurent pas plus de succès et seul l'empereur du Japon sut relever le défi occidental).

Après la Première Guerre mondiale, la Turquie perdit la plupart de ses colonies, ne conservant sur la rive européenne du Bosphore qu'Istamboul et la Thrace orientale (moins d'un dixième de sa population totale). Moustafa Kémal transféra la capitale d'Istamboul à Ankara, en Anatolie, au coeur de l'Asie mineure, pour renforcer l'identité turque du nouvel État.

Aujourd'hui, le sens commun situe la Turquie en Asie. Asiatiques sont de toute évidence les régions d'Anatolie, de Cappadoce, du Kurdistan, de Cilicie... Les organisations internationales comme l'ONU ne s'y trompent pas qui classent dans leurs statistiques et leurs rapports la Turquie en Asie Occidentale, avec l'Arabie, l'Irak, la Syrie ou encore Chypre...

Embrouilles orientales

La confusion sur la place de la Turquie (Orient ? Occident ?) remonte à un demi-siècle, avec son entrée dans l'OTAN en 1952. Les Occidentaux l'ont entraînée dans leur alliance militaire afin de mieux surveiller la frontière méridionale de l'URSS et son accès maritime à la Méditerranée. Ensuite, au nom du même impératif stratégique (consolider le front occidental anti-soviétique), la Turquie a pris place au Conseil de l'Europe, un organisme sans consistance. En 1963, elle a fait acte de candidature à la Communauté Économique Européenne, l'ancêtre de l'Union, sans que personne n'y trouve à redire.

En 1999, quand le Conseil européen a déclaré que «ce pays candidat a vocation à rejoindre l'Union européenne», la présidente du Parlement européen, Nicole Fontaine, s'est publiquement inquiétée que la bureaucratie engage l'Europe sans passer par un débat démocratique.

L'enjeu justifie un tel débat. Avec 70 millions d'habitants aujourd'hui et près d'une centaine au milieu du XXIe siècle, la Turquie pourrait devenir l'État le plus important de l'Union et donc le mieux représenté et le plus écouté.

Vaille que vaille, le débat est aujourd'hui sur la place publique.

Les opposants à l'entrée de la Turquie dans l'Union se recrutent chez les héritiers de la démocratie chrétienne (en France : François Bayrou...). Ces «européistes»plaident pour une Europe politique robuste et unie par une conscience collective forte. Ils considèrent qu'un élargissement à la Turquie viderait de son sens la construction européenne.

Face à eux, on distingue trois courants politiques :

– en premier lieu les «libéraux», qui plaident pour une Union réduite à sa dimension économique. Ils se recrutent principalement au Royaume-Uni (en France : Alain Madelin, Alexandre Adler...).

– en deuxième lieu les «pacifistes» (en France : Michel Rocard...), qui s'inquiètent du danger islamiste et recommandent de le neutraliser en redoublant d'amabilité à l'égard des États musulmans.

– en troisième lieu, certains «souverainistes»(en France : Charles Pasqua...), qui soutiennent toutes les initiatives propres à affaiblir l'Europe politique.

À ces trois courants, que tout ou presque oppose, s'ajoute un allié de poids : le gouvernement des États-Unis.

Washington encourage avec constance les lobbies européens favorables à la Turquie pour trois motifs :

– éviter qu'émerge une Union européenne fortement intégrée qui porterait ombrage aux États-Unis,

– impliquer les Européens dans les affaires du Moyen-Orient et alléger d'autant le fardeau américain,

– détourner les Turcs des aventures terroristes ( *).

Restent les «rêveurs» comme, en France, le socialiste Dominique Strauss-Kahn. Ils conviennent des inconvénients que présente l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne... Mais ils n'excluent pas que celle-ci se réalise dans plusieurs générations, à la faveur d'une réunification du monde méditerranéen comme au temps de l'empire romain !

Les Européens s'apprêtent donc à repousser une nouvelle fois aux calendes... turques (fin 2004) les négociations sur la candidature d'Ankara, avec l'espoir sous-jacent qu'il sera impossible de réunir une majorité qualifiée sur son admission du fait des nouveaux venus (Pologne, Slovaquie, Lituanie...).

Le refus persistant de clarifier le débat indispose autant les citoyens turcs que les citoyens européens ; les premiers en les empêchant de se représenter leur avenir (à l'intérieur de l'Europe, à ses côtés... ou contre elle) ; les seconds en les maintenant dans le flou quant à la définition de l'identité et du projet européens. L'absence de clarification laisse le champ libre aux groupes de pression qui, des deux côtés de l'Atlantique, veulent saborder l'intégration européenne.

Quant aux «européistes», ils se sont privés du principal argument qui leur eut permis d'écarter avec ménagement la Turquie : la géographie. En effet, en avalisant la candidature de Chypre en plus de Malte et de huit États d'Europe continentale, Bruxelles a oublié, ou feint d'oublier, que l'île d'Aphrodite n'est européenne ni par la géographie ni par l'Histoire.

Chypre, située à 85 km de la Syrie et à 400 km des îles les plus orientales de la Grèce, appartient indubitablement au Proche-Orient. Son Histoire s'apparente à celle des États francs de Palestine issus des croisades ( *). Longtemps colonie ( *) de Venise, elle est passée sous le joug turc il y a quatre siècles. Aujourd'hui, divisée entre ses deux communautés hellénophone et turcophone, elle accueille à bras ouverts les capitaux des potentats orientaux ou russes.

L'argument de la culture est fallacieux : si l'on justifie l'entrée de Chypre dans l'Union européenne par le fait que la majorité de sa population est apparentée à la Grèce, il faut dans ce cas se préparer à accueillir aussi le Costa-Rica (hispanique), la Nouvelle-Zélande (britannique), voire l'Argentine (latine) ou le Québec (français) !...

Les Turcs auront beau jeu de faire valoir qu'ils n'ont pas moins de droits que les Chypriotes à devenir Européens. Valéry Giscard d'Estaing et la Convention sur l'avenir de l'Europe devront témoigner d'une grande habileté pour dénouer ces contradictions ( *). -

Publié ou mis à jour le : 2018-11-27 10:50:14
tina (19-11-2007 17:59:49)

Non, la Turquie n'a pas sa place dans l'U.E, trop islamique depuis quelques années, cela n'a rien avoir en géographie, puisque Malte et Chypre sont "en dehors de l'Europe. Mais 100 millions de Musul... Lire la suite

Respectez l'orthographe et la bienséance. Les commentaires sont affichés après validation mais n'engagent que leurs auteurs.

Actualités de l'Histoire
Revue de presse et anniversaires

Histoire & multimédia
vidéos, podcasts, animations

Galerie d'images
un régal pour les yeux

Rétrospectives
2005, 2008, 2011, 2015...

L'Antiquité classique
en 36 cartes animées

Frise des personnages
Une exclusivité Herodote.net