C’est une longue histoire que celle de l’avortement, de l’Antiquité à sa légalisation dans la seconde moitié du XXe siècle – en France, c’est la loi Veil du 17 janvier 1975 qui autorisa dans certaines conditions le recours à l’interruption volontaire de grossese (IVG).
Si jusqu’au XXe siècle, l’avortement a souvent été réprouvé et parfois sanctionné, il ne l’a pas toujours été de la même façon ni pour les mêmes raisons, tout simplement parce que la conception de l’avortement a évolué au cours des siècles, voire des millénaires...
Catherine Valenti et Jean-Yves Le Naour ont publié en 2003 une très instructive Histoire de l'avortement (XIXe-XXe siècles) (Seuil, 388 pages) qui fait toujours référence.
Dans cet ouvrage passionnant, les deux historiens se penchent sur les attitudes à l'égard de l'avortement, accidentel ou provoqué, dans les sociétés occidentales de l'Antiquité à nos jours.
Ils bousculent certains poncifs en commençant par rappeler qu'avant les découvertes de la médecine moderne, il était très difficile de distinguer une fausse couche d'une interruption volontaire de grossesse. Aussi ce phénomène était-il le plus souvent ignoré ou occulté. C'était le cas en particulier au Moyen Âge. La pénalisation de l'avortement coïncide avec la grande régression de la condition féminine : elle est inscrite dans le Code civil à la fin de la Révolution. La fameuse loi de 1920 n'ajoute rien à cette pénalisation, ainsi que le soulignent les auteurs, mais la rend effective et condamne la promotion de l'avortement...
Dans l’Antiquité : l’avortement comme atteinte aux droits du pater familias
Les différentes civilisations de l’Antiquité se sont peu souciées de la vie embryonnaire. Certes, les textes les plus anciens connus à ce jour, qu’ils soient gravés sur des stèles ou tracés sur des tablettes d’argile – comme les 282 arrêtés du code d’Hammourabi, fondement du droit babylonien, ou les 90 articles d’un recueil de jurisprudence assyrienne – condamnent unanimement l’avortement ; cependant, ce n’est pas l’acte lui-même qui est visé, mais l’atteinte à la puissance du père ou du mari.
Dans le Code d’Hammourabi, rédigé vers 1750 av. J.-C., les coups portés par un tiers sur une femme enceinte et ayant entraîné une fausse couche sont punis par un système d’amendes proportionnelles à la condition sociale du père ou du mari de la femme agressée : la question n’est donc pas de punir un crime, mais de dédommager le pater familias dont on a attenté à la propriété.
Et si les manœuvres abortives de la femme elle-même sont parfois poursuivies, c’est parce qu’elle s’est soustraite à la volonté de son mari, et non pas pour protéger un fœtus que nul ne songe à considérer comme un être vivant.
En Grèce comme à Rome, le père de famille dispose d’un droit de vie et de mort sur ses enfants, qu’il peut lui-même « exposer » à la naissance – c’est-à-dire abandonner –, quand ce n’est pas la Cité qui lui demande de les sacrifier par peur de la surpopulation. L’exposition est par ailleurs la règle en cas d’adultère, ou quand une fille non mariée de la maison se retrouve enceinte.
Comment les natalistes du XIXe siècle ont tenté de réécrire l’Histoire
À la fin du XIXe siècle, les « repopulateurs » qu’inquiète l’effondrement de la natalité se pencheront sur les juridictions antiques en espérant y découvrir des exemples à suivre. Ils seront alors profondément troublés par l’indifférence envers l’embryon qui semble caractériser les sociétés de l’Antiquité.
Ces juristes et médecins qui se veulent les héritiers de la civilisation gréco-latine vont alors torturer les textes anciens et interpréter les silences des législations antiques en espérant y retrouver l’horreur que leur inspire l’avortement. Si de ce point de vue, la Grèce et Rome se révèlent aussi décevantes que la Mésopotamie, l’Égypte antique apparaît davantage comme un modèle.
Les Égyptiens, dont la civilisation fascine les Français depuis l’expédition de Bonaparte en Égypte en 1798, auraient en effet été profondément respectueux du droit à la vie, et ce avant même la naissance.
