Plusieurs décennies durant, à la Maison Blanche, Henry Kissinger (né à Fürth, en Allemagne, en 1923 - mort à Kent, Connecticut en 2023) et Zbigniew Brzezinski (né à Varsovie en 1928 – mort à Falls Church en 2017) auront été deux maîtres à penser et stratèges de la politique étrangère des États-Unis d’Amérique.
Tous deux, chassés d’Europe par le nazisme, serviront avec passion leur pays d'adoption, confronté à la guerre froide avec l'URSS et à la montée en puissance de la Chine populaire.
Capacité de travail, sens des réalités et d’anticipation, identification aux intérêts impériaux de Washington, aptitude au cynisme réaliste sont des traits communs aux deux hommes. L'un et l'autre combinent subtilité d’analyse et brutalité dans l’action, rhétorique de paix et défense de l’empire.
Mais leur histoire personnelle colore nettement leur vision des États-Unis et du monde et les oppose, de la crise des fusées (1962) à la guerre d'Ukraine (2014) : Kissinger, d’origine juive allemande, se montre adepte de la Realpolitik et du compromis ; Brzezinski, de famille catholique polonaise, est davantage porté à la confrontation.
Zbigniew Brzezinski restera plus polonais qu’Henry Kissinger ne se sentira durablement allemand, sans perdre toutefois son accent allemand. Interrogé par Der Spiegel en 2014, il déclinera l’invitation à répondre en allemand, expliquant maîtriser mieux l’anglo-américain. Brzezinzski s’entretenait quant à lui en polonais avec le pape Jean-Paul II et avec ses autres interlocuteurs.
Kissinger et Brzezinski sont devenus des personnages emblématiques de la guerre froide, avec leurs ombres et leurs lumières. L’histoire future se chargera de remanier leurs images, quand de nouvelles archives parleront sans caviardages.
Henry Kissinger sculpte sa statue
Henry Kissinger fut un théoricien et un praticien de la diplomatie, un conseiller du prince mais aussi un sculpteur talentueux de sa propre statue, soignant les perspectives et les éclairages de l’exposition. Il s’adresse des autocritiques secondaires en taisant les crimes qu’il a couverts ou organisés, au Timor-Oriental, en Amérique latine, à Chypre, au Vietnam ou au Laos. En 1973, il partage avec le Vietnamien Le Duc Tho le Prix Nobel de la Paix alors qu’il a prolongé inutilement la guerre et qu’il a aussi contribué au putsch du général Pinochet au Chili.
Arrivant d’Allemagne avec ses parents, Heinz Alfred Kissinger a 15 ans quand il pose le pied sur le sol des États-Unis d’Amérique en 1938. En 1817, son arrière-arrière-grand-père, Meyer Löb, soucieux de germaniser le nom de famille, avait changé le patronyme en Kissinger, en référence probable à la ville de Bad Kissingen.
Naturalisé citoyen des États-Unis d’Amérique en 1943, Heinz, devenu Henry, suit volontairement une formation militaire, qui le conduit à la section du renseignement de sa compagnie d’infanterie. Sa connaissance de la langue allemande le rend précieux lors du déploiement de sa compagnie en Europe. Il aurait fait preuve de courage et d’esprit d’initiative. Il devient ensuite administrateur militaire chargé de dénazifier les autorités de la ville de Krefeld. Nommé sergent du Counter Intelligence Corps, il traque ensuite les officiers de la Gestapo à Hanovre.
En 1946, il est nommé professeur à l’European Command Intelligence School, en Floride. En 1954, il soutient sa monumentale thèse sur le congrès de Vienne de 1815 : Peace, Legitimacy, and the Equilibrium (A Study of the Statesmanship of Castlereagh and Metternich. En 1957, il en tire le livre A World Restored : Metternich, Castlereagh and the Problems of Peace (1812-1822), dans lequel il met en valeur la politique d’équilibre et la créativité diplomatique des deux diplomates, l’Autrichien Metternich et le Britannique Castlereagh.
Ses travaux lui valent de devenir en 1962 professeur titulaire de la chaire des relations internationales à Harvard et d’être aussi consulté par le gouvernement sous les présidences d’Eisenhower puis de Kennedy.
