Les pays de l’Union européenne ont hérité d’un « modèle social » très avancé, fruit d’une histoire millénaire. Ils ont bénéficié aussi d’une longue période de paix sous le parapluie nucléaire américain. Ces acquis se voient compromis aujourd’hui par une unification monétaire mal maîtrisée.
Dans son essai pédagogique et lumineux (Zone euro, éclatement ou fédération, Michalon, 2012), l’économiste Michel Aglietta se livre à un survol de la crise européenne et de ses origines et examine la succession d’erreurs qui ont mené l’Europe au bord du gouffre.
Il met en lumière en premier lieu le malentendu qui permet à l’Allemagne de consolider sa position au détriment de ses partenaires européens avec lesquels elle réalise les deux tiers de son énorme excédent commercial.
« Cela veut dire que le modèle allemand est fondé sur la polarisation entre une Allemagne et ses satellites, massivement excédentaires en balance des paiements courants, et le reste de la zone euro, fortement déficitaire, la zone dans son ensemble étant équilibrée vis-à-vis du reste du monde.
Tant que la crise de balance des paiements ne sera pas résolue, les attaques des marchés financiers et de leurs mauvais génies, les agences de notation, se répèteront périodiquement et la sécurité économique de l’Union monétaire ne sera pas assurée » écrit Michel Aglietta. il poursuit plus loin : « Le discours allemand est donc incohérent et d'ailleurs de mauvaise foi, parce que les deux tiers de l'excédent commercial sont réalisés sur les partenaires de la zone euro. Si l'Allemagne impose à ses partenaires de lui ressembler, elle n'a aucune chance de substituer d'autres marchés dans le reste du monde à l'échelle de ce qui est nécessaire pour maintenir son emploi industriel... »
La première erreur selon l’auteur fut d’avoir reporté sine die l’union politique et sociale de l’Europe. L’union monétaire a été voulue par Jacques Delors, président de la Commission européenne (1984-1994), le seul qui ai fait preuve dans cette fonction de tempérament et de vision.
Le président François Mitterrand a vu dans son projet le moyen d’arrimer l’Allemagne réunifiée à l’Europe. Le chancelier Helmut Kohl a bien voulu se rallier à la nouvelle monnaie sous réserve qu’elle ait la même stabilité que le mark allemand. Il a exigé que la Banque Centrale Européenne qui émettrait la nouvelle monnaie soit strictement indépendante des États et du pouvoir politique, avec une mission une et unique : éviter toute inflation qui éroderait les revenus fixes des placements financiers.
Cette création d’une monnaie détachée du pouvoir était un fait sans précédent historique. Avec un brin de naïveté, les « européistes » ont fait confiance au caractère miraculeux de la construction européenne, première union par la voie pacifique du consensus. Jacques Delors, plus réaliste, s’en est ému. Il a souligné la nécessité d’avancer en même temps, de façon toute aussi volontaire, dans la voie de l’union politique et sociale. Mais il a quitté la Commission en 1994 et ses résolutions sont passées à la trappe.
Aujourd’hui, face aux menaces d’implosion de la zone euro, les Allemands et les Français en reviennent à la nécessité d’une union fédérale mais avec un énorme malentendu :
- les premiers envisagent simplement une « gouvernance économique » cooptée par les représentants de la zone euro et qui n’aurait d’autre mission que d’imposer une stricte discipline budgétaire à tous les États (et pas seulement aux Grecs et aux Portugais), comme si l’origine de tous les maux était dans le laxisme de certains dirigeants européens ;
- les seconds imaginent volontiers une autorité élue par les citoyens européens ou les parlementaires, avec vocation à unifier le droit européen ; il pourrait, pourquoi pas ? imposer un salaire minimum dans le secteur agro-alimentaire allemand de façon à ce que celui-ci ne fasse pas une concurrence déloyale au secteur français…
On voit que l’on est encore loin du consensus sur le fédéralisme européen.
La deuxième erreur relevée par Michel Aglietta concerne le choix de la monnaie unique au détriment d’une alternative suggérée en son temps par les Britanniques : la monnaie commune.
Il se serait agi de maintenir les monnaies nationales en parallèle avec cette nouvelle monnaie. Celle-ci eut servi seulement aux transactions des Européens avec le reste du monde. Quant aux monnaies nationales, convertibles seulement dans la monnaie commune, elles auraient continué de servir aux échanges à l’intérieur de chaque État.
Chacun de ceux-ci eut conservé la possibilité de dévaluer sa monnaie afin de corriger les distorsions de concurrence au sein de l’Union.
La monnaie commune a été rejetée d’emblée par les Français et les Allemands qui ont préféré le grand saut dans l’inconnu avec la monnaie unique.
On mesure aujourd’hui la conséquence de ce choix. La Grèce et l’ensemble des pays méditerranéens voient leurs exportations ruinées par la concurrence de l’Allemagne et des pays de l’ancienne zone mark sans pouvoir rien y faire.
La troisième erreur qui ressort de l’essai de Michel Aglietta découle des deux précédentes. Les promoteurs de la monnaie unique ont assuré la main sur le cœur que celle-ci conduirait à la convergence des économies. Grâce à la transparence des prix, les investissements iraient dans les pays aux salaires les plus bas et les prix des marchandises s’aligneraient sur les plus bas de la zone euro.
On assiste tout au contraire à une amplification des écarts antérieurs - la pauvreté s’accroît chez les plus pauvres et la richesse chez les plus riches – pour des raisons complexes qui échappent aux promoteurs de la monnaie unique mais qu’avaient entrevues des Prix Nobel et des penseurs dès les années 1990 (Friedmann, Allais, Krugman, Stiglitz, Todd).
L'économiste Michel Aglietta conclut son essai avec quelques propositions destinées à sauver l'euro : sortie de la Grèce avec la constitution d'une monnaie nationale rattachée à la monnaie commune, relance ciblée sur l'économie « verte ».
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