Les guerres de Bourgogne (1474-1476) constituent un tournant dans l'Histoire de l'Europe et celle de la Suisse. D'une exceptionnelle violence, même pour l'époque, elles mettent aux prises les soldats-paysans de la Confédération et les mercenaires lombards du duc Charles le Téméraire.
Elles vont entraîner la chute de l'État bourguignon et renforcer la monarchie française ainsi que la place des Habsbourg en Europe. Elles vont aussi pour quelque temps faire de la Confédération suisse une grande puissance militaire européenne, dont les piquiers seront aussi redoutés que les archers anglais et les janissaires turcs.
Berne et la Confédération suisse
En cette fin de Moyen Âge, la Confédération comprend huit cantons : Uri, Schwytz, Unterwald, Lucerne, Zurich, Zoug, Glaris, Berne (26 cantons aujourd’hui). C’est un faisceau d'alliances entre petits États souverains, auxquels s'ajoutent des pays alliés, des pays sujets et des bailliages communs.
Les Confédérés ont ainsi noué des alliances avec la principauté de Neuchâtel (1406) et le Valais (1416), deux micro-États souverains qui entrent dans l’Histoire de la Suisse, non comme cantons mais comme pays alliés.
Ce sont aussi des conquérants qui s’emparent de l’Argovie (1415) et de la Thurgovie (1460), bailliages dits communs parce qu’administrés par les huit cantons. Ils y exercent le pouvoir souverain par l’intermédiaire d’un bailli, chacun leur tour, pour un an.
Sous l’impulsion de Berne, les Confédérés poussent également leurs pions au sud du col du Gothard et en direction du lac de Constance et du lac Léman.
Berne elle-même conclut une alliance avec Mulhouse, en Alsace (note).
Malgré ces alliances, la Confédération demeure fragile et les Suisses sont à la recherche de partenaires extérieurs.
À Berne, il y a un parti pro-bourguignon emmené par Adrien de Bubenberg, un ami personnel du duc Charles Le Téméraire, et un parti pro-français, emmené par Nicolas de Diesbach, qui finit par s’imposer. Il envisage un État bernois comprenant le Pays de Vaud et la Franche-Comté.
Un voisin embarrassant
Charles le Téméraire, qui a succédé en 1467 à son père Philippe le Bon à la tête du duché de Bourgogne, signe en 1469 avec le duc Sigismond, souverain de l’Autriche antérieure, le traité de Saint-Omer.
Sigismond lui remet en gage, contre 50 000 florins, des territoires appartenant aux Habsbourg en Forêt Noire et en Haute-Alsace. En échange, Charles promet de l’aider en cas de conflit avec les Confédérés.
Berne voit ses ambitions contrariées par l'irruption en Haute-Alsace de Charles le Téméraire, que sa propagande qualifie de « méchant Turc de Bourgogne », donc de l’équivalent occidental du sultan Mehmed II !
Mais tant que dure l'alliance défensive entre la Bourgogne et l'Autriche, pas question de lui faire la guerre ! Alors, Berne va favoriser une réconciliation entre la Confédération et l'Autriche avec le soutien de la diplomatie française.
Sigismond s’y montre disposé car l'administration bourguignonne, dans les territoires reçus en garantie en Haute-Alsace, lui fait perdre tout espoir de jamais les récupérer.
Par l’entremise de la France, les deux parties concluent, le 30 mars 1474 une Convention perpétuelle, dite Ewige Richtung, par laquelle le duc d'Autriche renonce définitivement à ses possessions sur la rive gauche du Rhin, entre autres l'Argovie et la Thurgovie.
C’est la fin de deux siècles d’hostilité entre Suisses et Habsbourg.
Charles le Téméraire refusant de rendre la région du Haut-Rhin donnée en garantie par l'Autriche, l'Alsace se révolte en avril 1474. Son gouverneur Pierre de Hagenbach est exécuté et l'Alsace replacée sous la domination du duc Sigismond. Les Confédérés sympathisent avec les révoltés, ce que démontre la participation de leurs délégués à l'exécution de Hagenbach.