Proche de Nelson Rockefeller, gouverneur de l’État de New York, Kissinger le soutient contre Nixon dans les primaires républicaines de 1968. Pendant la campagne, il propose un plan en quatre points pour le retrait étasunien du Vietnam.
Sans rancune, Richard Nixon, élu président, reprendra son plan et nommera Kissinger assistant pour les affaires de sécurité nationale et secrétaire exécutif du Conseil de sécurité nationale. Dans l’organigramme, William Rogers sera Secrétaire du département d’État mais le véritable inspirateur du président sur les questions de politique étrangère sera Kissinger.
Finalement nommé Secrétaire d’État en 1973, sous le second mandat du président Nixon (1972 – 1974), Kissinger s’implique fortement dans le processus de paix faisant suite à la guerre du Kippour de 1973. C’est la « diplomatie de la navette », consistant en de nombreux va-et-vient entre les parties.
L’idée d’intégrer la République Populaire de Chine dans les relations internationales aura été, fût-ce par antisoviétisme, le principal mérite de la politique que Kissinger aura inspirée au président Nixon. Son livre A la Maison-Blanche 1968-1973 fourmille de détails édifiants sur l’inertie des politiques et diplomates du Département d’État et les contradictions au sein de l’appareil d’État (opposition Maison-Blanche / Département d’État surtout), sur la « diplomatie du ping-pong » et sur la force que tire la politique chinoise de sa culture ancestrale.
On prête alors au Secrétaire d'État cette formule : « L'Amérique n'a pas d'amis ni d'ennemis permanents, elle n'a que des intérêts ». Kissinger adopte le « corollaire Roosevelt » de la doctrine Monroe, affirmant que les États-Unis ont le droit d’intervenir à titre préventif dans les affaires intérieures d’autres pays des Amériques pour remédier à des « cas flagrants de méfaits ou d’impuissance. »
De plan Condor en soutien au putsch du général Pinochet, il ne va manquer aucune occasion de mettre en œuvre le corollaire et ne se gêne pas pour fustiger les « juridictions internationales », telles la CPI (Cour Pénale Internationale) ou même des tribunaux nationaux comme ceux d’Espagne ou de Belgique qui s’attribuent une compétence universelle et prétendent inquiéter son ami Pinochet. Lui-même est cité par la justice française. De passage à Paris en 2001, il se voit remettre une convocation à comparaître comme témoin dans la disparition de cinq Français au Chili et préfère quitter précipitamment la France.
Après son départ de la Maison Blanche, Kissinger s’implique comme consultant et lobbyiste dans Kissinger Associates, Inc., dans Kissinger Institute on China and the United States, une division centrée sur les relations sino-américaines du laboratoire d'idées Woodrow Wilson International Center for Scholars.
Il participe aussi au Groupe Bilderberg et à l’Institut Aspen, des cénacles fondés dans les années 1950 qui permettent au gratin international de se rencontrer régulièrement à huis clos, ainsi qu’à la Commission trilatérale, un cénacle de décideurs occidentaux fondé en 1973 par son rival Zbignew Brzezinski.
En 1998, il commet dans le Washington Post un article intitulé « Perils of Globalism », notant que, si l’économie peut unifier le monde, la politique le maintient divisé en nations dont les peuples peuvent se rebeller. Il va grandement faciliter l’admission de la Chine à l’OMC (Organisation mondiale du commerce).
Beaucoup plus tard, interrogé par Der Spiegel en 2014 sur les crises et défis de l’heure, il ne manquera pas de souligner la responsabilité occidentale dans la crise ukrainienne. L’hebdomadaire allemand choisit un titre éloquent, qui démarque Kissinger des néo-conservateurs : « Do We Achieve World Order Through Chaos or Insight? » (« Construisons-nous l’ordre du monde par le chaos ou par la perspicacité ? »)
Zbigniew Brzezinski n’oublie jamais la Pologne
L’année où le jeune Kissinger arrive aux États-Unis (1938), Zbigniew Brzezinski, âgé de dix ans, débarque, lui, au Canada. Son père, après avoir été fonctionnaire consulaire polonais en Allemagne, où il a vu la montée du nazisme, puis en URSS, vient d’être Consul général à Montréal. Il décide de ne pas retourner dans son pays, occupé par les troupes allemandes.
