L'Amérique qui émerge entre la fin de la guerre de Sécession et la Première Guerre mondiale est un cas singulier au sein des nations industrielles. Ce demi-siècle qui transforme profondément le pays et marque la naissance des États-Unis modernes, se caractérise par le règne d’un capitalisme débridé et sans limite.
À coup d'innovations, d'audace... et de rapines, des fortunes jamais atteintes s’amassent en quelques années, sous les yeux d’un pouvoir politique passif et corrompu et d’un syndicalisme déterminé mais impuissant. Il faudra attendre le début du XXe siècle pour que des dirigeants courageux se décident à mettre fin au laisser-faire général sous la pression de l’opinion publique.
Un décollage économique sans précédent
Lorsque s’achève la guerre de Sécession, les États-Unis sont la quatrième puissance industrielle du monde. Seulement trois décennies plus tard, le pays occupe désormais la première place devant le Royaume-Uni, la France et l'Allemagne. En trente ans, le Produit National Brut américain a doublé avec un taux de croissance annuel de 4% . En 1900, 30% de la production industrielle mondiale provient des États-Unis.
En parallèle, la mécanisation et l’invention de la moissonneuse-batteuse provoquent un envol de la production agricole. Entre 1870 et 1915, la récolte de blé et de maïs triple ; celle de coton est multipliée par cinq.
L’immensité du territoire américain et l'abondance des ressources naturelles, notamment dans l'Ouest, facilitent son industrialisation. Les États-Unis sont riches en mines d’or et d’argent et disposent de formidables réserves de charbon, de fer, de cuivre, et même de pétrole, découvert en Pennsylvanie en 1859. Le pays produit déjà 100 millions de barils de pétrole à la fin du XIXe siècle.
L’extraordinaire croissance démographique américaine permet également la constitution d’un immense marché intérieur. Les États-Unis comptent 32 millions d’habitants en 1860, 50 millions en 1880, puis 76 millions en 1900 et 100 millions en 1914, ce qui en fait de loin le pays le plus peuplé du monde après la Chine.
Ce triplement de la population en un demi-siècle est d’abord la conséquence d’un taux de natalité très supérieur à celui des pays du Vieux-Continent. Il est amplifié par une forte immigration.
Entre 1870 et 1914, plus de 20 millions d’Européens débarquent aux États-Unis. Ils sont d’abord Allemands, Britanniques, Irlandais, Scandinaves, Austro-Hongrois, Italiens et juifs. Cette immigration fournit aux patrons une main-d'œuvre bon marché et corvéable à merci, sans cesse renouvelée dans les mines et les usines.
Avec l’industrialisation et la Conquête de l’Ouest, les villes poussent comme des champignons et la part de la population urbaine double entre 1860 et 1900. La population de New York, Chicago et Philadelphie dépasse déjà le million d'habitants. Concentrant main-d’œuvre immigrée et capitaux, de nombreuses villes se spécialisent dans un type de production. New York est la capitale de la confection, Pittsburgh celle de la sidérurgie, Détroit de l’automobile, Chicago de la viande et du train…
Avec 4 millions d’habitants, New York devient en 1900 la deuxième ville du monde et talonne Londres. Symbole du rêve américain, elle est le lieu d’arrivée des immigrés européens et son port domine tous les autres. Elle incarne également la modernité américaine. En 1882, New York est la première ville électrifiée du monde.
L’année suivante est inauguré le pont suspendu de Brooklyn qui traverse l'East River pour relier Manhattan à l’île de Long Island. Cette prouesse d'ingénierie et d'architecture de presque deux kilomètres a coûté la bagatelle de 15 millions de dollars. Et pour démontrer aux sceptiques la solidité de l’ouvrage, Barnum n’hésite pas à y faire défiler les 21 éléphants de sa ménagerie, avec une belle publicité pour son cirque au passage.
La transformation de Chicago est encore plus impressionnante. Peuplée d’à peine 100 000 âmes en 1860, elle devient en quatre décennies la cinquième ville du monde. Située au cœur du Midwest, Chicago constitue un carrefour de communication majeur pour le chemin de fer. C’est aussi le plus grand marché de céréales du pays et l’abattoir du monde.
En partie détruite par un grand incendie en 1871, Chicago est reconstruite selon une toute nouvelle approche basée sur la verticalité. Pour faire face à l’augmentation du prix des terrains, architectes et urbanistes mettent en œuvre la construction de bâtiments de grande hauteur à ossature en acier. C’est la naissance des gratte-ciel, rendue possible avec l’invention de l’ascenseur moderne. Le premier du genre, le Home Insurance Building, est inauguré en 1885 et culmine à 55 mètres.
