République française

L'Inspection générale des finances, prestigieuse et décriée

Comme l’École Polytechnique ou le trésor des Templiers, l’Inspection générale des finances (IGF) est une réalité française devenue mythique, dont chacun a entendu parler au hasard des médias et dont la légende noire a parfois tendance à prendre le pas sur la réalité.

L’IGF est le plus prestigieux des grands corps de fonctionnaires administratifs de l’État, devant le Conseil d’État et la Cour des Comptes.

Un héritage de la Révolution

À la fin de la Révolution, le gouvernement du Directoire éprouve la nécessité de mieux contrôler ses agents en charge des finances. Il crée pour cela un corps de douze inspecteurs généraux de la Trésorerie.

Le 6 septembre 1801, le Premier Consul Napoléon Bonaparte renforce l'institution sous le nom d'Inspection du Trésor public. Ses agents doivent s'assurer de la bonne gestion des receveurs et payeurs chargés de la collecte des impôts.

Le baron Joseph-Dominique Louis (1755-1837), d'après une gravure d'époque Sous le règne de Louis XVIII, le 25 mars 1816, le baron Louis, ministre des Finances, fusionne les inspecteurs généraux du Trésor et les inspecteurs généraux des contributions directes et du cadastre sous la dénomination d’Inspection générale des finances.

Enfin, le 9 mai 1831, sous le règne de Louis-Philippe, l'indéboulonnable baron fait de l'Inspection générale des finances le seul corps de contrôle de son ministère. «L’IGF est le bras et l’œil du ministre», écrit-il. Ainsi est parachevée la réforme du Directoire.

Aujourd'hui, les IGF constituent un corps d'environ trois cents personnes dont une cinquantaine dans les cadres de l'Inspection générale des finances, où ils contrôlent les trésoriers publics (c'est leur mission première), et le reste à l’extérieur : une centaine dans les cabinets ministériels et administrations centrales des ministères, les autres dans les entreprises publiques ou privées.

Esprit de corps

Les cinq ou six jeunes recrues annuelles de l'IGF étaient autrefois choisies à l’issue d’un concours particulier à dominante économique et financière réputé pour sa sélectivité, auquel on pouvait se présenter après quelques années de préparation universitaire et que réussirent des figures comme Joseph Caillaux sous la IIIe République ou Félix Gaillard sous la IVe. Un autre concours particulier à dominante juridique et tout aussi sélectif ouvrait les portes du Conseil d’État, et fut réussi en son temps par Léon Blum.

Uniforme de l'Inspection générale des FinancesDepuis la création de l’École Nationale d'Administration (ENA) en 1945 par le Gouvernement provisoire du général de Gaulle à l’initiative de son conseiller Michel Debré, membre du Conseil d’État, les concours particuliers ont été remplacés par le classement de sortie de l'ENA, souvent décrié mais qui assure au moins l’impartialité du choix.

Les premiers classés choisissent l’IGF comme Alain Juppé ou le Conseil d’État comme Laurent Fabius, selon leurs préférences propres. Il arrive que certains élèves suffisamment bien classés pour pouvoir entrer à l’IGF lui préfèrent la Cour des Comptes, moins prestigieuse mais réputée laisser plus de temps libre pour des activités annexes comme la politique : tel fut le cas de Philippe Séguin puis de François Hollande.

Les cinq ou six inspecteurs des finances adjoints frais émoulus de l’ENA rejoignent trois ou quatre fonctionnaires recrutés par promotion interne dans l’administration, et entrent immédiatement dans le vif du sujet en commençant leur carrière professionnelle au ministère de l’économie et des finances par quatre années obligatoires de «tournée» : la spécificité de l’IGF se situe là et non dans les débouchés qu’elle peut offrir ensuite dans la politique, la haute administration ou la direction d’entreprises, et qui ne lui sont pas réservés puisque des membres de la Cour des Comptes comme Jacques Chirac ou Jérôme Monod (qui dirigea le RPR, parti chiraquien, à sa création puis la Lyonnaise des Eaux) peuvent avoir le même type de carrières.