C’est ce qu’affirme en tout cas le docteur Marcel Lemoine, auteur en 1897 d’une thèse de médecine intitulée De l’avortement criminel. Étude historique, sociale et médico-légale ; il ajoute, non sans quelques relents antisémites, que ce droit s’est également manifesté chez les Hébreux jusqu’à constituer « l’une des grandes raisons qui a permis à cette race (sic) de prendre une si grande extension dans le monde entier ».
Aux Égyptiens et aux Hébreux, il faudrait ajouter les Assyriens, dont la législation a été étudiée de près par le théologien Pierre Cruveilhier en 1926 dans son Recueil de lois assyriennes : d’après lui, dans l’Empire d’Assyrie, « non seulement l’avortement volontaire viole le droit à la vie de l’être humain conçu, mais cette pratique a des conséquences déplorables pour la famille, pour la patrie et pour la société ».
Comment ne pas voir que ce constat, sous la plume de Cruveilhier, se rapporte bien davantage à la France de l’entre-deux-guerres qu’à la civilisation assyrienne, mal connue faute de sources ?
Comme il n’est pas possible de faire de même avec les Grecs et les Romains, pour lesquels les sources abondent au contraire, les adversaires contemporains de l’avortement vont s’attacher à distinguer deux périodes dans l’histoire de la civilisation gréco-latine : au culte de la famille et aux mœurs austères de la Grèce archaïque et de la Rome républicaine aurait progressivement succédé l’enivrement des plaisirs, du luxe et de la luxure, en bref une dissolution des mœurs responsable de la décadence puis de la chute de l’Empire romain. Ignoré en Grèce primitive et sous la République romaine, l’avortement se serait largement répandu au cours des périodes suivantes.
Cette leçon doit d’ailleurs être méditée par la France contemporaine : si elle ne parvient pas à redresser sa natalité et à réformer ses mœurs, elle sombrera dans le chaos, tout comme les civilisations antiques qui n’ont pas su endiguer le fléau de l’avortement !
Les arrangements de l’Église médiévale
Dès la période antique, la question de l’animation ou de l’absence d’animation de l’enfant à naître avait suscité la controverse. Ainsi, pour Platon, ni l’embryon ni le fœtus n’avaient de vie propre, l’âme de l’enfant ne se formant qu’au moment de son premier souffle, après l’expulsion hors du giron maternel.
De façon plus nuancée, Aristote affirme dans son Traité de la génération des animaux que l’animation n’est pas présente dès la conception mais intervient néanmoins au cours de la gestation, une quarantaine de jours après la conception pour un embryon mâle, quatre-vingts jours pour un embryon féminin.
Avec l’avènement du christianisme, au début du Ier millénaire, la toute-puissance du pater familias, qui lui donnait le droit de vie ou de mort sur ses enfants, commence à être contestée, et l’embryon va désormais être protégé pour lui-même. La nouvelle morale chrétienne considère en effet que la vie est sacrée et qu’il faut protéger l’enfant à naître car il n’a pas encore reçu le baptême. Mais le christianisme ne se contente pas de faire reculer la puissance paternelle, il individualise le fœtus, que les philosophes et médecins grecs ne considéraient que comme une partie indifférenciée du corps de la mère.
Comme la pensée aristotélicienne influence fortement le christianisme médiéval, elle va plonger l’Église dans une ambiguïté durable par rapport à l’avortement : s’il intervient avant l’animation, est-il réellement condamnable ?
Au IVe siècle de notre ère, les conciles d’Elvire et d’Ancyre reflètent l’embarras des clercs, qui prônent tout d’abord l’excommunication définitive des avortées, avant de juger la peine trop sévère et de la ramener à dix années de pénitence.
Trois siècles plus tard, en 692, le concile de Constantinople assimile l’avortement volontaire à un homicide, le fœtus sans baptême étant privé de la béatitude éternelle ; mais la juridiction de l’Église continue quant à elle de distinguer entre fœtus animé et fœtus inanimé, et à ne dispenser pendant tout le Moyen Âge que des peines d’un à dix ans de pénitence.