Zbigniew Brzezinski épouse Émilie-Anne Beneš, petite-nièce de l’ancien président tchécoslovaque Edvard Beneš. En 1953, il soutient sa thèse à Harvard sur le « totalitarisme soviétique ». À 28 ans, en 1966, il devient, pour deux ans, conseiller politique au Département d’État puis fait partie de l’équipe de campagne du candidat démocrate Hubert Humphrey aux élections de 1968. Il devient conseiller de James Carter de 1976 à 1980. Il sera aussi celui de William Clinton, puis de Barak Obama.
Brzezinski se fait connaître comme concepteur de la Commission trilatérale, réplique à la Tricontinentale hébergée par Fidel Castro. Il quitte l’université pour la lancer et l’animer en 1973, avec l’appui financier de son ami David Rockefeller et le soutien politique du président Carter. L’idée est d’arrimer l’Europe et le Japon aux États-Unis d’Amérique en créant des réseaux d’experts et de dirigeants des différents milieux décisionnels. Le noyau est animé par des membres du groupe Bilderberg et du Council on Foreign Relations.
Publié en 1975, le premier rapport de la Trilatérale s’intitule : « La crise de la démocratie ». L’objectif est de répondre aux mouvements sociaux et aux mobilisations étudiantes qui se sont développés sur les trois continents en concevant une « gouvernabilité » des populations, aux relents de « gouvernance mondiale » selon ses détracteurs. La partie du rapport sur les États-Unis est pilotée par Samuel Huntington, qui se fera plus tard connaître par son brûlot sur Le Choc des civilisations, celle sur le Japon par Joji Watanaki, celle sur l’Europe par Michel Crozier.
Les mouvements sociaux en Italie et en France inquiètent les auteurs du rapport par le rôle qu’y jouent les intellectuels et par leur conjonction possible avec la classe ouvrière. Il faut se donner les moyens de séparer le bon grain de l’ivraie, de dissuader les « intellectuels subversifs » et de promouvoir les « intellectuels responsables ».
La presse et les médias appellent aussi une mise sous contrôle : « Les journalistes possèdent un rôle crucial en tant que gardiens de l'une des dimensions centrales de la vie publique. (...) L'autonomie des journalistes ne conduit pas nécessairement à la transparence et à la vérité, mais elle peut déformer la perception de la réalité ». Le passage du rapport le plus fréquemment dénoncé est le suivant : « Il faut un plus grand degré de modération dans la démocratie. (...) Il existe des limites potentiellement souhaitables à l'extension indéfinie de la démocratie politique. La démocratie aura une vie plus longue si elle a une existence plus équilibrée. »
Au Cambodge, entre 1975 à 1979, son antisoviétisme conduit Brzezinski à soutenir en sous-main les Khmers rouges génocidaires dirigés par Pol Pot, inspirés et appuyés par les communistes chinois. « J'ai encouragé les Chinois à soutenir Pol Pot. J’ai encouragé les Thaïlandais à soutenir le Kampuchéa démocratique. Pol Pot était une abomination. Nous ne pouvions en aucun cas lui assurer notre soutien, mais la Chine le pouvait. » Dès juillet 1979, il œuvre au soutien militaire des moudjahidins afghans contre le gouvernement en place, non sans anticiper l’intervention soviétique.
À la fin des années 1980, Brezinski sert de trait d’union entre la Maison-Blanche et le Vatican, où son interlocuteur ordinaire est le cardinal Josef Tomko. Avec l’accord de Jimmy Carter et de Jean-Paul II, les deux hommes conçoivent l’opération « Livre ouvert » consistant à inonder d’ouvrages anticommunistes les pays de l’Est et certaines régions de l’URSS, dont l’Ukraine et les pays baltes.
Sous la nouvelle administration Reagan, il conserve son poste de liaison entre la Maison-Blanche et le Vatican. Reagan décide de soutenir puissamment le syndicat polonais indépendant Solidarnosc. En contrepartie, les Américains révèlent au Saint-Siège les communications téléphoniques entre des prêtres et des évêques du Nicaragua et du Salvador, dans lesquelles ils soutiennent la théologie de la libération, violemment combattue par la papauté.
En 1997, Brzezinski publie Le Grand échiquier. C’est une feuille de route qui sera suivie au plus près, deux décennies durant, par la politique étrangère étasunienne. Le sous-titre original « American Primacy and its Geostrategic Imperatives » a été fâcheusement affadi en français par « l’Amérique et le reste du monde ».
