Attention, ils arrivent... Restaurateurs et hôteliers ne le savent pas mais des inspecteurs du mythique guide rouge sont en train de déguster, dans l'anonymat, leurs entrées, plats et desserts. Il s'agit de l'épreuve de leur vie : celle qui les fera intégrer, ou non, l'un des plus anciens et des plus célèbres guides gastronomiques du monde.
Les étoiles Michelin ont accompagné la montée au firmament des grands chefs qui ont fait la réputation mondiale de la gastronomie française et plus particulièrement lyonnaise, de Bocuse à Troisgros en passant par la mère Brazier et Loiseau. En ce XXIe siècle, la disparition de ces stars a créé un vide dans lequel se sont engouffré(e)s les concurrent(e)s de France et d'ailleurs...
Les frères André et Édouard Michelin, à l'origine du guide qui porte leur nom, se sont fait connaître en redressant l'entreprise héritée de leur mère, une fabrique de tuyaux en caoutchouc pour l'agriculture. Sise à Clermont-Ferrand, au cœur de l'Auvergne, elle fut rebaptisée en 1889 Michelin & Cie. Là-dessus, André (1853-1931), ingénieur centralien, et Édouard (1859-1940), artiste-peintre, inventèrent le pneumatique démontable. Destiné aux bicyclettes puis aux automobiles, il révolutionna le transport et fit la fortune de l'entreprise.
Les deux frères avaient aussi le génie de la publicité. Ils soutinrent le Tour de France cycliste, se donnèrent un slogan : « Le pneu Michelin boit l’obstacle ! » et une mascotte faite d'un tas de pneus, Bibendum ! Ils implantèrent le long des routes les premières bornes kilométriques. Enfin, ils créèrent le « Guide Michelin » pour relever la qualité de la restauration et de l'hôtellerie le long des routes. Ainsi contribuèrent-ils à rendre au réseau routier la primauté qu'il avait perdue avec l'arrivée du chemin de fer, près d'un siècle plus tôt...
En ce début du XXIe siècle, Michelin est toujours une entreprise familiale sise à Clermont-Ferrand. Mais elle est aussi leader mondial dans le pneumatique et l'une des principales entreprises françaises avec plus de cent mille salariés dans le monde.
En 1900, André et Édouard Michelin ont l'idée d'un guide publicitaire pour l'Exposition universelle de Paris. Offert avec l'achat de pneumatiques, il est tiré à 35 000 exemplaires pour sa première édition en août de la même année.
La préface du « Guide Michelin » annonce l'ambition de ses créateurs : « Cet ouvrage paraît avec le siècle. Il durera autant que lui ! ». Plus qu'une promesse, une prophétie...
Le public ciblé par les fondateurs de la société Michelin & Cie est composé principalement des cyclistes auxquels s'ajoutent les premiers propriétaires automobiles. Car le marché de l'automobile n'est qu'embryonnaire dans une France qui ne compte encore que 3 500 conducteurs. Le but est de vendre des pneus aux uns et aux autres.
Les deux frères font ce pari fou que le marché explosera... et qu'un jour les Français auront tous une voiture. Jackpot ! Aussi proposent-ils dans leur guide des cartes routières et les adresses des quelques garagistes qui existent. En bonus, des recommandations pratiques. Les yeux vous irritent-ils ? Voici une solution miracle Irritation des yeux concoctée avec des feuilles de coca, de l'eau de laurier-cerise et du bicarbonate de soude.
Le guide, à ses débuts, est gratuit ! Alors, pourquoi s'en priver ? En plus, il est mis à jour chaque année. Si un hôtel baisse en qualité, il est tout bonnement rayé du guide l'année suivante.
Révolution en 1908, les publicités disparaissent suite à une annonce pleine d'humour des créateurs : « Tout comme la femme de César, Bibendum ne doit pas être soupçonné. » Encore aujourd'hui, cette absence de publicité pour les établissements présentés dans le guide garantit son indépendance et sa qualité de jugement.
La publication connaît une interruption durant la Grande Guerre. Encore une fois visionnaire, les frères Michelin éditent toutefois un guide de l'Allemagne rhénane en 1915. Pressentant que la région sera bientôt occupée par les armées françaises, ils y mentionnent, entre autres, écoles, casernes, hôpitaux et couvents.