Cette tournée est le creuset de l’IGF, et cette expérience partagée crée entre ses membres un esprit de corps comparable à celui de Saint-Cyr, avec des liens au moins aussi puissants que ceux du service militaire de jadis : que l’on se souvienne qu’une grande partie des énarques de la fameuse promotion Voltaire (1980) restés proches de François Hollande sont aussi ses camarades de régiment, comme Michel Sapin et Jean-Pierre Jouyet.

La tournée consiste d’abord à répartir pendant les deux premières années les jeunes inspecteurs adjoints des finances en «brigades» dirigées par un membre plus ancien, pour débarquer à l’improviste chez les payeurs du Trésor Public et tous autres receveurs de fonds publics, afin d’effectuer sous leurs yeux une vérification de comptabilité et de caisse en vue de dénoncer tout manquement et tout emprunt même provisoire à la caisse publique.

Après cette phase d'initiation, les inspecteurs adjoints continuent la tournée en participant à des missions d’enquête confiées par le ministre de l’économie et des finances, seul ou conjointement avec d’autres ministres : l’IGF est le véritable cabinet d’audit pluridisciplinaire de l’État, alors que la Cour des Comptes limite ses investigations à la gestion des finances et des entreprises publiques.

Certains rapports sont restés célèbres, comme celui de Simon Nora (ancien conseiller de Jacques Chaban-Delmas à Matignon) et d’Alain Minc sur l’informatisation de la société française, ou celui d’Hervé Hannoun (futur directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy à Bercy puis à Matignon) sur les aides aux entreprises. Les rapports de l’IGF sont présentés sous une forme particulièrement exigeante pour l’honnêteté intellectuelle : la «1ère colonne» à gauche de la page déroule les observations de l’inspecteur, sa «2e colonne» du milieu les réponses de l’entité inspectée, enfin sa «3e colonne» de droite les observations définitives de l’inspecteur qui prend souvent le dessus dans le débat, mais pas toujours.

Une sélection au mérite

On conçoit qu’une telle formation livre de jeunes esprits bien faits, quoique souvent arrogants, que les ministères et les entreprises s’arrachent : là réside le succès de l’IGF, parfois dépassée par ses excès.

Les inspecteurs se voient proposer des postes dans les administrations les plus prestigieuses (Directions du Trésor, du Budget...) et dans les cabinets ministériels, où ils obtiennent rapidement des fonctions de responsabilité car chaque ministre, chaque directeur d’administration juge nécessaire au standing de sa maison d’en attirer.

C’est ainsi que Jean-Marie Messier devint d’entrée de jeu directeur du cabinet du ministre délégué chargé des privatisations Camille Cabana en 1986, sans passer par la case préalable de conseiller technique qu’il finit pourtant par rejoindre avec ses dossiers auprès du ministre de l’économie et des finances Édouard Balladur après quelques mois, lorsque le poste de Camille Cabana fut supprimé. C’est ainsi qu’Alain Juppé rejoignit le cabinet de Jacques Chirac à Matignon en 1976 pour y écrire les discours, avant que sa carrière politique prenne son envol.

Arrivés à ce stade de leur carrière, les inspecteurs des finances choisissent soit de rester au service de l’État auquel ils doivent encore quelques années, soit de partir dans des entreprises publiques que les privatisations ont raréfiées, ou privées en se débrouillant pour rembourser le solde dû à l’État. Les premiers progressent dans la carrière administrative dont ils atteignent souvent le sommet, comme Jean-Claude Trichet qui fut conseiller de Valéry Giscard d’Estaing à l’Élysée, directeur de cabinet d’Édouard Balladur rue de Rivoli, directeur du Trésor puis gouverneur de la Banque de France et président de la BCE.

