De simples petites représentations religieuses, réservées aux croyants orthodoxes ? Non, les icônes sont bien plus que cela ! Si elles nous semblent aujourd'hui bien familières, elles gardent pourtant une part de mystère qui explique en grande partie leur succès en Occident. Allons les regarder de plus près et remontons le fil des siècles pour comprendre comment, malgré les crises, elles se sont imposées dans les églises, les foyers et les musées.
Une peinture sans peintre ?
Commençons ce voyage par une petite histoire : un jour Abgar, roi de la ville d’Édesse (Turquie actuelle), désira posséder une image de ce Christ dont il avait tant entendu parler.
Saint Jean Damascène nous raconte la suite : « Il envoya à Jésus un peintre pour en exécuter le portrait. Mais le peintre n’y arrivait pas à cause de la splendeur de Son visage. Alors le Seigneur prit lui-même le tissu et le posa sur Son visage ; il y imprima sa propre physionomie, puis l’envoya au roi Abgar » (VIIe siècle). C'est ainsi qu'aurait été créé le premier portrait du Sauveur, portrait baptisé Mandylion (du grec byzantin « étoffe »).
Transporté à Constantinople, le tissu aurait disparu lors de l'attaque de la ville par les Croisés ; d'autres avancent qu'il a été envoyé à Paris où l'on aurait perdu sa trace lors de la Révolution.
L'important n'est pas son parcours mais son origine : comme le Voile de sainte Véronique ou le saint Suaire de Turin, le Mandylion fait partie de la famille des images dites acheiropoïètes, c'est-à-dire « non faites de main d'homme » mais d'origine miraculeuse, du point de vue des croyants. Il est surtout considéré comme la toute première icône, celle qui justifie toutes les autres.
Communiquer silencieusement
Le Mandylion a un concurrent de taille dans la course au titre d'ancêtre : selon d'autres sources, la première aurait vu le jour sous le pinceau d'un peintre inattendu puisqu'il s'était d'abord fait connaître comme médecin avant de rédiger un des quatre Évangiles.
Saint Luc, notre artiste, aurait prit pour modèle la Vierge Marie elle-même pour en faire plusieurs portraits dont le plus célèbre, intitulé Salus populi romani, aurait été transporté de Jérusalem à Rome par sainte Hélène, mère de l'empereur Constantin, au IVe siècle.
Mandylion ou portrait de la Vierge seraient donc les « prototypes », fidèles au modèle originel, à partir desquels doivent être élaborées les icônes. Les saints et saintes, qui doivent par leur aspect rappeler l'apparence du Christ ou de Marie, seront par la suite imaginés à partir d'un modèle semblable.
Mais ce n'est pas tout : fresque, mosaïque ou même terre cuite, l'icône ne se limite pas à partager une image (eikon, en grec) plus ou moins réaliste de l'individu saint, elle doit être révélatrice de l'invisible, le signe de la présence même de Dieu, incarnée dans la matière.
Parce que « Ce que la Parole de l'Évangile communique par l'ouïe, l'icône le montre silencieusement par les yeux » (saint Basile, IVe siècle), elle permet au croyant d'être en communion spirituelle avec la personne représentée qui va servir d'intercesseur auprès de Dieu. Ce n'est donc pas l'apparence de l'image qui est essentielle mais ce qu'elle symbolise : le lien du fidèle avec Dieu.
Les morts nous regardent
Pour trouver l'origine historique des icônes, il faut aller du côté de l'Égypte, en particulier dans la région du Fayoum. C'est là que l'on a découvert de nombreux portraits de défunts grecs de l'époque romaine (Ier-IIIe siècle), peints sur bois, destinés à être déposés sur les momies.
Si l'on peut parler de réalisme tant les visages sont individualisés, on ne peut ignorer la répétition de caractéristiques que l'on retrouvera dans les icônes chrétiennes : position de face, à la grecque, en buste, forme ovale du visage, grands yeux au regard intense.
Ces « fenêtres de l'âme » nous renvoient à la dimension religieuse de chaque œuvre, véritable dialogue du défunt avec une Mort qu'il semble observer avec sérénité, protégé par les feuilles d'or appliquées autour de son visage comme autant d'éclats du Soleil.
Dans d'autres régions de l'Empire, les Romains avaient l'habitude de conserver des portraits sous forme de médaillons (imagines clipeatae) ou de masques funéraires qui étaient l'objet d'une vénération dans le cadre domestique ou public pour les personnages d'importance. Il existait également des images portatives des divinités, de dimensions semblables aux icônes.