Ces peines sont en réalité très rarement appliquées : les médecins, qui seraient les seuls à même de dénoncer les manœuvres abortives, sont alors incapables de distinguer entre avortement et fausse couche.
Pour Michel Savonarole, médecin et humaniste du XVe siècle (grand-père de Jérôme Savonarole), « l’avortement n’est rien d’autre que la sortie de l’embryon ou du fœtus avant le temps que la nature avait décidé pour lui » ; le mot latin abortus ou aborsus désigne d’ailleurs indifféremment l’avortement provoqué et la fausse-couche spontanée. La condamnation prononcée par l’Église reste donc avant tout une condamnation morale.
Le protestantisme, qui apparaît au début du XVIe siècle, ne se démarque guère du catholicisme en matière de condamnation de l’avortement : Luther qualifie la conception d’un enfant de « service divin » et se prononce pour la protection de l’être conçu, avant même la naissance ; quant à Calvin, il s’appuie sur un passage de l’Exode pour condamner l’interruption de grossesse : « Si des hommes, en se battant, heurtent une femme enceinte et que celle-ci accouche prématurément sans qu'un autre malheur n'arrive, le coupable paiera l'indemnité imposée par le mari, avec l'accord des juges. »
En pleine Contre-réforme catholique, en 1588, le pape Sixte Quint tente de revenir sur la théorie d’Aristote et refuse de distinguer entre embryon animé ou non, réservant la peine de mort aux coupables d’avortement sans distinction.
Mais son successeur Grégoire XIV rétablit en 1591 la théorie aristotélicienne de l’animation tardive. Elle est relativement en phase avec les législations actuelles, en Occident, qui ne voient pas d’inconvénient à pratiquer les interruptions volontaires de grossesse en deçà de douze ou quatorze semaines.
L’État réprime l’avortement
Mais aux Temps modernes, avec la montée en puissance des États, le pouvoir civil va tendre à se substituer au pouvoir religieux et la théorie aristotélicienne va s’éroder lentement jusqu’à disparaître totalement au XIXe siècle. À partir du XVIe siècle, la justice royale tend de plus en plus à s’imposer au détriment de la justice seigneuriale et de celle de l’Église dans le cadre d’un renforcement du pouvoir central.
Promulgué en février 1556, l’édit d’Henri II qui punit de mort l’infanticide et la dissimulation de grossesse est souvent présenté comme le premier texte royal réprimant l’avortement. En réalité, le terme n’est pas mentionné dans l’acte législatif qui vise spécifiquement l’infanticide – soit l’homicide d’un enfant qui est né, et non pas d’un enfant à naître – ainsi que la dissimulation de grossesse – en tant qu’elle est susceptible de déboucher sur un infanticide.
Si certains magistrats ont pu interpréter l’édit de façon plus large, les condamnations pour avortement demeurent très rares pour la simple raison qu’il est très difficile de faire la preuve d’un avortement criminel, à une époque antérieure à la « mécanisation » des pratiques abortives – c’est-à-dire une intervention directe au niveau des organes génitaux féminins, qui ne se généralisera qu’à partir du XIXe siècle.
Auparavant, les méthodes employées pour mettre fin à la grossesse, et plus particulièrement les différents breuvages abortifs hérités de l’Antiquité, se distinguaient assez peu des substances contraceptives ou des remèdes destinés à guérir ce que l’on appelle « les maladies de femmes ».
L’aménorrhée n’était pas nécessairement perçue comme une preuve de grossesse, mais comme le signe d’un trouble du corps. En vertu de la théorie des humeurs tant moquée par Molière, le sang était pensé comme un régulateur ; aussi les remèdes et autres potions avaient-ils pour objectif de faire revenir les sangs afin de rétablir l’équilibre au sein de l’organisme. Cette théorie médicale limitait ainsi le diagnostic de l’avortement, et par là-même sa répression.
