Le rendez-vous des civilisations

Des chiffres contre les préjugés

L'historien Emmanuel Todd et le démographe Youssef Courbage nous livrent une vision iconoclaste du monde musulman avec Le rendez-vous des civilisations (Seuil, septembre 2007, 178 pages, 12,5 euros).
Le rendez-vous des civilisations

En croisant les indices de fécondité, le taux d'alphabétisation, les structures familiales et l'histoire, Emmanuel Todd et Youssef Courbage nous montrent dans Le rendez-vous des civilisations que les pays à risques ne sont pas nécessairement ceux que l'on croit.

Pour répondre à l'Américain Samuel Huntington qui a prédit une inéluctable confrontation entre l'islam et l'Occident (Le choc des civilisations, 2000), ils se sont penchés sur les caractéristiques humaines des différents pays musulmans.

Non sans parti-pris, ils en concluent que ces pays évoluent comme les autres et sont, pour la plupart, voués à s'aligner sur les standards occidentaux.

Un islam, des islams

Les auteurs soulignent en premier lieu l'extraordinaire diversité des sociétés musulmanes, en dépit du poids de la religion. Tout sépare par exemple le Yémen, encore très peu alphabétisé, avec une fécondité supérieure à six enfants par femme, de l'Iran ou de la Tunisie, où l'alphabétisation est massive, y compris chez les femmes, et l'indice de fécondité à peine égal à deux enfants par femme comme en France.

La diversité s'exprime aussi dans le statut social des femmes, qui semblerait bien davantage lié aux modèles familiaux préislamiques qu'à la religion elle-même. Dans le monde arabe (du Maghreb à l'Irak), l'endogamie prédomine (on se marie de préférence entre cousins) ainsi que la lignée paternelle. Avec pour conséquence, selon les auteurs, une structure familiale stable (pas de conflit entre belles-mères et brus, pas d'infanticide des filles). La polygamie concerne dans le monde arabe quelques pourcents des femmes.

En Afrique noire, rien de tel. Un quart à la moitié des femmes vivent en ménage polygame mais d'une façon souvent très autonome, chaque coépouse disposant de sa propre case. Cette polygamie traditionnelle concerne aussi bien les populations musulmanes qu'animistes ou chrétiennes ! La fécondité reste élevée (cinq à huit enfants par femme) même si les démographes croient discerner les premiers signes de reflux.

En Malaisie et en Indonésie, c'est encore un autre monde. La prépondérance revient à la lignée maternelle. Les filles sont autant désirées que les garçons (on ne note pas d'infanticides ou d'avortements sélectifs comme en Chine ou en Inde). Les femmes tiennent leur rang dans la société et sont par exemple plus nombreuses que les hommes dans l'enseignement supérieur.

L'école, contraceptif efficace

Youssef Courbage et Emmanuel Todd insistent plus particulièrement sur l'alphabétisation : « La variable explicative la mieux identifiée par les démographes n'est pas le PIB par tête, mais le taux d'alphabétisation des femmes. Le coefficient de corrélation associant l'indice de fécondité au taux d'alphabétisation féminin est toujours très élevé... »

Les auteurs montrent que la contraception et la baisse de la fécondité interviennent le plus souvent après que la moitié des hommes aient accédé à la lecture et au moment où la moitié des femmes y accèdent à leur tour. Ensuite, la décrue peut être brutale (Iran, Algérie....). Mais elle peut aussi se ralentir, s'interrompre et parfois même amorcer une légère remontée (Syrie, Malaisie....).

Incontournable, la laïcité ?

« L'effacement du religieux serait-il une pré-condition de la modernisation démographique ? » s'interrogent les auteurs du Rendez-vous des civilisations. Leur question dérive de ce que le déclin de la ferveur religieuse aurait peu ou prou coïncidé en Europe occidentale ainsi qu'au Japon avec la poussée de l'alphabétisation et la chute de la fécondité.

Au vu du précédent européen et japonais, Youssef Courbage et Emmanuel Todd supputent que la chute de la fécondité et l'alphabétisation en Iran, en Tunisie, au Maroc et ailleurs dissimulent un troisième larron : l'indifférence religieuse, voire l'athéisme.

Mais la concomitance de ces trois facteurs reste à vérifier. Du moins, on peut penser que la fécondité résiste tant que le facteur religieux résiste également. Par exemple, les États-Unis (ce n'est pas rien) cumulent ferveur religieuse, alphabétisation de masse et fécondité modérée (environ deux enfants par femme, soit tout de même 50% de plus qu'en Europe ou au Japon). Même chose dans l'État indien du Kérala, fortement alphabétisé et à majorité hindoue et catholique, où la fécondité moyenne est tombée à un peu moins de deux enfants par femme sans que la ferveur religieuse des habitants soit en cause...

