Tibérius et Caïus Gracchus, aussi appelés les « Gracques », sont deux frères et hommes d’État romains. Tous deux issus de la nobilitas plébéienne, ils sont les petits-fils de Scipion l’Africain, le grand vainqueur de la deuxième guerre punique. Le premier est né en -168 ou -163 et mort en -133, (à 30 ou 35 ans). Le second est né en -154 et mort en -121, (à 34 ans).
Les Gracques, en tant que tribuns de la plèbe, ont tenté chacun leur tour de réformer la République romaine qui s’enlisait dans une crise sociale de grande ampleur. Au prix de leur vie, ils ont réussi à rassembler les revendications populaires pour en faire un tout cohérent et proposer des réformes politiques révolutionnaires.
Néanmoins, leurs tentatives demeurèrent infructueuses et leurs innovations ouvrirent la voie aux divisions et à la guerre civile. Les Gracques furent finalement éliminés par leurs opposants qui craignaient pour leurs privilèges.
Avec eux s’effondrait le mythe de la sagesse et de l’équilibre du gouvernement de la République ainsi que celui de la solidarité profonde des Romains qui avait permis de triompher d’Hannibal. Leur échec allait entraîner la ruine de la République sénatoriale et l’avènement d’un régime autoritaire : l’Empire.
Les Gracques ont été éduqués par leur mère Cornelia Africana, restée dans l’Histoire comme le modèle de la mère romaine, et qui refusa même d’épouser le roi d’Égypte Ptolémée VI afin de se consacrer pleinement au soin de ses enfants. Ceux-ci lui doivent notamment cette influence grecque qui sera si déterminante dans les réformes politiques qu’ils proposeront.
Cornelia vécut elle-même dans un milieu épris d’hellénisme et son père, le fameux Scipion l’Africain, vainqueur d’Hannibal Barca, fut de ceux qui favorisèrent l’introduction de la culture grecque à Rome. Dans ses Faits et dits mémorables, (IV, 4), l’historien et moraliste romain Valerius Maximus nous livre une anecdote pittoresque au sujet de la mère des Gracques : alors qu’elle recevait une autre mère de famille qui lui faisait voir ses bijoux, Cornelia l’écoutait et attendait patiemment que ses enfants fussent rentrés de l’école pour annoncer à son invitée, dès que ceux-ci arrivèrent : « Haec ornamenta mea » (« Les voici mes bijoux à moi ! »). Cornelia était l’épouse de Tiberius Sempronius Gracchus, qui avait été tribun de la plèbe mais aussi consul à deux reprises, ensemble ils eurent douze enfants mais dont seuls les Gracques ainsi que leur sœur Sempronia survécurent. Cette dernière se maria avec Scipion Emilien, resté célèbre pour avoir détruit Carthage et Numance mais également pour s’être opposé à ses cousins les Gracques !
Les conquêtes de Rome : conséquences économiques et sociales
Sous la République, juste après la fin des guerres puniques et la destruction de Carthage en -146, Rome se tourna vers l’Orient et enchaîna les victoires militaires contre les grandes monarchies macédoniennes ou hellénistiques, en particulier les rois de Macédoine Philippe V et son fils Persée ainsi que le Séleucide Antiochos III.
Le butin de guerre issu de cette expansion territoriale apporte à Rome une source d’enrichissement, à la fois pour le Trésor public que pour les soldats eux-mêmes. L’équilibre économique et social de la petite cité-État est alors bouleversé, et les inégalités entre citoyens se creusent, tandis que la pensée et la culture grecque imprègnent peu à peu les élites romaines. « La Grèce conquise a conquis son farouche vainqueur et porté les arts dans l’agreste Latium, » écrit Horace (Epîtres II, 1, vers 156-157).
Les guerres permanentes sont aussi à l’origine d’une crise agraire. Les soldats viennent en effet pour l’essentiel de la paysannerie, astreinte au service militaire. Les fermiers sont occupés par les opérations militaires et qui plus est, endurent d’importantes pertes humaines à la faveur de la deuxième guerre punique.
