Heurs et malheurs du « matrimoine »

Faut-il préserver à tout prix le Pavillon des Sources ?

Faut-il conserver le Pavillon des Sources, au sein de l'Institut Curie, pour honorer la mémoire de Marie Curie, ou bien le détruire pour construire un centre de chimie biologique sur le cancer ? Aux dernières nouvelles, la ministre de la Culture Rachida Dati suggère rien moins que le démonter brique à brique et le reconstruire un peu plus loin pour laisser place au nouveau laboratoire de l'Institut ! Jean-Michel Tobelem, spécialiste du patrimoine, analyse les arguments en présence et y ajoute quelques préconisations.

Datant de 1914 et œuvre de l’architecte Henri-Paul Nénot (1853-1934), le pavillon des sources, au sein du prestigieux Institut Curie, au coeur de Paris, est un bâtiment dans lequel étaient stockées et purifiées les matières radioactives étudiées par Marie Curie, double prix Nobel.

Pour les défenseurs du patrimoine, ce bâtiment doit être préservé à tout prix. Pour l'Institut Curie, par contre, l'enjeu scientifique lié à la construction d'un centre de chimie biologique sur le cancer, le premier en Europe, est sans commune mesure avec l'intérêt patrimonial de ce modeste bâtiment en briques.

Nous proposons donc de revenir sur un ensemble d’oppositions qui structurent actuellement la discussion (ou faut-il dire la controverse) portant sur le devenir du pavillon des sources.

Préserver le patrimoine à tout prix ?

Les défenseurs du patrimoine mettent en avant le respect de la mémoire de Marie Curie au sujet de ce bâtiment où elle a pu ponctuellement conduire ses travaux de recherche. Didier Rykner, dans la Tribune de l’Art, parle ainsi d’un « lieu de mémoire essentiel pour l’histoire de la science » et utilise le mot de « vandalisme ».  Fait inhabituel, ils sont rejoints par des mouvements féministes qui y voient un élément de « matrimoine », version féminisée de la traditionnelle appellation de « patrimoine » !

Pavillon des Sources.Ces défenseurs de la cause patrimoniale se heurtent toutefois à plusieurs difficultés dans la discussion publique. D’une part, le bâtiment en question ne se distingue pas au premier chef par ses qualités artistiques ou architecturales.

Bien que s’insérant dans un ensemble de bâtiments dont l’harmonie pourrait s’effacer dans le cas où il serait détruit, la seule mémoire de Marie Curie parvient difficilement à convaincre de son intérêt ceux qui ne font pas de la cause patri(ou)matrimoniale l’objet principal de leurs combats. D’autant plus que, comme l’indique l’Institut Curie, « le lieu le plus emblématique de l’histoire scientifique de Marie Curie […] a été détruit. »

À l’inverse, les partisans du projet de centre de recherche sur le cancer jouent sur du velours. Comment s’opposer au projet visionnaire des scientifiques (à la confluence entre physique et biologie), qui peuvent apparaître comme les successeurs légitimes de Marie Curie ? Et cela d’autant plus que l’un de ses arrière-petits-fils, Marc Joliot, directeur de recherche en image biomédicale multimodale au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), défend ce projet au nom de la mémoire de son aïeule.

Il déclare ainsi à France Info : « On doit le faire et on va le faire parce que c’est extrêmement important » à propos de la construction de ce qui pourrait devenir « le premier centre de chimie biologique sur le cancer en Europe ». Selon lui, « si nous, on ne peut pas le faire, il n’y a pas beaucoup d’institutions dans le monde qui pourront le faire. »

Dès lors, comment y voir une opposition symbolique entre la lutte contre une maladie potentiellement mortelle et la défense de « vieilles pierres » dont l’utilité sociale ne s’impose pas immédiatement, dans une singulière métaphore du combat entre la vie et la mort.

Marc Joliot indique en outre sur France Info que « l’Institut du radium est en fait composé de trois bâtiments. Il y a le bâtiment du radium, le Pavillon des Sources et le Pavillon Pasteur. Ce sont trois bâtiments historiques, sachant que le laboratoire de Marie Curie était principalement dans le premier. Elle a travaillé, comme d’autres, dans le Pavillon des Sources, mais de manière épisodique, quand il fallait faire des sources radioactives justement, et on les stockait aussi. » Il ajoute : « Pour ce bâtiment, que dire ? J’aurais bien aimé qu’on puisse le conserver, mais il fait 100 mètres carrés, il est pollué. »

La dimension urbaine du projet

À ce premier débat s’ajoute la dimension urbanistique du projet, qui non seulement conduit à la destruction d’un bâtiment associé – même de loin – à la mémoire de Marie Curie, mais comporte en outre deux types d’inconvénients : réduire la part des espaces verts dans ce quartier de Paris, une ville particulièrement exposée aux conséquences du réchauffement climatique ; et contribuer à la densification de ce même quartier, dans l’une des villes déjà considérée comme l’une des plus denses au monde. Sans oublier qu’un bâtiment de cinq étages – destiné à agrandir le campus Pierre-et-Marie-Curie-Val-de-Grâce – gênera la vue sur le Panthéon… qui abrite précisément les cendres de Marie Curie !

Il est toutefois difficile d’accuser l’Institut Curie de porter atteinte à la mémoire de la grande scientifique, car le pavillon Curie abrite précisément un musée ouvert gratuitement au public. Autrement dit, la question est de savoir si une mise en valeur du Pavillon des Sources par une politique d’interprétation du bâtiment est indispensable en complément de sa préservation ; ou bien s’il ne convient pas de renforcer l’action du musée Curie et développer sa fonction éducative et de diffusion en direction du plus grand nombre.