L’âge d’or des inventeurs
L’activité économique est stimulée par les innombrables innovations technologiques. Celles-ci passionnent la population américaine qui a une foi immuable dans le progrès technique. Entre 1860 et 1890, près de 450 000 brevets sont ainsi déposés aux États-Unis.
En 1876, l’exposition universelle de Philadelphie qui consacre l'entrée du pays dans le concert des puissances économiques met largement à l’honneur l’inventivité des ingénieurs américains. George Henry Corliss présente sa machine à vapeur, alors la plus puissante du monde : 2500 chevaux ! Avec ses 14 mètres de haut et ses 700 tonnes de ferrailles, elle vaut plus de 100 000 dollars.
D’autres inventions marquent l'exposition comme le frein à air comprimé de George Westinghouse qui révolutionne la sécurité ferroviaire ou la machine à écrire Remington, la première à connaître un succès commercial.
La grande sensation demeure le téléphone d'Alexander Graham Bell. Si la paternité de ce dernier sur l’invention est depuis sujette à controverse (un autre inventeur, Elisha Gray, a déposé le même brevet le même jour à deux heures d’intervalle !), l’exploitation commerciale du téléphone fera la fortune de Graham Bell.
Encore plus impressionnante, l’œuvre de Thomas Edison. Avec plus de mille innovations à son actif, l’Américain incarne l’inventeur par excellence. On lui doit le phonographe, la caméra, la pellicule au format 35mm et bien sûr la lampe à incandescence qu’il est le premier à fabriquer industriellement. Pour alimenter ses ampoules en courant, il développe un système complet de distribution d'électricité.
L’Américain fait de l’électricité, jusque-là une simple curiosité scientifique, un outil essentiel de la vie moderne, moteur de la deuxième révolution industrielle. En 1881, à Paris, l'Exposition internationale d'Électricité porte Thomas Edison au rang de « symbole international de la modernité et du progrès social scientifique ».
Pour discréditer le courant alternatif promu par ses rivaux Tesla et Westinghouse, Edison réalise des démonstrations publiques d'électrocution d’animaux et met au point une chaise électrique. L’État de New York qui cherchait une alternative moderne et propre à la pendaison l’adopte en 1889. Symbole des États-Unis, la sinistre chaise électrique restera en usage dans une majorité d’États jusqu’aux années 1980 où l’injection léthale lui sera préférée.
Edison n’est pas simplement un inventeur mais également un homme d’affaires avisé. En 1889, il fonde l'Edison General Electric Company. Celle-ci fusionne trois ans plus tard avec sa concurrente, la Thomson-Houston Company, pour former General Electric, actuel géant mondial de l’énergie.
Entre 1870 et 1910, le monde sera redevable aux ingénieurs américains d’une foule d’inventions sensationnelles. Citons pêle-mêle : la caisse enregistreuse, le fer à repasser électrique, le lave-vaisselle, l’aspirateur, le ventilateur électrique, la climatisation, l’escalator ou le tracteur à essence. N’oublions pas non plus les frères Wright qui font faire un bon de géant à l’aviation en réalisant en 1903 le premier vol motorisé de l’Histoire.
Naissance de la société de consommation
Dans le domaine du commerce, les entrepreneurs américains rivalisent d’inventivité pour lancer sur le marché de nouveaux produits et biens de consommation. Grâce au marketing et à la publicité, certains seront bientôt incontournables et mondialement connus.
Le plus célèbre soda du monde, Coca-Cola, est d'abord conçu comme un remède et vendu en 1886 par un pharmacien d’Atlanta, John Pemberton. Son concurrent historique, Pepsi, sera lancé sept ans plus tard par un autre pharmacien, Caleb Bradham, à New Bern en Caroline du Nord.
Henry John Heinz est quant à lui à la tête d’une petite entreprise d’agro-alimentaire de Pennsylvanie lorsqu’il commercialise en 1876 une sauce piquante à la tomate légèrement sucrée. Pour montrer la qualité et la fraîcheur du produit, il a l’idée de présenter celui-ci dans une bouteille en verre octogonale et transparente. Le ketchup ne tardera pas à gagner les foyers américains au point de devenir l’emblème de la cuisine d’outre-Atlantique.
En 1894, un médecin du Michigan, John Harvey Kellogg, directeur d’un sanatorium, propose au petit-déjeuner à ses patients, des grains de blé dorés au four sous forme de pétale. Cet en-cas volontairement insipide est curieusement si apprécié que Kellogg et son frère vont appliquer le procédé sur des grains de maïs et commercialiser leur recette. Un siècle plus tard, les corn flakes ont conquis le monde.
À San Francisco, le marchand de tissus Levi Strauss et le tailleur Jacob Davis inventent le blue-jean. Ce pantalon à coutures, coupé dans une serge denim et renforcé par des rivets fait fureur chez les travailleurs manuels.