La mort du paterfamilias ne permettant plus d’exploiter les terres, réduites à l’état de friches, il s’ensuit souvent la ruine de la veuve et de l’orphelin qui se retrouvent dépossédés de leur propriété. Ces petites parcelles sont alors « annexées par les riches voisins », c’est-à-dire usurpées, puis regroupées en grands domaines agricoles : les latifundia.
Reste l’ager publicus, constitué de terres saisies par l’État romain à la faveur des précédentes guerres. L’État en a abandonné une partie à ceux qui acceptaient de les défricher, en échange du paiement d’une redevance (le vectigal). Il s’agit d’une simple occupation, sans titre de propriété mais beaucoup finissent par s’y installer définitivement et « oublient » de payer la redevance. Une autre partie a été récupérée par les créanciers qui ont prêté de l’argent à l’État pour mener ses guerres contre Carthage puis contre la Macédoine.
C’est ainsi qu’une quantité considérable d’excellentes terres changent de main et sont « mises sur le marché », ce qui provoque une révolution agricole en Italie. On assiste d’une part à une tendance à la concentration des terres et à l’élimination des petits et moyens propriétaires. Et d’autre part à une orientation vers un type de production « capitaliste », basée sur la recherche du profit et non plus fondé sur l’autoconsommation. Cette tendance s’accompagne d’une spécialisation des terroirs, avec un remplacement de la petite polyculture par des monocultures arbustives plus rentables (blé, vigne, olivier).
Les riches propriétaires des latifundia issus de l’aristocratie romaine peuvent dès lors se faire construire des villas et embaucher pour les travaux agricoles des esclaves dépourvus de droits qui remplacent les citoyens romains. Les soldats revenus de la guerre, voyant leurs terres accaparées, et ne pouvant faire face à la concurrence des esclaves, n’ont d’autres choix que de se rendre vers les villes et surtout à Rome pour survivre et chercher du travail.
On assiste alors à un exode rural provoquant une crise de subsistance dans les villes d’Italie (la population de Rome passe de 200 000 au début du IIe siècle, à 700 000 au milieu du Ier siècle). La plèbe urbaine se met au service des plus fortunés et un phénomène de clientélisme politique se met en place. Les citoyens monnayent ainsi leurs droits en offrant leur vote à un homme politique en échange d’avantages comme un petit travail, une aide alimentaire ou un soutien financier.
Enfin et surtout, le nombre des propriétaires fonciers astreints au service militaire ne cesse de diminuer tout au long du IIe siècle. Les conséquences sur l’armée et la puissance militaire de Rome sont désastreuses comme on le voit pendant la guerre de Numance en Hispanie qui dure de 153 à 133 av. J.-C.
Tibérius Gracchus, tribun de la plèbe, et sa loi agraire
C’est dans ce contexte que Tibérius Gracchus, un ancien questeur (magistrat chargé des finances publiques) reconnu pour sa grande éloquence judiciaire, est désigné tribun de la plèbe en -133. Il fait partie des aristocrates populares qui s’opposent alors aux optimates plus conservateurs.
Trois siècles plus tard, Plutarque raconte dans ses Vies parallèles comment Tibérius est frappé par le spectacle de l’Italie dépeuplée, livrée au latifundium : « […] en passant par la Toscane pour aller à Numance, Tibérius, à la vue du pays désert, sans laboureurs ni pâtres en dehors des esclaves importés et des Barbares, conçut la première idée de la politique qui fut, pour les deux frères, la source de mille malheurs. » L’historien nous dit aussi que c’est le peuple lui-même qui incita Tibérius à agir « en l’excitant, par des inscriptions tracées sur les portiques, les murs et les monuments, à faire recouvrer aux pauvres le territoire public. »
Pour tenter de répondre à la crise sociale, Tibérius Gracchus propose une réforme agraire ambitieuse. Il veut redistribuer les terres de l’ager publicus de manière plus équitable aux citoyens, en expropriant les propriétaires usurpateurs qui profitent de l’impuissance complaisante de l’État pour ne plus payer la redevance. La réforme permettrait ainsi de désengorger les villes et de réduire la misère urbaine, mais aussi de reconstituer une classe paysanne forte nécessaire à la levée des armées et de limiter l’accaparement des richesses entre quelques mains.
Tibérius réclame des riches un sacrifice au nom de l’intérêt général et avance pour cela des arguments purement patriotiques. Il leur reproche notamment, pour les travaux agricoles, de préférer l’emploi des esclaves plutôt que des hommes libres, citoyens et soldats.