Il est vrai par ailleurs que la place des femmes dans le progrès des sciences est insuffisamment reconnue, sachant qu’il est parfois même occulté ou nié. C’est un cas bien documenté en histoire des sciences, s’agissant par exemple du progrès de l’informatique ou encore de la conquête spatiale, des sagas dont les héros sont systématiquement des hommes. Le rôle de Marie Curie est donc éminent pour inciter les jeunes filles à choisir les filières scientifiques et s’assurer que la reconnaissance qui leur est due permettra de leur attribuer les mérites qui leur reviennent.

Mais rendre hommage au génie de Marie Curie, ce n’est peut-être pas nécessairement adopter une position fétichiste ou maximaliste qui consisterait à préserver tout bâtiment où elle aurait pu effectuer une partie de ses travaux de recherche. Cela ne veut pas dire qu’il ne convient pas de tenir compte de la qualité architecturale et historique de ces bâtiments, mais il semble raisonnable de le faire avec discernement.

Or Stéphane Bern, qui s’oppose à la destruction du pavillon, reconnaît sur France Culture que « ce n’est pas une architecture extraordinaire, mais c’est un patrimoine symbolique, mémoriel ». Dans ces conditions, dans le long terme, la meilleure façon de préserver un bâtiment n’est-il pas plutôt de lui donner une affectation contemporaine ? Et lorsque cela n’est pas possible, ne semble-t-il pas légitime de s’interroger sur son devenir ?

Entrée du Pavillon Pasteur et son jardin.

Patrimoine et qualité de l’architecture contemporaine

Si les défenseurs du patrimoine paraissent prompts à se saisir de ce type d’événement, c’est probablement parce qu’ils ressentent une insatisfaction à l’égard de ce qui peut être perçu – d’une manière générale – comme une insuffisance des politiques publiques de protection du patrimoine. Cette sensibilité contemporaine reflète la disparition de nombre d’édifices qui – à défaut de symboliser une « grande architecture » – manifestent toutefois une vision rassurante du cadre de vie et de la qualité des espaces urbains.

Il suffit de constater la laideur de nombre d’entrées de villes dans notre pays pour admettre que la préservation d’îlots architecturaux dans les centres historiques à vocation touristique ne suffit à répondre aux attentes des citoyens en matière patrimoniale.

En l’occurrence, il ne nous appartient pas de nous prononcer sur la nécessité de préserver ou non le Pavillon des Sources, mais il paraît en revanche nécessaire pour les défenseurs de sa préservation d’en démontrer la nécessité non pas dans l’absolu mais en relation avec des utilisations alternatives de l’espace disponible. Autrement dit, la qualité d’un projet de s’apprécie pas in abstracto, mais dans la comparaison avec de possibles usages alternatifs de ce même projet ; à savoir dans une mise en perspective des moyens humains, techniques et financiers alloués au terme d’une analyse coût-avantage qui consiste à apprécier les bénéfices d’une opération en comparaison avec d’autres opérations pouvant être mises en œuvre de façon alternative.

Quelle politique de diffusion de la culture scientifique et technique ?

L’autre enseignement de cette controverse porte sur la politique de diffusion, d’interprétation et de vulgarisation de la connaissance scientifique. En l’occurrence, l’existence du musée Marie Curie propose gratuitement au visiteur « de découvrir l’histoire de la famille Curie, de la radioactivité et de ses premières applications ».

Offrant à la fois un espace d’exposition permanente et un centre de ressources historiques, il est situé dans le troisième et dernier laboratoire utilisé par Marie Curie, le pavillon Curie de l’Institut du radium de Paris, édifié entre 1912 et 1915. Dans ces conditions, peut-être conviendrait-il de lui donner une plus grande envergure et de l’ouvrir plus largement au public (actuellement uniquement l’après-midi du mercredi au samedi, soit quatre jours par semaine) ? Un parcours associant la visite à celle du Panthéon pourrait également être utile, sachant que le musée a accueilli 27 000 visiteurs en 2022 contre 20 000 en 2019.

Nous proposerons de conclure sur une recommandation à l’adresse des grandes institutions. Compte tenu de la sensibilité de l’opinion publique à l’égard du patrimoine, de l’écologie et de la cause des femmes (l’Institut Curie se déclarant lui-même « conscient de l’émoi suscité chez les défenseurs de la mémoire »), il paraît nécessaire de construire en amont de l’annonce des projets une argumentation permettant de prendre en compte les oppositions qu’ils pourraient rencontrer, quelle que soit leur légitimité scientifique et le consensus dont ils font l’objet parmi les décideurs publics.

Jean-Michel Tobelem
Publié ou mis à jour le : 2024-01-31 10:47:54

Voir les 6 commentaires sur cet article

Sylvie (03-02-2024 13:58:10)

Bonjour, Merci pour cet article. Il me semble que Marie Curie aurait préféré la "construction du premier centre de chimie biologique sur le cancer en Europe »… Je pense aussi qu'il faut vis à... Lire la suite

madeleine (01-02-2024 16:23:07)

la Republique de Venise démolissait, pour cause de vétusté ou de condamnation judiciaire, mais gravait un pavé à l'emplacement ad memoriam. l'Ouzbekistan a restauré ses édifices très dégradÃ... Lire la suite

boilessu (31-01-2024 22:48:05)

cette propension à garder "tout sans distinction" ne serait-ce pas le signe d'une société (civilisation?) sur le déclin et qui s'accroche au patrimoine considéré comme l'image d'un passé "glori... Lire la suite

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