Notons enfin, lors de la naissance de l'art chrétien tel qu'on peut le voir dans les catacombes, l'influence de l'iconographie impériale : sur son trône, le Christ héritera des souverains romains de l'époque leur attitude hiératique, dénuée de naturel, mais également une stature pleine d'autorité.
Écris-moi une icône...
Vous pensez que les icônes sont peintes ? Pas du tout ! On ne les peint pas, on les « écrit ». Cela n'a rien d'étrange si l'on pense que le verbe grec « graphein » renvoie aux deux actions, mais surtout que l'icône se veut un évangile en image, une expression du Verbe de Dieu.
L'artiste, appelée iconographe, qu'il soit moine ou laïc, homme ou femme, doit donc se préparer à l'acte de création comme à un acte de liturgie, en s'adonnant au jeûne et à la prière. Son but n'est pas de se distinguer en créant de la beauté mais de s'effacer pour se mettre au service de son Église. C'est pourquoi la plupart des réalisations sont anonymes même si de grands noms sont venus jusqu'à nous.
Pour accomplir ce qui ressemble à un rite, l'iconographe commence par choisir un support : fresque, métal, voile à broder ou plus fréquemment planche de bois de tilleul ou sapin. Celle-ci est enduite de colle puis de poudre d'albâtre ou de plâtre pour former le levkas qu'il faut polir avant d'y reproduire les contours du motif.
C'est alors le moment de passer aux couleurs : est d'abord peint l'arrière-plan, souvent composé de feuilles d'or, puis les vêtements et les visages, en appliquant d'abord les teintes les plus foncées puis les plus claires pour symboliser le passage des ténèbres à la lumière. Cheveux et barbes apparaissent ensuite, avant les inscriptions.
Attention, pas d'excentricité ! Chaque drapé, chaque couleur, chaque mouvement de la main a une signification. Il ne reste plus qu'à apposer un vernis à base d'huile censé protéger l'oeuvre mais qui, exposé à la chaleur des cierges, l'assombrit au fil des ans.
Une fois bénie par le prêtre et donc devenue sacrée, l'icône est déposée dans une Église ou une maison pour y être le support privilégié de la prière faite de « baisers et prosternations d'honneur » au milieu de l'encens.
La crise !
Finalement, est-ce en Égypte ou à Rome qu'il faut situer la naissance des icônes ? Peut-on considérer comme telles ces portraits qui recouvraient le visage des martyrs embaumés et qui étaient emportés en sécurité lors des persécutions ? Ou doit-on faire un rapprochement avec les peintures religieuses qui édifiaient le croyant dans les catacombes ?
Ce dont on est sûr, c'est que ces premières oeuvres ont largement pris le relais des représentations païennes, notamment dans l'empire byzantin qui se développe à la fin du IVe siècle.
Rapidement, l'Église commence à s'interroger sur l'usage de l'image : faut-il la rejeter pour s'opposer au paganisme où elle était reine, et ainsi suivre la tradition judaïque ? Mais pour les chrétiens, Dieu s'est incarné dans le Christ et a donc pris visage humain... L'icône aurait donc toute sa place en tant qu'incarnation du Verbe de Dieu.
Ce n'est pas l'avis de tout le monde : en 730, l'empereur byzantin Léon III décide de mettre fin à cette vénération en interdisant toute prosternation devant des images.
L'époque est en effet plongée dans une anxiété extrême après l'éruption du volcan de Santorin (726) et surtout les agressions répétées des Omeyyades qui mettent en 717 le siège devant Constantinople. Mieux vaut apaiser le courroux divin en supprimant tout risque d'idolâtrie !
Pour le pouvoir impérial, il est temps de mettre fin aux excès des croyants et de purifier les rites, sans oublier de calmer les velléités de puissance des monastères qui tirent grand profit de ce culte. Le débat théologique est devenu affaire d'État.
« Tu ne te feras pas d’image taillée, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas, car c’est moi le Seigneur ton Dieu ». Avec le second commandement de l'Ancien Testament, les choses semblent claires : pour les Hébreux, le croyant ne peut créer et adorer une idole qui risque de concurrencer Dieu et, pire, de réduire l'Insaisissable à une image, de le remplacer par sa soi-disant représentation.