Tibérius veut retrouver l’esprit originel de Rome, d’autant plus que l’utilisation massive des esclaves représente un risque pouvant mener à des révoltes serviles à l’instar de l’insurrection de 136 av. J.-C. en Sicile. Son projet est aussi patriotique dans le sens où il favoriserait l’augmentation de la population et donc la puissance militaire de Rome.
La loi agraire que propose Tibérius Gracchus n’est pas en soi une nouveauté. En fait, il s’inspire beaucoup de ses prédécesseurs et remet en vigueur plusieurs lois dont la fameuse loi Licinia de 376 av. J.-C, une des lois fondamentales de la République romaine. Elle consistait à limiter le nombre de jugères (unité de surface agraire) qui pouvaient être « possédés » par des particuliers sur l’ager publicus, et limitait le nombre de têtes de bétail que l’on pouvait y faire paître. Une autre loi agraire, bien intentionnée mais inefficace, prévoyait des pénalités contre les usurpations sur l’ager publicus.
Une loi « révolutionnaire » influencée par la pensée grecque
La loi agraire est une mesure radicale qui suscite des débats car elle remet en cause de grands principes et soulève un problème de droit et de morale politique. L’État peut-il vraiment revendiquer, après tant de temps, des terres publiques dont il avait abandonné l’usage à des particuliers ? Est-ce conforme au droit strict ? Or, depuis ses conquêtes en Orient, Rome a reçu la révélation de la philosophie grecque dont toute la réflexion a pour sujet central la justice.
Les Gracques évoluent au milieu de grands juristes ou de grands hommes d’État qui les mettent en contact avec les plus éminents philosophes grecs. C’est alors que Tibérius commence à justifier ses propositions agraires en invoquant la notion de justice : n’est-il pas juste que les biens communs soient divisés entre tous ? Pour la première fois, nous assistons à un effort de justification théorique d’une action politique grâce à des arguments empruntés aux lieux communs de la philosophie ou de la science grecque.
Rome commence à comparer ses institutions avec celles des cités grecques et surtout avec Sparte. L’opinion romaine découvre alors une nouvelle conception de la cité, conçue non pas comme une entité en soi, mais comme la somme des particuliers des individus qui la composent. Ce bouillonnement d’idées annonce une révolution.
Assassinat de Tibérius, première guerre civile
La loi de Tibérius fait l’objet d’une opposition farouche de la part des riches propriétaires et sénateurs optimates. Ces derniers voient dans cette nouvelle manière d’envisager la politique une menace radicale. Dans un acte révolutionnaire, Tibérius révoque par le vote des 35 tribus, le tribun de la plèbe ami du Sénat qui faisait obstruction à la loi agraire. Puis, toujours en -133, il tente de se faire réélire au tribunat une deuxième année de suite ce qui est formellement interdit.
Au cours d’une émeute suscitée par les sénateurs, sous la conduite de Scipion Nasica, Tibérius est sauvagement assassiné devant le capitole avec 300 de ses partisans. Son corps est ensuite jeté dans le Tibre.
Ces massacres signent le début d’une sanglante révolution et marquent la rupture définitive de l’entente entre aristocrates romains, avec d’un côté les optimates plutôt conservateurs, et de l’autre les populares, qui cherchent à réformer les institutions et la structure sociopolitique de la République en s’appuyant sur les revendications des couches les plus pauvres de la société romaine et des non-citoyens. « La mort de Tibérius Gracchus, et déjà, avant elle, tout le déroulement de son tribunat, divisèrent le peuple jusqu’alors uni, en deux partis. » (Cicéron, De Republica, I, 19, 31). Pour la première fois depuis des siècles, les citoyens s’étaient affrontés dans la violence, le sang avait coulé. La crise durera près d’un siècle.
La mort de Tibérius laisse son parti décimé et désorganisé : seule subsistait, comme en sommeil, la loi agraire.
Dix ans plus tard, en 124 av. J.-C., son jeune frère Caïus Gracchus est à son tour élu tribun de la plèbe. Durant son tribunat il se révèle en homme d’action ; il fonde des villes, ouvre des routes, construit des greniers sur le territoire, organise des distributions de blé pour les plus pauvres et propose la fondation de nouvelles colonies notamment à Carthage.