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’avortement s’inscrit ainsi dans une logique paradoxale : dénoncé comme un homicide et en théorie puni de mort, il est presque invisible pour les contemporains, aussi peu condamné qu’il est peu recherché. Comme dans bien d’autres domaines, c’est la Révolution française puis l’Empire qui vont légiférer à l’échelle du territoire national, faisant reculer encore un peu plus l’influence de l’Église.
Si le premier Code pénal de 1791 ne poursuit que les avorteurs, passibles de « vingt années de fer », celui de 1810 en revient à la répression des avortées comme des avorteurs : l’article 317 stipule notamment que « quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, violences, ou par tout autre moyen, aura procuré l’avortement d’une femme enceinte, qu’elle y ait consenti ou non, sera puni de réclusion. La même peine sera prononcée contre la femme qui se sera procuré l’avortement à elle-même, ou qui aura consenti à faire usage des moyens à elle indiqués ou administrés à cet effet, si l’avortement s’en est suivi. »
Après avoir constitué un crime contre l’autorité paternelle ou maritale, puis contre Dieu et la morale, l’avortement devient ainsi un acte contraire aux intérêts de la société et de l’État. À partir des années 1870, une conception nouvelle se superpose à la précédente.
Après la défaite de 1870-71, l’angoisse nataliste s’empare de la France, moins peuplée que son puissant voisin allemand : dans ce contexte, les avorteurs, qui privent chaque année la France de dizaines, voire de centaines de milliers de futurs soldats, sont des traîtres à la nation, et l’avortement un crime antinational.
À la fin du XIXe siècle, ceux que l’on appellera dans les années 1930 les « repopulateurs » – néologisme qui renvoie à la fois aux familialistes, pour qui la croissance démographique doit se faire dans le cadre du mariage, et aux natalistes, pour qui toute naissance, même illégitime, est bonne à prendre – lancent une véritable croisade contre l’avortement clandestin, et notamment contre les néo-malthusiens, ces militants libertaires qui veulent inciter la classe ouvrière à faire moins d’enfants, afin de priver les capitalistes de « chair à travail », de « chair à plaisir » et de « chair à canon ».
En 1896, Paul Robin a fondé la Ligue pour la régénération humaine, qu’il a dotée d’une revue, Régénération, dans laquelle s’expriment les opinions néo-malthusiennes : en 1907, la militante néo-malthusienne et féministe Nelly Roussel y publie un article favorable à l’avortement. Elle explique qu’un fœtus est simplement une portion du corps de la femme, dont elle doit pouvoir disposer à son gré comme « de ses cheveux, de ses ongles, de son urine, de ses excréments ».
En 1908, dans un article de L’Action, Roussel fustige l’obscurantisme religieux qui sacrifie les droits de la femme à ceux d’une « cellule », d’un « microbe », en un mot d’une simple possibilité de vie. Pour Nelly Roussel, il n’est pas immoral de vouloir maîtriser la nature, à moins de considérer comme immoraux les progrès techniques et médicaux qui ont permis à l’humanité de dominer son environnement et de faire reculer les maladies.
Mais après la saignée de la Première Guerre mondiale et de ses 1,4 million de morts côté français, auxquels il faut ajouter les classes creuses de la guerre – ces centaines de milliers d’enfants qui ne sont pas nés entre 1914 et 1918 du fait de la séparation des couples –, l’angoisse de la dénatalité est plus que jamais à l’ordre du jour.
Aussi la Chambre « bleu horizon », cette assemblée à majorité conservatrice élue en 1919, adopte-t-elle le 31 juillet 1920 une loi qui réprime la « propagande anticonceptionnelle » ainsi que la « provocation à l’avortement ».
Le consensus nataliste a dépassé la seule majorité de droite. En effet, si 412 députés se rattachaient à la droite ou au centre-droit, la loi du 31 juillet a été adoptée par 521 voix contre 55 : l’angoisse démographique est tellement forte qu’une centaine de voix de la gauche républicaine se sont jointes à celles de la majorité « bleu horizon »
Contrairement à ce qui est souvent affirmé – y compris par les partisans de la loi autorisant l’IVG –, la loi de 1920 n’instaure pas la répression de l’avortement, déjà codifiée en réalité par le Code pénal de 1810. Elle poursuit en réalité un double but : d’une part, museler les néo-malthusiens en leur interdisant de faire de la publicité pour la contraception ; d’autre part, interdire tout ce qui pourrait apparaître comme une incitation à l’avortement.