Ce n'est pas l'avis de saint Jean Damascène, au VIIIe siècle : « Si nous fabriquions une image du Dieu invisible, sans nul doute commettrions-nous une faute, car il est impossible de représenter en image ce qui est incorporel, sans forme, invisible et qui n'est pas circonscrit. [...]. Mais puisque, aujourd’hui, Dieu s’est incarné et a vécu parmi les hommes, je peux représenter ce qui est visible en Dieu. […] Ce n'est pas la matière que je vénère, c'est le créateur de la matière, celui qui est devenu chair pour moi » (Défense des icônes). Comme le Christ, « icône du Dieu invisible » (saint Paul), mais aussi comme le pain ou le vin de l'eucharistie, l'icône est donc pénétrée par l'énergie divine (energeia) et peut de la sorte servir d'intermédiaire pour protéger ou être à l'origine de miracles.
Les iconodules à l'attaque
Pendant près d'un siècle, partisans et adversaires vont s'affronter dans une violente guerre des images dont fut victime une bonne partie du patrimoine iconographique de l'époque.
En 787, le second concile de Nicée, convoquée par l'impératrice Irène, tente de trouver une porte de sortie en rappelant les principes de l'Incarnation et de l'adoration non de l'objet peint, mais de son modèle. Au tour donc des iconoclastes de devenir des hérétiques !
Il faudra attendre 843 pour qu'une autre souveraine, Théodora, mette un point final à la question en proclamant le rétablissement du culte des icônes : c'est le Triomphe de l'Orthodoxie, victoire des iconodules qui est toujours fêtée, dans les Églises d'Orient, la première semaine du Carême.
Cette décision eut des répercussions d'importance, à commencer par le fossé qui se creusa entre christianisme d'Occident et d'Orient. Charlemagne, dans les Livres carolins qu'il commande en 790, s'oppose ainsi au concile de Nicée et au pape Hadrien Ier qui lui proposait de s'y associer.
A-t-il eu accès à une traduction fautive du texte, associant adoration de Dieu et vénération des images ? En tous cas, pour l'empereur franc, c'est décidé : vénérer les images ? Non ! Les détruire ? Non plus ! Elles ne doivent pas être considérées comme sacrées mais simple décoration ou outil pédagogique.
Convoqué en 794, les 300 évêques du concile de Francfort vont réaffirmer haut et fort cette position, permettant à Charlemagne de se positionner en défenseur de l'Église d'Occident. Le pape Léon III ne pourra que s'incliner et accepter non seulement de couronner six ans plus tard le nouvel empereur, titre jusqu'ici attaché aux souverains byzantins, mais aussi de se détacher un peu plus de l'Église d'Orient, préparant ainsi le grand schisme de 1054.
Semblable et multiple, immuable et changeante
Après la crise, la production reprend et s'étend peu à peu dans les territoires où se développe la foi orthodoxe : dans les zones de peuplement slave (Balkans, Biolérussie, Bulgarie, Roumanie, Ukraine et Russie) d'un côté, mais aussi les régions arabo-chrétiennes (Moyen-Orient, Georgie), sans oublier l'Arménie et l'Éthiopie.
Les icônes les plus célèbres, ou du moins leurs copies, prennent alors la route pour pouvoir être adorées parfois loin de leur lieu d'« apparition ».
Des modèles vont ainsi se diffuser, à la façon de ces Vierges de tendresse particulièrement appréciées par le petit peuple pour leur apparence désormais moins statique.
Dans le même temps des variations se font jour suivant les régions et les volontés politiques ou religieuses. C'est de Russie par exemple que va venir, au XIVe siècle sous l'impulsion du prince Donskoï, désireux de célébrer une victoire militaire, l'iconostase sous la forme d'un mur d'icônes en remplacement de la balustrade traditionnelle.
Au siècle suivant, alors que l'Occident plonge dans l'Art de la Renaissance avec sa recherche de la perspective et la mise en avant de la sensibilité de l'artiste, le monde orthodoxe reste dans la tradition : refus du réalisme, lumière émanant du personnage et absence d'ombre, perspective inversée qui rayonne vers le spectateur.
L'innovation est cependant possible, surtout avec la multiplication des saints honorés et des scènes représentées. Au XVe siècle, en Russie, deux peintres vont se distinguer en créant ex nihilo : Théophane le Grec et Andreï Roublev, « le peintre des anges ». La Transfiguration (1408) pour l'un, La Trinité (avant 1427) pour l'autre vont marquer l'histoire des icônes, mais pas seulement...