Enfin, Caïus reprend la réforme agraire de son frère peu à peu démantelée par les sénateurs en y ajoutant des propositions nouvelles. Mais pour empêcher le Sénat de saboter les lois proposées, il va créer des lois politiques et judiciaires qui vont renforcer les haines et les divisions au sein de la République.
L’ordre équestre contre le Sénat, une nouvelle hiérarchie sociale
En -123, Caïus Gracchus propose ainsi une loi judiciaire qui consiste à déposséder le Sénat des tribunaux criminels et à confier ces derniers à des membres de l’ordre équestre (equites).
Cet ordre créé par la République romaine suite à la deuxième guerre punique représente un groupe d’à peu près 2500 familles composées de banquiers ou de grands marchands. Jusque vers les années 120 av. J.-C., l’ordre équestre est en fait un groupe social à peine inférieur à celui des familles sénatoriales car il a développé une énorme fortune avec les conquêtes. Cependant, jusque-là, ils ne participaient pas vraiment à la vie politique.
On assiste alors à un transfert total et révolutionnaire des jurys des sénateurs aux chevaliers qui récupèrent une partie du pouvoir de justice et qui peuvent désormais juger les sénateurs notamment pour les faits de corruption ! Varron écrira à ce sujet : « Il livra les tribunaux à l’ordre équestre, et, donnant deux têtes à la cité, il ouvrit la vanne des guerres civiles. »
En favorisant politiquement et économiquement la « classe » des chevaliers, assimilée à une « bourgeoisie », Caïus Gracchus s’assure un allié de poids dans la « guerre » contre le Sénat. Mais les pouvoirs de la noblesse et du Sénat ne s’effondrent pas brusquement. En fait, sénateurs et chevaliers se réconcilièrent en tout cas dès la fin de son deuxième tribunat – devant la montée de son autoritarisme et devant les développements de la loi agraire.
En effet Caïus Gracchus va trop loin en -121 lorsqu’il souhaite étendre la citoyenneté romaine aux nombreux Italiens de la péninsule qui ne l’ont toujours pas et ne peuvent participer aux décisions politiques. Cette décision aurait redistribué de nombreuses cartes, notamment celles du corps électoral, de la propriété et de la fortune.
Alors, les sénateurs attaqués au cœur de leurs privilèges votent pour la première fois un senatus consultum ultimum, « le décret ultime du sénat » qui autorise par tous les moyens possibles l’élimination physique d’un ennemi de la République. Caïus Gracchus fuit avec son esclave et arrive au bois de Furrina, sur le Janicule, où il meurt, sans doute assassiné. Dans la même année, 3 000 de ses partisans sont également massacrés.
Prenant appui sur la crise agraire et s’inspirant de la pensée grecque, Tibérius posa en fait le premier, clairement, l’enjeu de la souveraineté du peuple, celui-ci étant en opposition avec le Sénat, représentant des grandes familles patriciennes.
Caïus, dix ans plus tard, s’attaqua à la fois à tous les aspects de la société et de la politique romaines. Avant lui, personne n’avait autant légiféré dans tant de domaines, de manière si féconde. Mais chaque fois, le Sénat, utilisant l’émeute ou la loi martiale, tenta de noyer dans le sang ces prétentions, preuve, s’il en est besoin, du caractère « révolutionnaire » de l’action des tribuns.
Bibliographie
Claude Nicolet, Les Gracques. Crise agraire et révolution à Rome. Paris, Gallimard, 2014.
Survol de l'histoire de Rome
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Voir les 4 commentaires sur cet article
tabeau17 (07-08-2023 09:31:37)
Passionnant. Au fond rien n'a changé. La fin sera t elle différente?
Roland Berger (06-08-2023 13:12:18)
Changer le monde par en haut ne fonctionne pas. Par en bas non plus. Désespérant.
Xuani (01-02-2023 19:25:33)
Article intéressant et éclairant! Juste une remarque, qui concerne l'encadré: si Sempronia est la soeur des Gracques et la femme de Scipion, alors ce dernier est le beau-frère des Gracques. Il se... Lire la suite