Dès la fin de la guerre, une nouvelle édition paraît. En phase avec son époque, elle inclut l'Alsace-Lorraine, tout juste reconquise, et, pour inviter au pèlerinage sur les lieux de bataille, elle recense aussi les lignes de front.
Les « Années folles » qui suivent la Grande Guerre marquent un tournant. Le guide devient payant et coûte désormais 7 francs. La légende raconte que cette décision fut prise par André Michelin après qu'il vit à son grand désespoir une pile de guides servant à caler un essieu dans un garage. Pas vraiment l'ambition qu'il en avait. Il réalise alors que « l'homme ne respecte que ce qu'il paye.»
Toujours dans les années 1920, les restaurants font leur grande entrée dans le guide. En 1926 naît l'étoile, qui récompense les meilleures tables. Une étoile indique « une bonne table dans la localité », deux étoiles « cuisine excellente, vaut le détour » et trois étoiles « une des meilleures tables de France, vaut le voyage ».
Parmi les établissements qui « méritent un détour », on trouve Le Commerce de M. Lameloise à Chagny, La Côte d'Or d'Alexandre Dumaine à Saulieu ou encore L'Hôtel de la Poste à Avallon... Déjà l'on voit poindre les grands restaurants qui feront la réputation de la Nationale 7 (Paris-Menton), à mi-chemin entre Paris et la vallée du Rhône, là où font étape les Parisiens qui « descendent » vers la Côte.
Pour les inspecteurs Michelin qui visitent les établissements, les critères de jugement sont : la qualité intrinsèque des matières premières comme la viande ou les légumes, la personnalité culinaire du chef, la maîtrise des cuissons et saveurs, le rapport qualité/prix et la régularité de la qualité tout au long de l'année. Ce dernier critère conduit les inspecteurs à revenir plusieurs fois dans un même établissement, ce qui différencie le guide Michelin des autres guides gastronomiques.
Ces inspecteurs sont astreints à l'anonymat le plus total. « L'anonymat, c'est le leitmotiv de notre métier. L'anonymat garantit l'indépendance. Si aujourd'hui, je perds mon anonymat, je perds mon travail », assure l'un d'eux en 2019. Àgés de plus de trente ans, avec une solide expérience dans l'hôtellerie, ils (ou elles) sillonnent le pays pour aller déguster entrées, plats et desserts en secret et dénicher des merveilles. Combien sont-ils ? Secret d'État. Peut-être plusieurs centaines. Mais de mauvaises langues assurent que certaines éditions du guide seraient réalisées par tout au plus une demi-douzaine d'inspecteurs.
Il faut attendre 1933 pour que soit décernée la récompense suprême, le Graal des restaurateurs, les trois étoiles. Six adresses parisiennes ont l'honneur de se la voir attribuer, certaines pour couronner leur spécialité : Larue, Carton (sole à la crème), la Tour d'Argent (canard au sang), La Pérouse (bouillabaisse), le Café de Paris et l'illustre Foyot, rue de Tournon. La province n'est pas mise sur le banc de touche et le restaurant de la mère Brazier à Lyon est auréolé des trois étoiles en cette même année 1933. Eugénie Brazier (38 ans) va user de sa renommée pour former Paul Bocuse (1926-2018), lequel recevra ses trois étoiles au même âge, en 1965.
Fidèle ami de Bocuse, Pierre Troigros reçoit ses trois étoiles quelques années plus tard, en 1968. Son restaurant, Les Frères Troigros, qu'il gère avec son frère et son père, pratique une cuisine innovante où des associations aussi inédites que délicieuses donnent naissance à de célèbres recettes comme celle de l'escalope de saumon à l'oseille.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, seize enseignes peuvent déjà se targuer de posséder les prestigieuses trois étoiles. Le guide Michelin suspend sa parution pendant l'Occupation. Mais il reparaît dès la Libération et, dans un climat de pénurie et de rationnement, redonne l'eau à la bouche des Français. Il attribue sa célèbre étoile à deux cent trente restaurants en 1946 et à quatre cent cinquante l'année suivante.