Mais une alternance politique peut sonner le glas de ces ambitions : Michel Pébereau qui avait été conseiller technique de VGE rue de Rivoli puis directeur de cabinet de René Monory et était promis à la direction du Trésor en 1982, vit ses ailes coupées par l’élection de François Mitterrand en 1981. Sa carrière se poursuivit alors dans des banques publiques dont il gravit les échelons jusqu’à la présidence pour ensuite les privatiser, le CCF en 1987 puis en 1993 la BNP, qui fusionna ultérieurement avec Paribas à l’issue d’une bataille boursière épique contre la Société Générale alors dirigée par un autre inspecteur des finances, Daniel Bouton, ancien directeur de cabinet du ministre délégué au budget Alain Juppé et ancien directeur du budget.

Ce rapide aperçu de la carrière de Michel Pébereau, star désormais déclinante de l’IGF, révèle la nature de la véritable force des inspecteurs des finances : étant très recherchés, à tort ou à raison, par la plupart des secteurs économiques, ils forment un club restreint de quelques centaines de personnes unies par une formation commune, aptes à se comprendre instinctivement et à serrer les rangs.

Le « pantouflage », du public vers le privé

Le «pantouflage» des inspecteurs des finances dans l’ensemble des secteurs économiques n’est pas nouveau : on les trouvait déjà à la direction des entreprises financières et dans bien des activités industrielles comme les chemins de fer et la sidérurgie sous la IIIe République, le seul fait nouveau étant qu’ils pantouflent désormais de plus en plus jeunes et sautent parfois la case «administration» car le vivier des postes à responsabilité dans la sphère étatique a décru.

Certains journalistes ont parfois voulu, à partir de quelques déroutes spectaculaires comme celle du Crédit Lyonnais dirigé par Jean-Yves Haberer ou de Vivendi dirigée par Jean-Marie Messier, tirer une règle générale d’incompétence de ces hauts fonctionnaires généralistes dans la gestion d’activités privées : c’est oublier tous ceux qui réussissaient au même moment, comme Michel Pébereau à la tête de banques ou Henri de Castries à la présidence d’AXA. Si ces journalistes avaient raison et que l’IGF était devenue une fausse valeur, les conseils d’administration des entreprises privées auraient tôt fait de tarir le flux des nouveaux recrutements, mais rien de tel ne s’est produit jusqu’à présent.

L’entrée en politique d’un petit nombre d’inspecteurs des finances n’a rien de nouveau non plus, comme le montrent les noms cités plus haut appartenant aux époques de la IIIe et la IVe République.

Le fait nouveau fut l’importance donnée par la Vème République à des hauts fonctionnaires compétents, sous l’influence du général de Gaulle, qui les estimait plus aptes à défendre l’intérêt public que des conseillers originaires du privé : en bon militaire, le général avait tendance à nommer à la tête des ministères «le plus ancien dans le grade le plus élevé», comme Maurice Couve de Murville (inspecteur des finances devenu ambassadeur) au Quay d’Orsay et Wilfried Baumgartner (inspecteur des finances parvenu au poste de gouverneur de la Banque de France) à la tête de la rue de Rivoli (1960-1962).

Ce dernier fut flanqué au secrétariat d’État au budget d'un jeune inspecteur des finances particulièrement ambitieux, Valéry Giscard d'Estaing, passé de Polytechnique à l’ENA. Il n’était pas le seul de son corps en politique, puisque la carrière de Michel Rocard progressait en parallèle à gauche mais plafonna à Matignon sans pouvoir atteindre l’Élysée.

Le passage de VGE à la présidence de la République fut un âge d’or de l’IGF, qui trustait de nombreux postes d’influence comme le secrétariat général de l’Élysée avec Claude Pierre-Brossolette (ancien directeur du Trésor) puis Jacques Wahl, sans toutefois en détenir l’exclusivité puisque le diplomate Jean François-Poncet occupera aussi ce poste avant d’être nommé ministre des Affaires étrangères.