L’enchaînement des arguments et propositions est d’une grande rigueur : les États-Unis doivent conserver leur suprématie et, pour cela, le contrôle de l’Eurasie est décisif. L’Europe occidentale est la tête de pont des USA en Eurasie, il faut développer conjointement l’OTAN et l’Union Européenne, ce qui conduira à des crises et des violences avec la Russie. « Quoi que l’avenir nous réserve, on peut raisonnablement conclure que la primauté américaine sur le continent eurasien sera soumise à de fortes turbulences et même confrontée à des épisodes de violence. »
En Eurasie, l’auteur repère cinq « acteurs géostratégiques » : la France, l’Allemagne, la Russie, la Chine et l’Inde et cinq « pivots géopolitiques » : l’Ukraine, l’Azerbaïdjan, la Corée, la Turquie et l’Iran.
Dès 2004, Brzezinski a tout lieu de se féliciter de la souplesse de l’OTAN. Il nous apprend (ou nous rappelle) comment l’alliance conduite par les États-Unis a pu impliquer en Irak, en 2003, des États non-membres, contre l’avis l’ONU mais aussi de Paris, Berlin et Moscou : « La participation de l’Ukraine, en 2003, dans le secteur irakien sous commandement polonais avec le soutien logistique de l’OTAN en fournit un bon exemple. » Ainsi nous est-il rappelé que l’Ukraine était déjà en 2003 membre de facto de l’OTAN ! Une provocation antirusse qui a conduit à la guerre actuelle. Peu avant sa mort, à la faveur de la crise ukrainienne de 2014, il se ravisera et cessera de préconiser l’intégration de l’Ukraine à l’OTAN. Mais il sera alors trop tard.
Kissinger et Brzezinski : similitudes et différences
Les visions géostratégiques de Kissinger et Brzezinski se recoupent sans s’opposer. Perry Anderson écrit : « Alors que Kissinger se voyait en héritier des hommes d’Etat du Vieux Monde tenants des rapports de force, Brzezinski se situe sur une ligne toute différente et plus récente, celle de la géopolitique. »
Kissinger voit plus large, Brezinski est plus centré sur l’Eurasie. Tous deux se sont mis au service d’une vision impériale de la place des États-Unis dans le monde. Leurs actions et leurs écrits en témoignent. Sans l’ombre d’un scrupule, Brzezinski écrit : « Avec l’occupation de l’Irak, les États-Unis tiennent désormais une place prééminente dans la vie politique du Moyen-Orient arabe » (d’après Perry Anderson).
Rendons-lui toutefois justice : il aura eu le mérite de s’opposer aux deux guerres du Golfe et de condamner la « guerre au terrorisme », soucieux de mettre à profit la diversité du monde arabe et musulman.
L’un et l’autre, au moins pour la galerie, s’affirmaient conscients des risques de la politique impériale dont ils se faisaient les promoteurs. « Pour réussir, pareille entreprise exigera une approche respectueuse tout à la fois de la diversité de la condition humaine et de l’aspiration à la liberté ancrée dans tout être humain. Un ordre ainsi conçu doit être cultivé ; il ne saurait être imposé. » (Henry Kissinger, L’ordre du monde, p.15).
Bibliographie
Je suis redevable au professeur émérite Charles Zorgbibe des extraits de son livre Kissinger, en cours de réédition en poche.
Sur le côté sombre de Kissinger :
Christopher Hitchens, Les crimes de Monsieur Kissinger, 2001.
Ibrahim Warde, « Les crime de Monsieur Kissinger », Le Monde diplomatique, octobre 2001.
Justin Vaïsse, Zbigniew Brzezinski. Stratège de l’empire, Odile Jacob, 2016.
Zbigniew Brezinski, Le vrai Choix, Odile Jacob, 2004, p.134.
Perry Anderson, Comment les Etats-Unis ont fait le monde à leur image, Agone, 2015.
Eric Frattini, La Sainte Alliance, Flammarion, 2004
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Le Coustumer Herve (25-07-2023 12:09:38)
Fascinant de voir comment les deux maîtres à penser des US à la fin du 20ième s, chassés d Europe par les totalitarismes nazi ou communiste, ont passé leur vie à défendre la liberté et la dé... Lire la suite