Youssef Courbage et Emmanuel Todd notent d'ailleurs que la baisse de la fécondité tend dans de nombreux pays à s'interrompre ou se ralentir en dépit des progrès économiques et éducatifs, peut-être en liaison avec le regain religieux. C'est le cas dans des pays émergents comme la Malaisie et l'Indonésie.

Au demeurant, le stade européen, avec à peine plus d'un enfant par femme, peut-il être considéré comme « moderne » et inéluctable, sachant que, sauf retournement, il mène mathématiquement à la disparition des sociétés en question ?

La « guerre des berceaux »

Les auteurs reconnaissent beaucoup d'exceptions à leur modèle d'évolution démographique, exceptions qui s'expliquent le plus souvent par le contexte géopolitique fait de rivalités entre communautés historiques, ethniques et/ou religieuses.

Par exemple, si les Kossovars musulmans conservent une fécondité nettement plus élevée que leurs cousins albanais, cela pourrait être dû à leur souci de s'imposer face aux Serbes qui partagent avec eux le territoire. Le même phénomène s'est observé d'ailleurs en Irlande du nord, avec les Irlandais catholiques et les colons d'origine écossaise.

Mais l'exception la plus notable concerne le sous-continent indien qui, l'air de rien, abrite près de la moitié des musulmans de la planète : environ 450 millions dont 160 au Pakistan, 140 au Bangladesh et 140 en Inde.

Le Pakistan, qui accumule tous les retards (sauf en matière nucléaire), conserve une fécondité de 4,6 enfants par femme. On retrouve le même taux chez les musulmanes de l'Inde du Nord. État par État, on voit dans l'Union indienne que les musulmanes ont à peu près partout un enfant de plus que les hindoues. À ce rythme-là, le sous-continent pourrait compter autant de musulmans que d'hindous en 2050.

Faut-il voir dans ce genre de déséquilibre un nouveau risque de conflit ? Ou vaut-il mieux conclure comme Youssef Courbage et Emmanuel Todd : «  La convergence des indices de fécondité permet de se projeter dans un futur, proche, dans lequel la diversité des traditions culturelles ne sera plus perçue comme génératrice de conflit, mais témoignera simplement de la richesse de l'histoire humaine  » ?

André Larané
Qui a peur du grand méchant loup ?

Au terme de leur décapante analyse, Youssef Courbage et Emmanuel Todd s'autorisent un conseil à l'adresse des gens qui nous dirigent, à l'Élysée ou à la Maison Blanche :

- S'il y a un État à surveiller, ce n'est sans doute pas l'Iran qui s'est considérablement rapproché des standards européens ! Ce pays apparaît plus « moderne » par exemple que son voisin turc dont la fécondité se maintient à 2,3 enfants par femme, qui conserve une démocratie sous tutelle militaire et reste tenté de régler par la force la question kurde.

- Mieux vaut avoir l'oeil sur le Pakistan, qui tarde à faire sa révolution démographique et cultive sa rivalité avec l'Union indienne : «  Les convulsions que nous voyons se produire aujourd'hui dans le monde musulman peuvent être comprises, non comme les manifestations d'une altérité radicale, mais au contraire comme les symptômes classiques d'une désorientation propre aux périodes de transition. Dans les pays où cette transition arrive dans sa phase terminale, la zone de danger est en général passée. Mais dans les pays où la transition n'en est encore qu'à ses débuts, le potentiel de perturbation est élevé et il convient de garder la plus grande vigilance. C'est le cas, par exemple, du Pakistan aujourd'hui  ».

Publié ou mis à jour le : 2018-11-27 10:50:14

Voir les 4 commentaires sur cet article

Lili Papé (12-06-2009 12:09:41)

QUI A DIT ? "Les minarets sont nos baionnettes, les coupoles nos casques, les mosquees nos casernes et les croyants (de plus en plus nombreux) nos soldats". "Tuer au nom de Dieu est vraiment u... Lire la suite

Christophe GROS (07-08-2008 18:15:04)

Article très intéressant dans son ensemble, en ce qu'il tend à la démonstration d'une pensée humaine de personnes notoirement connues comme le sont les auteurs... En ce qui concerne la démogr... Lire la suite

michel batreau (30-10-2007 12:00:58)

Je suis allé à une conférence récemment. Le conférencier, professeur d'université était d'un avis différent. Il considère que les hommes au pouvoir à Téhéran ne sont pas rationnels et pour... Lire la suite

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