D'Est en Ouest
C'est notamment grâce à Roublev que la pratique de l'icône, abandonnée par les peintres depuis le début du XVIIIe siècle, revient en faveur dans les années 1900.
La restauration de sa Trinité, en 1906, est en effet un événement : débarrassée de ses protections en or et de toute trace de restauration antérieure, elle apparaît comme un chef-d'oeuvre de l'Art mondial.
Pour aller à la rencontre d'autres merveilles, on se tourne alors vers les vieux-croyants, ces orthodoxes ayant refusé les réformes théologiques du XVIIe siècle mais aussi la modernisation des icônes dans un style occidental.
C'est dans une de leurs collections qu'Henri Matisse découvre les icônes, lors de son voyage à Moscou en 1911. Quel sens du dessin ! Quelles couleurs ! Ces oeuvres font alors leur entrée dans les musées, inspirant des peintres comme Vassily Kandinsky qui apprécie leur rejet du réalisme et leur puissance spirituelle.
Lors de la révolution russe, alors que nombre d'entre elles finissent au rebut, les émigrés en emportent dans leur bagage et les diffusent à travers le monde, permettant à de non-orthodoxes d'en apprécier à leur tour la beauté et la force religieuse.
C'est ainsi qu'elles vont pénétrer peu à peu les lieux de culte et les foyers des catholiques comme des protestants. Pour les spécialistes, c'est la révélation, dans les années 1960, des quelque 600 œuvres, parmi les plus anciennes, conservées au monastère égyptien de Sainte-Catherine, qui permet d'en réécrire et valoriser l'histoire.
Aujourd'hui, si l'icône a repris sa place dans l'histoire de l'Art, elle s'est aussi imposée auprès d'un large public qui plébiscite expositions et ateliers d'initiation tandis que de nouveaux artistes ne manquent pas de s'en inspirer. Notons également que ce terme ancien et longtemps réservé aux connaisseurs est depuis peu devenu à la mode là où on ne l'attendait pas : avec le succès des émoticons, le mot continue de faire son chemin...
Parce qu'elles sont objet d'une grande vénération, certaines icônes peuvent être utilisées pour jouer un rôle politique.
C'est le cas de la Vierge de Vladimir qui aurait protégé Moscou des troupes de Tamerlan en 1395, permettant à la ville, grâce à cette intervention miraculeuse, de rivaliser avec Byzance pour le titre de nouvelle Jérusalem.
Plus récemment, en 2023, la fameuse Trinité d'Andreï Roublev, après avoir passé un siècle dans le musée de la galerie Tretiakov de Moscou, est redevenue objet de culte au sein de la cathédrale de la Trinité-Saint-Serge, à Serguiev Possad. Le déménagement de l'oeuvre, « donnée par décret » pour une « vénération publique », s'est fait à l'initiative du président Vladimir Poutine qui a ainsi réaffirmé ses liens avec les autorités religieuses russes, en plein conflit avec l'Ukraine. De l'autre côté de la frontière, Kiev faisait évacuer dans le plus grand secret une série de ses icônes les plus prestigieuses, direction le Louvre. Ces deux opérations témoignent de l'importance capitale de ces œuvres pour l'Histoire et l'identité des pays qui les abritent.
Enfin les médias n'ont pas manqué de rappeler l'admiration du pape François pour l'icône de la Vierge Salus Populi Romani, exposée dans la basilique Sainte-Marie-Majeure de Rome où il se rendait régulièrement pour l'honorer. Il n'avait pas hésité à la faire déplacer sur le parvis de la basilique Saint-Pierre pour y prier, seul, en pleine pandémie de Covid-19 et c'est à ses côtés qu'il a choisi d'être inhumé, le 26 avril 2025.
Bibliographie
Olga Medvedkova, Les Icônes en Russie, éd. Gallimard (« Découvertes »), 2010,
Ephrem Yon et Philippe Sers, Les Saintes icônes, une nouvelle interprétation, Philippe Sers éditions, Paris, 1990,
Visages de l'icône, exposition au Pavillon des Arts, éditions des musées de la Ville de Paris, 1995.
Deux sites à découvrir :
- l'exceptionnelle collection d’icônes acquise par le musée du Louvre en 2025.
- le Skit du Saint-Esprit, monastère orthodoxe construit en 1938 dans la tradition Byzantine situé dans le Bois du Fay au Mesnil-Saint-Denis dans le département des Yvelines (France).











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Xuani (25-08-2025 19:32:16)
Un tout grand merci pour ce bel article!