Août 1914… alors que l’Europe s’enfonce dans le chaos, les premières batailles se révèlent effroyablement meurtrières. Beaucoup, militaires comme politiques, pensent encore que la guerre sera brève, et très rares sont ceux qui imaginent que le conflit va s’installer, durer et qu’un monde totalement nouveau et bouleversé en sortira.
Personne ne se représente l’après-guerre comme survenant plusieurs années plus tard, ni ce qu’elle sera. Personne... sauf Karl Kautsky.
Proche de Karl Marx et de Friedrich Engels dont il a été le secrétaire, Karl Kautsky (1854-1938) est un des dirigeants du Sozialdemokratische Partei Deutschlands (SPD), la social-démocratie allemande. Dans les années 1880, il fonde die Neue Zeit (les Temps Nouveaux), mensuel puis hebdomadaire à partir de 1891, qui devient très vite la revue officielle du parti et dans laquelle on retrouve, outre la sienne, les signatures d’August Bebel, Edouard Bernstein, Friedrich Engels, Wilhelm Liebknecht, Rosa Luxemburg et Franz Mehring.
En 1914, partisan de l’adaptation du marxisme à l’évolution sociale et à la modernisation, Kautsky adopte une position pacifiste qui n’est ni celle des socialistes allemands ralliés au gouvernement impérial, ni celle des radicaux tels Rosa Luxemburg ou Karl Liebknecht opposés à la guerre ; cependant, comme la majorité du SPD en 1914, il vote les crédits de guerre.
La voix qui crie dans le désert
Cet homme politique allemand, directeur de la revue socialiste internationale die Neue Zeit et membre de l’Internationale ouvrière, fait paraître en août 1914 un article souvent prémonitoire quant aux conséquences de la guerre.
Il est passé quelque peu inaperçu même s’il a été repris par L’Humanité du 1er septembre 1914 sous le titre : « Quelles seront les conséquences de la guerre ? L’hégémonie des États-Unis – La fin de l’impérialisme. Quel est le devoir socialiste présent ? »
La direction éditoriale de l’Humanité indique pour justifier le choix de publier un article écrit par un Allemand :
« Notre savant camarade Karl Kautsky, le directeur bien connu de la revue socialiste internationale Neue Zeit, qui est en même temps la revue scientifique du Parti socialiste allemand, a fait paraître un article dans lequel il examine la situation actuelle et cherche aussi à percer les ténèbres de demain. La haute situation que Kautsky occupe dans l’Internationale ouvrière nous fait un devoir de donner son opinion. »
L'artiste expressionniste allemand Otto Dix (1891-1969) s'est rendu célèbre par ses peintures de la Grande Guerre. Mais dès 1913, il réalise cette huile sur toile ci-dessous étrangement prémonitoire. Intitulée Lever de soleil et visible aujourd'hui au musée de Dresde, elle montre des corbeaux survolan un sol aride et glacial sous un soleil noir...
Une vision hélas prophétique
Premier constat, dès août 1914, Kautsky note que tout le monde a déjà oublié l’étincelle qui a mis le feu aux poudres : « La guerre mondiale dans laquelle nous sommes enveloppés aujourd’hui, ne peut plus invoquer comme causes premières les incidents austro-serbes. Actuellement, personne ne parle plus de la Serbie. Pour le moment, la lutte a perdu tout objectif. Chaque État ne combat plus que pour le maintien de son intégrité. »
Pour lui, la guerre sera longue et le monde en sera bouleversé : « Les conséquences finales de la guerre n’apparaîtront en toute clarté que quand les rapports existant entre les forces en jeu apparaîtront, eux, en toute clarté d’abord. C’est alors que chez les vainqueurs, nombre de revendications insoupçonnées aujourd’hui apparaîtront dans toute leur précision. Malgré cela, bien qu’actuellement on ne puisse dire ni quand cette lutte prendra fin, ni quelle en sera la conclusion, il est cependant un fait que personne ne songera à mettre en doute : c’est qu’après cette guerre la carte du monde sera tout autre que ce qu’elle est aujourd’hui… Et, quelle que soit la durée de la guerre, le monde en sortira avec un tout autre aspect que celui sous lequel il se présentait quand il s’y est engagé. »
En cela, Kautsky est largement à contre-courant des idées du moment. Pour lui, également, la guerre conduira à des transformations profondes de la société : « Les temps sont passés où, à la suite d’une grande guerre, le vainqueur arrachait au vaincu quelques mètres carrés de son sol. Le mode de production capitaliste a conduit à des transformations si profondes, à des contradictions si choquantes, à des problèmes si complexes, qu’une grande guerre n’est plus possible sans qu’elle entraîne après elle des dissociations profondes et des constitutions nouvelles d’organismes sociaux. »