Avec la production de masse, une simple idée novatrice peut permettre l’édification d’un véritable empire économique. Comme l’industriel Samuel Colgate qui commercialise le premier tube de dentifrice, souple en étain et enroulable, en s’inspirant des tubes de peinture en métal utilisés par les peintres. Ou encore le vendeur de bouteilles King Camp Gillette qui invente le rasoir jetable et le lance sur le marché avec le succès que l’on sait.
Entrepreneur new-yorkais, George Eastman commercialise en 1888 le premier appareil photo portable : le Kodak. Vendu pour 25 dollars, celui-ci est conçu pour utiliser une pellicule de celluloïd transparent et flexible, enroulée en un rouleau. C’est une révolution ! Le nom de sa firme sera pendant plus d’un siècle synonyme de photographie dans le monde.
Parmi les autres géants américains créés à la fin du XIXe siècle citons la bière Budweiser (1876), le fabricant de stylo-plumes Waterman (1884), l’entreprise pharmaceutique Johnson & Johnson (1886), le savon Palmolive (1898) ou le café Maxwell (1898).
Le secteur de la distribution connait au même moment une véritable révolution avec l’apparition de chaînes de magasins qui offrent la même gamme de produits aux consommateurs sur tout le pays. Spécialisée à l’origine dans la vente de thé, la Great Atlantic and Pacific Tea Company, mieux connu sous les initiales d’A&P, casse les prix pour attirer les clients. La chaîne compte déjà près de 200 enseignes en 1900.
Les magasins Woolworth's se spécialisent dans le prix unique : tous les articles sont vendus à cinq ou dix cents. Autre nouveauté : les marchandises ne se trouvent plus derrière un comptoir à la seule disposition des vendeurs mais sont en libre-service ! Les clients peuvent ainsi manipuler librement les produits. Et les ventes s’envolent. En 1912, Woolworth's possède 600 magasins. Son succès fait des émules comme l’enseigne Sears and Roebuck, ancêtre de Kmart.
Et pour les Américains vivant loin des grandes villes, Aaron Montgomery Ward invente la vente par correspondance. Grâce à d’immenses entrepôts basés à Chicago, son entreprises propose un catalogue de plus de 10 000 articles. Amazon avant l’heure !
Les premiers milliardaires
Avec les inventeurs, les hommes d’affaires sont les grandes figures de cette période de l’histoire américaine. Profitant de l’absence de règlementations économiques, des entrepreneurs parviennent à amasser en quelques années seulement des fortunes personnelles sans équivalent.
À la fin du XIXe siècle, on dénombre plus de 4 000 millionnaires aux États-Unis dont 200 possèdent au moins 20 millions de dollars. Beaucoup n'ont même pas 30 ans. Les plus célèbres ont une renommée qui dépasse les frontières et servent de modèle à des milliers d’immigrés... Toutes choses qui ne sont pas sans rappeler le capitalisme contemporain avec ses milliardaires de la sphère internet.
Incarnation parfaite du « rêve américain », Andrew Carnegie est né en Écosse. Arrivé aux États-Unis à l'âge de 13 ans, il commence simple ouvrier et se forme en autodidacte dans les bibliothèques. Après la guerre de Sécession, il investit ses économies dans la sidérurgie et profite de l'insatiable demande d'acier nécessaire à la construction de rails pour construire un empire, la United States Steel Corporation. Celle-ci contrôle à elle seule le quart de la production d'acier aux États-Unis.
À 66 ans, Carnegie vend son entreprise à un groupes de financiers mené par J. P. Morgan pour la somme record de 480 millions de dollars ! Retiré partiellement des affaires, il se consacre alors à des activités philanthropiques, finançant des milliers de bibliothèques ainsi que de nombreux lieux de culture comme le Carnegie Hall à New York.
Le plus emblématique des magnats américains est évidemment John Davison Rockefeller. Fils de marchand ambulant de « produits miracles », il débute comme comptable puis se lance avec succès dans une entreprise de courtage à Cleveland. À la suite de la découverte de puits dans l’Ohio, il investit dans le pétrole et monte sa première raffinerie.
Rockefeller négocie d’importants rabais de la part des compagnies de chemins de fer transportant les produits pétroliers, menaçant ceux qui refusent de construire un oléoduc. Cette ristourne dont il est le seul à bénéficier lui permet de casser les prix et d’absorber en peu de temps la plupart de ses concurrents.
Fondée en 1870, la Standard Oil contrôle dix ans plus tard 95% des activités pétrolières américaines. Première fortune mondiale à la veille de la Grande Guerre, Rockefeller s’implique comme Carnegie dans des activités philanthropiques et créé sa fondation, chargée de promouvoir le bien-être de l’humanité.
Pour constituer leur empire, ces entrepreneurs rachètent non seulement leurs concurrents mais veillent aussi à contrôler toutes les phases de la production, de l'extraction de la matière première jusqu’à la distribution. Rockefeller investit par exemple dans les chemins de fer, les oléoducs, le bois et la sidérurgie.