Ainsi la loi de 1920 précise-t-elle qu’il est désormais « interdit à toutes personnes d'exposer, d'offrir, de faire offrir, de vendre, de mettre en vente, de faire vendre, de distribuer, de faire distribuer, de quelque manière que ce soit, les remèdes et substances, sondes intra-utérines et autres objets analogues, susceptibles de provoquer ou de favoriser l'avortement, dont la liste est établie par un décret en Conseil d'État ».
L’arsenal répressif est complété en 1923 avec la correctionnalisation de l’avortement. Indignés par l’indulgence des jurys d’assises envers les avortées – voire envers les avorteurs, les « repopulateurs » imaginent de correctionnaliser l’avortement, c’est-à-dire confier sa répression non plus aux tribunaux populaires mais à des magistrats professionnels, a priori moins enclins à l’indulgence que de simples citoyens tirés au sort dans la population.
Certes, cette évolution ne peut se faire qu’au prix d’un renoncement : pour que la répression de l’avortement dépende désormais des tribunaux correctionnels, il faudra le requalifier comme un simple délit, ce qui ne va pas sans provoquer quelques déchirements au sein même du camp des natalistes.
En mars 1923, lors de la discussion du projet de correctionnalisation à la Chambre des députés, le médecin et député Adolphe Pinard interpelle ainsi ses collègues : « L’avortement, la chose la plus abominable qui existe, ce meurtre individuel, ce crime national, vous allez le faire passer, aux yeux des populations, pour un délit ! »
La loi est cependant adoptée, l’article 317 du Code pénal modifié et les peines encourues désormais plus légères : de un à cinq ans d’emprisonnement et de 500 à 10.000 francs d’amende « pour quiconque aura provoqué l’avortement d’une femme » ; pour la femme avortée, entre six mois et deux ans de prison, et une amende de 100 à 200 francs.
Au début des années 1920, le « réarmement démographique » semble être ainsi à son apogée, et l’avortement plus réprimé que jamais, même si l’avortement reste un crime – ou un délit – très difficile à diagnostiquer : aussi les quelques milliers d’affaires qui trouvent chaque année le chemin des prétoires sont-elles le résultat d’une dénonciation, seul moyen d’établir l’activité criminelle d’une « faiseuse d’anges ».
L’Allemagne, l’ennemi redouté qui a longtemps affiché une démographie triomphante, est confrontée elle aussi dans l’entre-deux-guerres à un recul de sa natalité, qui participe de la crise morale du pays. Ce n’est toutefois qu’après l’accession d’Hitler au pouvoir en 1933 que seront prises des mesures natalistes, comme d’ailleurs un peu partout en Europe à cette époque, dans les démocraties comme dans les régimes totalitaires.
La contraception, prophylaxie de l’avortement ?
C’est pourtant paradoxalement dans l’entre-deux-guerres, alors même que la peur de la dénatalité semble universelle, et qu’en France la loi de 1920 réprime toute propagande anticonceptionnelle, que commence à se diffuser dans le monde occidental le mouvement du birth control (« contrôle des naissances ») en provenance des pays anglo-saxons.
Moins politisé que le néo-malthusianisme, le birth control vise à éradiquer le recours à l’avortement clandestin grâce à la généralisation de la contraception, qui est donc conçue comme une prophylaxie de l’avortement.
En 1931, le ministre de la Santé publique Justin Godart et le médecin Édouard Toulouse fondent l’Association d’études sexologiques (AES), qui réclame l’ouverture de cliniques de birth control.
Le gynécologue Jean Dalsace s’investit dans l’AES, menant dans les années 1930 une action de vulgarisation des méthodes contraceptives, et notamment la fameuse méthode Ogino-Knaus, élaborée à la fin des années 1920 et qui consiste à s’abstenir de tout rapport sexuel pendant les quelques jours du mois qui correspondent à la période de l’ovulation.
