Excentrique, Henry David Thoreau ? C’était du moins ce que pensait sa famille installée du côté de Boston, en ce début du XIX siècle.
Qu’il choisisse de consacrer sa vie à la poésie, c’est une chose, mais qu’il décide tout à coup d’aller vivre seul dans une cabane au fond des bois, c’est dépasser les limites !
Ce n’était pourtant pas tout à fait une surprise pour ses parents, simples commerçants à la tête d’une petite fabrique de crayons.
Ils avaient bien remarqué que leur enfant, né en juillet 1817, préférait collectionner les feuilles plutôt que de jouer à la bagarre avec ses camarades qui avaient trouvé amusant de le surnommer « le grand savant au gros nez ».
« Porc-épic »
Le jeune homme ne faillit pas à sa réputation en partant suivre les cours de Harvard et en devenant maître d’école dans sa ville natale de Concord (Massachusetts). C’est là qu’il va construire une des cabanes les plus célèbres de l’histoire de la littérature sur les terres du poète Ralph Waldo Emerson qui met sa bibliothèque à sa disposition et l’encourage à écrire.
S’installer dans les bois n’était pas seulement pour Thoreau un moyen de trouver l’inspiration mais tout d’abord de lutter contre la dépression dans laquelle il s’enfonçait depuis la mort de son frère, victime du tétanos.
La démarche fut efficace : « Il ne peut y avoir de mélancolie absolument noire pour celui qui vit dans la nature », témoigna-t-il peu de temps après. Il trouva en effet autour de lui de quoi s’extasier à chaque instant sur la beauté de la vie, restant des heures à admirer une fleur.
Que lui importait désormais la compagnie des autres qui le voyaient comme un « porc-épic » ou une « nymphe des bois » quelque peu originale ? Il faut dire qu’en ces années 1840, vivre en solitaire avec pour seule compagnie celle des oiseaux, se laver dans la rivière voisine et chanter à tue-tête pendant des promenades interminables en suivant les empreintes des lapins était peu courant…
Réduire la vie à sa plus simple expression…
Le résultat de ces deux années et deux mois d’ermitage consenti fut un classique de la littérature américaine, Walden ou la vie dans les bois (1854), plaidoyer de 18 essais en faveur de la simplicité en toute chose : « Je gagnais les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie, et voir si je ne pourrais apprendre ce qu’elle avait à enseigner, et non pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n’avais pas vécu. Je ne voulais pas vivre ce qui n’était pas la vie, la vie est si chère […]. Ce que je voulais, c’était vivre en profondeur, sucer toute la moelle de la vie, mener une vie assez vigoureuse et spartiate pour mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie, couper un large andain et tondre ras, acculer la vie dans un coin, et la réduire à sa plus simple expression. »
Pour Thoreau, la nature est certes une source d’admiration toujours renouvelée mais aussi une amie avec laquelle il a rendez-vous pour discuter tout en cherchant à l’analyser de façon scientifique.
S’appuyant sur les œuvres de Humboldt dont il adopte l’idée que tous les aspects du milieu naturel sont en corrélation les uns avec les autres, il multiplie comme son célèbre devancier les observations et en tire une philosophie de la vie en communion avec la nature, à l’opposé des idées d’une époque où l’on met en avant la productivité.
Rejetant les grandes entreprises et la course au progrès symbolisée par le chemin de fer en construction à côté de son cher étang, il lance un cri d’alerte contre cette société de rapaces et en appelle à considérer autrement la nature. Elle seule peut nous aider à trouver une nouvelle forme de bonheur en harmonie avec un environnement que l’on ne voit plus : « En fait, le travailleur n’a pas le loisir qui lui permettrait de conserver son intégrité quotidienne véritable. Il n’a pas la possibilité de maintenir des relations d’homme à homme avec les autres, son labeur en serait déprécié sur le marché. Il n’a pas le temps d’être autre chose qu’une machine ».
Ces idées, d’une étonnante modernité, montrent une prise de conscience des méfaits de la société de consommation qui cherche l’accumulation et la vitesse mais échoue à nous offrir le bonheur promis : « Travaillerons-nous toujours à nous procurer davantage, et non parfois à nous contenter de moins ? »
« Quand j’écrivis les pages suivantes, ou plutôt en écrivis le principal, je vivais seul, dans les bois, à un mille de tout voisinage, en une maison que j’avais bâtie moi-même, au bord de l’Étang de Walden, à Concord, Massachusetts, et ne devais ma vie qu’au travail de mes mains ». C’est ainsi que Henry Thoreau ouvre son Walden ou la vie dans les bois, œuvre inclassable née de son séjour en pleine nature.