Ce processus de double concentrations : horizontale (trust) et verticale (holding), place le leader de chaque secteur en position de quasi-monopole. Rockefeller domine le pétrole, Carnegie l’acier, Vanderbilt les chemins de fer, McCormick les machines agricoles, Armour la conserve de viande, Du Pont de Nemours la chimie…
Si l’'expansion économique de la fin du XIXe siècle crée des opportunités sans précédent, celles-ci n’en sont pas moins réservées à une infime minorité. Elles couronnent des entrepreneurs ambitieux, doués et perspicaces mais aussi chanceux, rapaces et souvent peu scrupuleux !
Quant à la figure du « self-made man », elle tient en grande partie du mythe puisque l’écrasante majorité de ces multimillionnaires sont issus de la bourgeoisie, voire de l’élite patricienne. Le magnat de la finance, John Pierpont Morgan, est le fils d’un riche financier et a fait ses études en Europe. Et ceux nés à l’étranger sont rares et viennent d’abord de pays anglophones.
Pour les autres, la désillusion est le plus souvent la règle, comme le confesse avec humour cet immigré italien dont le témoignage est conservé à Ellis Island : « Je suis venu en Amérique parce que je pensais que les rues étaient pavées d'or. À mon arrivée, j'ai découvert d'abord qu'elles n'étaient pas pavées d'or, ensuite qu'elles n'étaient pas pavées du tout, enfin que ce serait moi qui devrais les paver. »
Ces extraordinaires réussites individuelles favorisent la diffusion d’une nouvelle doctrine politique connue sous le nom de « darwinisme social ». Elle stipule qu’une féroce concurrence économique entre les individus permet aux plus aptes de devenir les plus riches. Les millionnaires seraient ainsi le produit d’une sélection naturelle et leur réussite profiterait à l’ensemble de la société tandis que les plus inaptes sont condamnés à la pauvreté. En conséquence, l’État ne doit intervenir ni pour limiter les bénéfices des plus riches ni pour aider les plus démunis, au risque de devenir dysfonctionnel.
Ce courant a pour chef de file le britannique Herbert Spencer et ses écrits, promus par Carnegie et quelques intellectuels, rencontrent un certain succès aux États-Unis, en particulier dans les petites villes et à la campagne. Ils suscitent cependant une vive résistance ailleurs.
Une nouvelle aristocratie
Les multimillionnaires américains exhibent leur richesse de manière ostentatoire voire criarde. Petit-fils du magnat de la construction maritime et des chemins de fer, George Vanderbilt se fait bâtir un immense palace en Caroline du Nord : Biltmore Estate. Inspiré du château de Blois, c’est la plus grande maison privée des États-Unis, avec 250 chambres et 60 000 hectares de parcs et de forêts. Ses employés sont plus nombreux que les fonctionnaires du ministère de l'Agriculture.
Dans leur demeure new-yorkaise, les Vanderbilt organisent des bals aux coût astronomiques. Les invités y viennent tantôt déguisés en personnages historiques, tantôt en haillons… Et les convives se voient même proposer des cigares roulés dans des billets de 100 dollars !
La haute société américaine, qui est alors la plus riche du monde, attire la noblesse britannique en quête d’argent pour l’entretien de ses propriétés. En 1874, Randolph Churchill, fils du duc de Marlborough, épouse la fille d’un riche financier américain. De leur union naîtra quelques mois après un certain Winston.
Vingt ans plus tard, le mariage de Charles Spencer-Churchill avec Consuelo Vanderbilt, arrière-petite fille de Cornelius Vanderbilt, scelle le rapprochement entre l’aristocratie britannique et l’élite américaine. Il faut dire que la dot de l’Américaine est de 20 millions de dollars !
À la fin du XIXe siècle, des centaines de mariages sont contractés, le plus souvent entre des filles ou petites filles de magnats et des nobles européens désargentés. Winnaretta Singer, une des héritières des machines à coudre Singer, se marie avec le prince Edmond de Polignac, de plus de trente ans son aîné. Quant au dandy Boni de Castellane, il épouse à New York la fille du magnat Jay Gould. La mariée est bossue et fort laide mais dispose d’une fortune personnelle de 15 millions de dollars. D’où ce mot de Castellane resté célèbre : « Elle n’est pas mal vue de dot ! »
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Edgard Thouy (03-11-2024 15:11:31)
Un très bel article, synthétique, qui donne néanmoins un aperçu élargi. Au passage, il écorne quelques mythes avec humour.
Merci à l'auteur.
Sirius (20-05-2024 12:11:00)
Excellent rappel de l'origine de ces nouvelles féodalités, les fameux "rubber barons".