Si Dalsace brave ainsi la loi de 1920, c’est qu’il veut limiter voire faire définitivement disparaître les drames liés à l’avortement criminel. Ainsi les partisans de la contraception sont-ils eux aussi opposés à l’avortement, véritable « fléau social » qui ne trouve guère de défenseurs en-dehors des rangs du Parti communiste.
L’Union soviétique ayant adopté dès 1920 une législation autorisant l’avortement à l’hôpital, le Parti communiste français milite en effet dans les années 1920 et au début des années 1930 pour l’adoption en France d’une législation comparable.
Ainsi le 9 février 1933, le député communiste Jean-Marie Clamamus dépose-t-il à la Chambre des députés une proposition de loi visant à l’amnistie du délit d’avortement « pour les filles-mères et aussi quelquefois pour les femmes mariées qui, poussées, comme les filles-mères, par la misère, ont recouru à l’avortement. »
Mais dès 1936, Staline, inquiet de l’atonie démographique de la Russie, amorce un virage nataliste en supprimant la loi de 1920 qui autorisait l’avortement en URSS et adopte des mesures natalistes. Les communistes français se convertissent alors aux aussi au natalisme, condamnant désormais le recours à la contraception et à l’avortement.
La parenthèse de Vichy pousse à son paroxysme la conception de l’avortement comme un crime contre la nation en assimilant certains avorteurs à des terroristes passibles du Tribunal d’État – une juridiction exceptionnelle mise en place en 1941, et qui peut prononcer des peines allant jusqu’à la peine de mort.
Deux avorteurs seront ainsi condamnés à mort et exécutés pendant le régime de Vichy, Désiré Pioge et Marie-Louise Giraud, dont l’histoire a été portée à l’écran par Claude Chabrol dans « Une affaire de femmes ».
À la Libération, on en revient à la répression « ordinaire » de l’avortement devant les tribunaux correctionnels. Le consensus nataliste, qui va de la droite jusqu’au Parti communiste, contribue alors à « invisibiliser » l’avortement, que l’on continue de réprimer mais dont on ne parle pas. C’est par le biais de la contraception qu’il va faire son retour dans le débat public.
Dans les années 1950, la contraception est encore conçue un moyen d’éradiquer définitivement le recours à l’avortement clandestin. Le 8 mars 1956, une femme médecin, le docteur Lagroua Weill-Hallé, dépose à la Préfecture de Paris les statuts d’une nouvelle association, la « Maternité heureuse ».
Cette gynécologue s’est familiarisée avec les vertus du contrôle des naissances lors d’un voyage à New York en 1947, au cours duquel elle a notamment visité la clinique du birth control dirigée par Margaret Sanger, fondatrice de l’American Birth control League. Elle veut faire disparaître le recours à l’avortement par la généralisation de la contraception : « autoriser celle-ci pour combattre celui-là ».
L’association, qui devient en 1960 le « Mouvement français pour le Planning familial », cherche à diffuser auprès du plus grand nombre des conseils en matière de régulation des naissances.
Afin de ne pas tomber sous le coup de la loi de 1920, le Planning familial prend bien garde de ne se livrer à aucune propagande au sens juridique du terme : pour bénéficier des services du Planning, il faut être membre de l’association et en faire spécifiquement la demande.
C’est la même volonté de lutter contre l’avortement clandestin qui, à la fin des années 1960, préside à l’adoption de la loi Neuwirth sur la contraception : ayant réussi à rallier le président Charles de Gaulle – au terme d’un entretien d’une quarantaine de minutes, le général lui a finalement donné son feu vert en déclarant : « C’est vrai, transmettre la vie, c’est important ! Il faut que ce soit un acte lucide » –, Lucien Neuwirth, député gaulliste de la Loire, fait adopter en décembre 1967 une loi qui abroge une partie de la loi de 1920 – celle qui réprimait la « propagande anticonceptionnelle » – et autorise la vente de la fameuse « pilule », un contraceptif oral mis au point au milieu des années 1950 par le médecin américain Gregory Pincus.