Voici le début du chapitre simplement intitulé « Solitude » :
« Soir délicieux, où le corps entier n’est plus qu’un sens, et par tous les pores absorbe le délice. Je vais et viens avec une étrange liberté dans la Nature, devenu partie d’elle-même. Tandis que je me promène le long de la rive pierreuse de l’étang, en manches de chemise malgré la fraîcheur, le ciel nuageux et le vent, et que je ne vois rien de spécial pour m’attirer, tous les éléments me sont étonnamment homogènes. Les grenouilles géantes donnent de la trompe en avant-coureurs de la nuit, et le chant du whip-pour-will [engoulevent] s’en vient de l’autre côté de l’eau sur l’aile frissonnante de la brise. La sympathie avec les feuilles agitées de l’aune et du peuplier me fait presque perdre la respiration ; toutefois, comme le lac, ma sérénité se ride sans se troubler. Ces petites vagues que le vent du soir soulève sont aussi étrangères à la tempête que la surface polie comme un miroir. Bien que maintenant la nuit soit close, le vent souffle encore et mugit dans le bois, les vagues encore brisent, et quelques créatures invitent de leurs notes au sommeil. Le repos jamais n’est complet. Les animaux très sauvages ne reposent pas, mais les voici en quête de leur proie ; voici le renard, le skunk [mouflette], le lapin rôder sans crainte par les champs et les bois. Ce sont les veilleurs de la Nature, – chaînons qui relient les jours de la vie animée » (extrait de Walden ou la vie dans les bois, 1854).
« Il y avait suffisante pâture pour mon imagination. Le plateau bas de chênes arbrisseaux jusqu'où s'élevait la rive opposée de l'étang, s'étendait vers les prairies de l'Ouest et les steppes de la Tartarie, offrant place ample à toutes les familles d'hommes vagabondes. » — Chapitre II, « Où je vécus, et ce pourquoi je vécus » (Walden ou la Vie dans les bois, 1854).
Désobéissons !
À contre-courant de son temps, Thoreau ne s’est pas contenté d’inciter à profiter simplement de la vie. Rebelle dans l’âme, il commence par refuser de s’acquitter d’un impôt destiné à soutenir une guerre inique contre le Mexique et finit par créer la notion de désobéissance civile qu’il explique dans son livre Résistance au gouvernement civil (1849).
Parti en guerre contre l’esclavage, il décide de ne plus respecter la loi qu’on souhaite lui imposer : « En fait, je déclare tranquillement la guerre à l’Etat à ma manière, bien que je continue à avoir recours autant que possible à tous les avantages qu’il offre, comme il est d’usage en de pareils cas. »
Pour Thoreau, la loi est une forme de violence que l’on doit refuser, tout comme l’autorité d’un gouvernement civil, au nom de la responsabilité individuelle. La révolte reste donc un acte personnel, et il n’est pas question chez lui de lancer un appel pour une émancipation collective.
Et qu’importe si ce principe de résistance passive l’a emmené sous les verrous, puisque « sous un gouvernement qui emprisonne injustement, la place de l’homme juste est aussi en prison ». Gandhi, qui découvrit ses écrits alors qu’il était lui-même incarcéré en Afrique du Sud pour avoir de la même façon refusé de payer ses impôts, ne pouvait qu’être sensible à ces théories qui serviront de base à son propre combat.
Elles furent des guides pour les mouvements non-violents de Martin Luther King ou Nelson Mandela. Sa pensée libertaire et sa passion pour la Nature ont également bénéficié d'un regain de popularité à travers les mouvements écologistes et la contre-culture des années 1960.
Lorsqu’il meurt à seulement 44 ans, en 1862, Henry Thoreau laisse une œuvre à la fois poétique et théorique qui n’allait pas tarder à s’imposer comme majeure dans l’histoire de la littérature américaine comme dans l’histoire des idées.
« Sous un gouvernement qui emprisonne quiconque injustement, la véritable place d’un homme juste est aussi en prison. La place qui convient aujourd’hui, la seule place que le Massachusetts ait prévue pour ses esprits les plus libres et les moins abattus, c’est la prison d’État. Ce dernier les met dehors et leur ferme la porte au nez. Ne se sont-ils pas mis dehors eux-mêmes, de par leurs principes ? C’est là que l’esclave fugitif et le prisonnier mexicain en liberté surveillée, et l’Indien venu pour invoquer les torts causés à sa race, les trouveront sur ce terrain isolé, mais libre et honorable où l’État relègue ceux qui ne sont pas avec lui, mais contre lui : c’est, au sein d’un État esclavagiste, le seul domicile où un homme libre puisse trouver un gîte honorable. [...]. Une minorité ne peut rien tant qu’elle se conforme à la majorité ; ce n’est même pas alors une minorité. Mais elle est irrésistible lorsqu’elle fait obstruction de tout son poids. S’il n’est d’autre alternative que celle-ci : garder tous les justes en prison ou bien abandonner la guerre et l’esclavage, l’État n’hésitera pas à choisir. Si un millier d’hommes devaient s’abstenir de payer leurs impôts cette année, ce ne serait pas une initiative aussi brutale et sanglante que celle qui consisterait à les régler, et à permettre ainsi à l’État de commettre des violences et de verser le sang innocent. Cela définit, en fait, une révolution pacifique, dans la mesure où pareille chose est possible » (Résistance au gouvernement civil, 1849).
Vos réactions à cet article
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Zenon (19-04-2018 19:47:54)
Il me semble que la pensée libertaire est assez séduisante pour ceux qui ont un "âme libre". Mais quand on pousse l'individualisme vers l'extremité comme le fait cet écrivain, on trouve que sa pe... Lire la suite
Patrice (17-04-2018 12:44:00)
Quel personnage fascinant! Merci pour cette évocation. Henry David Thoreau est bien meilleur penseur et poète, et bien plus sincère que nos écolos de salon qui distribuent les leçons de morale "b... Lire la suite