Enfin, quelques États profiteront de cette guerre, mais certainement plus des États européens. Kautsky annonce déjà que les États-Unis en seront le grand vainqueur : « Qui tirera grand profit de cette situation ? Les Etats-Unis, entre autres […]. Sans grands efforts, ils peuvent, aujourd’hui, se rendre maîtres du marché américain tout entier et refouler aussi leurs concurrents européens dans l’Asie orientale. Ils vont devenir la plus grande puissance financière de la terre, celle qui disposera d’énormes capitaux libres. Aujourd’hui déjà, c’est par millions qu’entrent chez eux les valeurs européennes, qu’ils achètent aux prix les plus bas. Il ne sera pas possible de panser les plaies économiques causées par la conflagration européenne, ni possible non plus de payer les indemnités de guerre sans l’intervention de la finance américaine. […] Mais, à côté des États-Unis, il est d’autres pays encore qui sont, eux aussi en pleine ascension. Ce sont ceux de l’Asie et de l’Islam : le Japon, la Chine, les Indes orientales, la Perse, la Turquie et leurs descendances de jadis. Leur montée a été longtemps arrêtée par la pression financière et militaire que l’Europe exerçait sur eux. Et voici, dans les États libres, une pression qui disparaît tout d’un coup. Dans les États dépendants, comme les Indes, l’Égypte, la Perse, elle perd considérablement de sa force. Nous entrevoyons même la possibilité d’un réveil total de ces nations et de leur entrée en jeu dans la guerre mondiale. La Russie, l’Angleterre et la France pourraient sortir affaiblies de cet imbroglio. C’est par là que la politique coloniale affirmerait ses côtés dangereux. Et, pour l’Allemagne, c’est peut-être un élément de force militaire et économique, que la valeur relativement maigre de ses possessions coloniales. »
Kautsky en vient donc à prévoir la volonté des colonies de s’affranchir de la tutelle des puissances européennes : « Avant tout, il est clair que le monde extra-européen va se transformer profondément. Le monde est en plein mouvement d’ascension. Et de plus en plus il constitue une puissance qui se dresse en face de l’Europe. Et cette montée va prendre une allure vertigineuse en suite d’une guerre qui, quoi qu’on dise, non seulement épuise les peuples de l’Europe, mais encore transforme totalement leurs rapports de puissance. »
Et Kautsky d’en tirer la conclusion que « l’impérialisme a du plomb dans l’aile. À mesure que les pays extra-européens deviennent plus forts, à mesure diminuent pour l’impérialisme les chances de continuer sa politique. La guerre mondiale, née de l’impérialisme, peut aboutir à une situation telle que les bases mêmes les plus sûres de cet impérialisme en viennent à chanceler. Ainsi l’impérialisme aurait tué l’impérialisme, par son propre développement. »
Cependant, sa vision prospective se révèle fausse lorsqu’il annonce que la guerre ne sera pas suivie par un autre conflit, qu’elle sera la dernière et que les « politiques impérialistes » visant à construire toujours plus d’armement s’effondreront d’elles-mêmes : « On en peut dire autant des armements à outrance qui découlent en droite ligne de la politique impérialiste, de cette politique dont nous avons toujours dit qu’elle créerait une atmosphère telle que les fusils partiraient tout seuls. Les sacrifices financiers exigés par la guerre seront tels qu’il sera difficile, pour ne pas dire impossible, de leur ajouter, une fois la paix conclue, le poids des dépenses pour nos armements nouveaux. Et cela d’autant moins que l’Europe aura en face d’elle la concurrence économiquement intacte et toute puissante de l’Amérique. »
Texte passionnant que cet article de Kautsky d’août 1914 repris le 1er septembre dans l’Humanité, bien différent des pronostics profondément erronés de loin plus les plus courants à l’époque, et, même si l’après-guerre ne s’est pas très exactement déroulé comme Kautsky l’avait annoncé, un texte visionnaire qui mérite d’être connu.
Traités de la Grande Guerre
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