Dans les années 1950, l'image de la gastronomie reprend des couleurs et les restaurants montent en gamme. En 1951, sept grandes maisons obtiennent la consécration ultime de tout restaurateur : les trois étoiles. Parmi les heureux élus, on trouve Point à Vienne, Bise à Talloires, Dumaine à Saulieu... avec plus que jamais le tropisme de la Nationale 7.
Ca y est, le guide rouge est devenu la bible des gastronomes. Le contexte économique de la France n'y est pas pour rien ainsi que le souligne le journaliste Philippe Alexandre : « C'est le début des Trente Glorieuses et d'une frénésie gloutonne de gratin de queue d'écrevisse et de ris de veau aux morilles et à la crème. Partout, la quantité prime. Les brasseries des Halles sont prises d'assaut jusqu'à l'aube. On y engloutit d'énormes côtes de bœuf et des saladiers de pommes Pont-Neuf ».
Gault et Millau mettent les pieds dans le plat
Mais certains gastronomes jugent la grande cuisine réactionnaire. Journaliste au quotidien Paris-Presse, Christian Millau critique la froideur du guide Michelin, qui ne s'adapte pas à la modernité et au peuple : « Les trois étoiles, c'était le temple de la cuisine bourgeoise avec le maître d'hôtel à l'entrée, un sommelier compassé et des spécialités savantes servies dans des plats d'argent. Nous nous sommes dit : mais pourquoi un civet de lièvre serait-il moins bon sur la table en bois d'une petite auberge que sur la nappe blanche damassée d'un grand restaurant parisien ? ».
Avec son collègue de bureau Henri Gault, il se lance dans une aventure gastronomique concurrente du guide rouge.
Les deux compères inaugurent une chronique hebdomadaire, qui devient vite quotidienne. Ils dévoilent leurs bonnes adresses mais expliquent aussi les raisons de leurs préférences. S'ils connaissent un succès immédiat, c'est parce qu'ils n'hésitent pas à faire part de leurs émotions.
Loin du laconisme du Michelin, les coups de coeur de Gault et Millau deviennent des incontournables. En 1962, ils publient leur premier Guide de Paris chez Julliard.
Les retours de la presse sont élogieux. Pour Paris Match, ils ont lancé une nouvelle mode. Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet les invitent à la télévision dans « Lectures pour tous ». L'émission est culte et les ventes du guide des deux amis explosent pour atteindre 200 000 exemplaires.
Ils s'inscrivent clairement en concurrence avec le guide Michelin et le revendiquent en lançant la rubrique « Les oubliés du Michelin » dans laquelle ils donnent des étoiles aux restaurants qui le mériteraient.
En 1969, Paris-Presse disparaît et Gault et Millau lancent alors leur propre magazine. Sa première édition, sur laquelle leurs deux noms trônent en gros sur la couverture, se vend à quarante-cinq mille exemplaires. Ils surfent sur la vague de rejet de la société de consommation de Mai 68 et proposent des adresses qui privilégie une cuisine allégée en calories. Pour se distinguer des étoiles, ils attribuent des toques, allant d'une toque pour les bonnes tables à 5 pour les tables exceptionnelles.
Toujours dans la discrétion, le guide Michelin n'en reste pas moins le guide gastronomique de référence. Il se vend à plus d'un million d'exemplaires dans les années 1970 et 1980.
Le succès populaire du film L'Aile ou la cuisse, sorti en 1976, avec le drôlissime Louis de Funès dans le rôle de Monsieur Duchemin témoigne de la place aimée et quasi-institutionelle du guide rouge dans la société française.