Mais il serait faux de croire que cette influence s’interrompit avec François Mitterrand : l’IGF subit d’abord un recul de deux ans avec la préférence donnée à des fonctionnaires originaires d’autres grands corps, puis revint en cour avec le tournant de la rigueur de 1983 qui reste le plan de redressement le plus vigoureux mis en œuvre et réussi dans les 30 dernières années, sous la houlette de Jean Peyrelevade (ingénieur du corps de l’aviation civile) à Matignon puis de l’inspecteur des finances Louis Schweitzer (qui devint ensuite président de Renault) auprès de Laurent Fabius à Matignon.

L’influence de l’inspection des finances à la charnière des mondes politique et administratif que constituent les cabinets ministériels connaît depuis lors des hauts et des bas, qui sont moins liés à la couleur politique qu’au tropisme personnel des dirigeants politiques : les présidents de la République d’origine électorale corrézienne Chirac et Hollande, tous deux issus de la Cour des Comptes, ont eu tendance à choisir des membres de leur corps tandis que Nicolas Sarkozy, dont la montée en puissance politique s’effectua au ministère de l’Intérieur, préférait choisir des préfets comme Claude Guéant. Cela n’empêche pas l’IGF de continuer à détenir des postes d’influence essentiels en matière économique, comme le secrétariat général adjoint de l’Élysée avec François Pérol auprès de Sarkozy puis Emmanuel Macron auprès de Hollande.

Tant qu’ils savent se rendre indispensables à de tels postes, et la persistance pour de nombreuses années de la politique de rigueur budgétaire en application des traités européens ne peut que les y conforter, les inspecteurs des finances ont de beaux jours devant eux. Ils appartiennent à cette espèce très française des hauts fonctionnaires dont l’allégeance va moins à un camp politique qu’à un réseau personnel d’amitié et de reconnaissance professionnelle dans les mondes politique et administratif, parfois décrit comme la «noblesse d’État» et qui détient sans doute trop de privilèges de carrière acquis trop tôt par un classement à la sortie de Polytechnique ou de l’ENA.

Ses contempteurs oublient un peu vite que ces privilèges n’ont rien d’héréditaire, quoi qu’en disent les études statistiques sur l’origine sociale des énarques : aucune statistique ne garantit à un enfant au berceau un titre d’inspecteur des finances, et nombre d’entre eux font des carrières en demi-teinte que la réussite éclatante des plus brillants éclipse.

L'IGF reste méritocratique, à la différence du système héréditaire vers lequel les pratiques souvent érigées en exemple du capitalisme privé finissent toujours par ramener. Que l'on songe à la calamiteuse succession de Jean-Luc Lagardère à la tête du groupe homonyme...

On peut légitimement déplorer que le retour au système héréditaire, de plus en plus prégnant en France, dans un nombre croissant de professions des mondes économique, artistique ou audiovisuel, est un retour à l’Ancien Régime, qui crée une société bloquée et impénétrable aux talents nouveaux.

Michel Psellos

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Publié ou mis à jour le : 2024-10-10 11:28:38

Voir les 7 commentaires sur cet article

krys1937 (13-10-2024 21:13:01)

Cet article est du journalisme approximatif qui n'a pas sa place dans vos chroniques.
nb: l'ENA et le corps de l'inspection ont été supprimés.

Bernard (13-10-2024 14:41:21)

Je partage les avis de Kourdane et Corto007, en particulier sur le pantouflage. C'est à la jonction du Privé et du Public que la corruption prolifère. Dans le meilleur des cas, c'est une simple con... Lire la suite

kourdane (14-01-2016 18:25:17)

qui est donc celui qui se cache derrière le byzantin Psellos ? un défenseur émerite de ce corps d'état ? bien entendu que tous se soutiennent puisqu'ils sont aux manettes des entreprises privé... Lire la suite

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