Les premiers décrets d’application ne paraissent toutefois que deux ans plus tard, en 1969 – faut-il y voir l’effet des réticences personnelles de la ministre de la Santé de l’époque, la fervente catholique Marie-Madeleine Dienesch ?
En 1968 en effet, dans l’encyclique Humanae Vitae, le pape Paul VI a renouvelé sa ferme condamnation de toute idée de régulation des naissances : pour le chef de l’Église catholique, demeure exclue « toute action qui, soit en prévision de l’acte conjugal, soit dans son déroulement, soit dans le développement de ses conséquences naturelles, se proposerait comme but ou moyen de rendre impossible la procréation » ; quant à l’avortement, il est bien entendu strictement prohibé, y compris pour des raisons thérapeutiques.
Par ailleurs, même si son taux d’utilisation ne va cesser de croître, la pilule n’entre que très progressivement dans les mœurs : en 1970, 5% des Françaises âgées de 20 à 44 ans l’utilisent régulièrement. Ce n’est qu’en avril 1972, soit plus de trois ans après l’adoption de la loi Neuwirth, qu’est publié le décret sur la délivrance du stérilet.
Enfin c’est seulement par la loi du 4 décembre 1974 que sont désormais remboursés par la Sécurité sociale les « médicaments, produits et objets contraceptifs », ainsi que les « frais d’analyses et d’examens de laboratoire ordonnés en vue de prescriptions contraceptives ».
Surtout, les partisans du birth control ont dû rapidement se rendre à l’évidence : sur le front de l’avortement clandestin, la loi Neuwirth n’a rien changé. Ceux qui espéraient sa disparition à la faveur d’une généralisation de la contraception se rendent compte qu’en réalité, ils ont ouvert la boîte de Pandore.
Ils se trouvent pris dans une contradiction dans laquelle va s’engouffrer le tout nouveau mouvement de libération des femmes (MLF), apparu sur la scène publique à l’été 1970 : pourquoi n’accorder aux femmes qu’une semi-liberté à disposer de leur corps ?
Libres de choisir de ne pas être mères avant la conception, pourquoi se retrouveraient-elles contraintes d’accepter une maternité non désirée une fois la grossesse entamée ? Enfin, aucun moyen contraceptif n’étant totalement infaillible, comment gérer les grossesses résultant d’un accident de contraception ?
Le président de la République Valéry Giscard d’Estaing, élu en mai 1974, s’empare du sujet. Il le confie à la ministre de la Santé, la juriste Simone Veil : la loi Veil est ainsi présentée comme une loi de santé publique, visant à faire disparaître les décès de femmes dus à des pratiques abortives clandestines réalisées dans de mauvaises conditions.
Après un débat violent et passionné, au cours duquel Simone Veil est violemment prise à partie à de nombreuses reprises, le texte est mis au vote dans la nuit du 28 au 29 novembre 1974. Il est adopté par 284 voix contre 189. Ratifiée par le Sénat au mois de décembre 1974, approuvée par le conseil constitutionnel, la loi Veil est publiée le 17 janvier 1975 au Journal Officiel. La bataille est terminée, du moins en France...
La carte ci-dessous (note) montre que de nombreux États répriment encore aujourd'hui l'interruption volontaire de grossesse.
On peut lire dans la même source gouvernementale (vie publique) :
• Les lois en Afrique, parmi les plus restrictives, exposent des millions de femmes à des avortements dangereux et clandestins. Chaque année, on recense 6,2 millions d’avortements à risque en Afrique subsaharienne, causant au moins 15 000 décès.
• En Amérique du Sud, 97% des femmes en âge de procréer vivent dans des États dont la législation restreint l'accès à l'avortement.
• Aux États-Unis, en juin 2022, la Cour suprême a annulé l’arrêt Roe v. Wade, qui garantissait depuis 1973 le droit des Américaines à avorter et a rendu à chaque État sa liberté de légiférer. L'avortement est désormais interdit dans 14 États américains.
• L’accès à l’avortement dans l’Union européenne est autorisé dans 25 États membres sur 27. Il est interdit à Malte et en Pologne, sauf en cas de danger pour la mère, de viol ou d’inceste.
André Larané
Histoire génétique de l'humanité
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