Il continue de se vendre à des centaines de milliers d'exemplaires et tous les chefs, à travers le monde, visent les étoiles... Parfois au prix de leur vie. Ainsi, le 24 février 2003, à Saulieu, le grand chef Bernard Loiseau (52 ans) se suicide, ne supportant pas la perspective de perdre sa troisième étoile. Guy Savoy, chef de La Monnaie à Paris (trois étoiles depuis 2002), avait lié amitié avec Bernard Loiseau dans les années 1970, pendant leur apprentissage chez Troigros, à Roanne (trois étoiles depuis 1968). Dans Le Point (30 janvier 2020), il dit à quel point les étoiles comptaient pour son ami qui lui répétait chaque année avant la sortie du guide : « L'année prochaine, c'est pour toi. »
Le 17 janvier 2020, la perte de la troisième étoile par L'Auberge du Pont de Collonges, restaurant mythique de Paul Bocuse, fait encore l'effet d'un séisme national. Elle survient presque deux ans jour pour jour après la mort de ce grand chef, lequel l'avait détenue sans discontinuer depuis 1965 !...
La dimension internationale du guide Michelin participe de son prestige. En 2006, des guides sont apparus dans plusieurs villes américaines telles que New York, Las Vegas ou San Fransisco. Au même moment, l'arrière-petit-fils des fondateurs, Édouard Michelin, commence à s'intéresser à l'Asie. En 2008, le lancement du guide Michelin à Tokyo est considéré comme l'événement culturel de l'année. Le jour de sa sortie, plus de cent mille exemplaires sont écoulés (trois fois plus que d'Harry Potter !)
Hors de France, le guide Michelin n'est pas considéré comme un guide français mais comme un guide propre à chaque pays. Personne n'aurait pu se douter de son succès planétaire, surtout pas ses fondateurs... Une ascension à laquelle on décerne facilement trois étoiles.
Mais un chiffre monumental vient tout de même relativiser ce succès. Jacques Borel (né en 1927), qui a introduit la malbouffe (fast-food et restoroutes) en France dans les années 1960, a porté un coup dur aux restaurants auréolés par Michelin. Manger vite et pas cher intéresse davantage de monde que débourser une grosse somme pour des petites quantités de nourriture. C'est ainsi qu'aujourd'hui, McDonald pèse quatre fois le chiffre d'affaires cumulé des six cents restaurants étoilés par le Guide Michelin !
Écrivain et gastronome, Edmond Saillant (1872-1956) ne connaissait pas la discrétion. Ce volumineux personnage, qui se posait en rival des guides Michelin, sillonnait la France au volant de sa Bugatti à la recherche de trésors culinaires.
S'il portait le pseudonyme Curnonsky, c'était pour impressionner la clientèle des palaces, principalement russe. Grand ami de Colette, il était, comme elle, un nègre de son mari Willy. Cet Angevin, qui vivait de sa plume, forgea de nombreux slogans. C'est lui qui donna son nom au bonhomme en pneus Michelin : « Bibendum, puisqu'il boit tout, même l'obstacle. »
Dans les années d'après-guerre, il parcourait la France et ses régions avec son ami le journaliste Marcel Rouff et tira de ses enquêtes vingt-huit guides des « merveilles culinaires et des bonnes auberges ». Contrairement aux inspecteurs Michelin qui se contentaient de signaler les bonnes adresses, Curnonsky et Rouff se laissaient aller à un lyrisme enivrant autour des plats qu'ils dégustaient... en précurseurs de Gault et Millau.
En 1927, Curnonsky s'autoproclama « prince des gastronomes », en héritier de Brillat-Savarin, et rallia la cause du grand chef Escoffier et de ses élèves qui défendaient une cuisine de banquet où l'abondance est maître. En 1928, il fonda avec quelques amis l'Académie des gastronomes sur le modèle de l'Académie française. Elle est toujours en activité... En 1953, il publia enfin son recueil de recettes de 856 pages (rien que ça !) « Cuisine et Vins de France ». Une véritable bible de la gastronomie.
Pour ses 80 ans, 80 restaurateurs marquèrent sa place dans leurs établissements et lui offrent une invitation à vie. Malheureusement, Curnonsky n'eut pas le temps d'en profiter car il mourut trois ans plus tard. Victime d'un malaise dans son appartement, il chuta de sa fenêtre...
Bibliographie
Des fourchettes dans les étoiles : Brève histoire de la gastronomie française de Philippe Alexandre et Béatrix de l'Aulnoit, Fayard, 2010.
La saga du guide Michelin : de 1900 à aujourd'hui, un formidable voyage à travers le temps, Broché, 2004.
L'épopée de la pomme de terre
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