Les autorités bernoises peuvent compter sur quatre villes fortifiées : Yverdon, Grandson, Morat et Fribourg, qui surveillent les voies d’invasion, celle du pied du Jura, celle de la vallée de la Broye, celle du cours de la Sarine. Mais elles ne s’en satisfont pas et vont chercher l'aide de la France et de Louis XI, ennemi juré de Charles le Téméraire.
Le 21 octobre 1474, l’alliance de la Confédération suisse et de la France est entérinée par la Diète, la conférence des « ambassadeurs » des cantons et de certains pays alliés.
Heureux de s'assurer le concours des Confédérés sans avoir à combattre lui-même, le roi verse une somme importante aux cantons pour leur armement et promet de les assister en cas de guerre. Mais une clause secrète connue des seuls Bernois limite cette assistance à un cas d’extrême urgence.
Louis XI avait eu l'occasion d'apprécier la valeur combative des Suisses du temps où il n'était encore que le Dauphin, l'héritier du trône. C'était en 1444 et il avait conduit des compagnies d'Écorcheurs et d'Armagnacs en Haute-Alsace pour défendre les intérêts de l'empereur Frédéric III. Ses hommes s'en étaient donnés à coeur joie, pillant, violant et tuant à tout va, jusqu'au moment où ils avaient été attaqués par des Confédérés.
Le 26 août 1444, ces derniers, au nombre de 1 300 seulement, s'étaient jetés sur les vingt mille hommes du Dauphin qui campaient près de Bâle, dans la plaine de Plattern. Du carnage n'avaient réchappé que 16 Suisses et 12 000 Armagnacs !
Les armées en présence
Dans l’armée bourguignonne, le recrutement est largement ouvert à des mercenaires étrangers, surtout des Italiens que l’on appelle tous Lombards. Ils forment à peu près la moitié des effectifs.
Le duc Charles le Téméraire a créé à l’image du roi de France des compagnies d’ordonnance qui ont profondément transformé ses armées. La vie quotidienne, la discipline, les déplacements, la solde et les congés sont codifiés de sorte que les bandes de soudards ont cédé la place à des troupes disciplinées : on peut parler de soldat.
Il y a des archers qui tirent à 250 mètres une dizaine de flèche par minute. C’est leur nombre qui produit un effet de saturation. Il y a aussi des arbalétriers et des arquebusiers aux armes plus percutantes que les arcs mais dont la recharge demande deux ou trois minutes.
La cavalerie est de premier ordre. Au début de l’année 1476, ses effectifs ont doublé par rapport à l’époque du raid contre Altkirch. Ces cavaliers peuvent penser qu’ils viendront facilement à bout des Suisses.
L’artillerie, la plus moderne de l’époque, constitue une sorte de forteresse mobile sur le champ de bataille. Elle comprend quelque 300 pièces, sans compter les arquebuses et les couleuvrines. L’entretien d’une telle armée coûte très cher !
Quant aux Confédérés, ils doivent leurs succès à l’utilisation de la pique et de la hallebarde. La pique, d’une longueur de six mètres, se révèle performante contre les charges de cavalerie.
Les piquiers sont déployés sur plusieurs rangs autour du gros des combattants. L’armée, sorte de hérisson géant, avance lentement vers l’ennemi tandis que les trompes de montagne font entendre leurs sonorités assourdissantes.
Ce sont surtout les piquiers qui subissent les tirs de flèches, ils sont donc mieux cuirassés que les autres combattants.
Lorsque les charges de cavalerie sont repoussées et que le hérisson se trouve proche de l’ennemi, les combattants, porteurs de hallebardes, de haches-marteaux et d’armes courtes peuvent intervenir. Le corps à corps commence.
Les soldats-paysans suisses sont d'autant plus craints qu'ils ne pratiquent pas la guerre à la façon des chevaliers féodaux ou des condottiere italiens. Ils ne soucient pas de faire des prisonniers et tuent à tout va leurs ennemis, sans égard pour la rançon qu'ils pourraient en tirer.
Mise en bouche
Le 25 octobre 1474, quatre jours après leur alliance avec Louis XI, les Confédérés déclarent la guerre à Charles le Téméraire.
Mais celui-ci, entre temps, a eu la mauvaise idée de répondre à un appel à l'aide de l'évêque de Cologne et il s'est engagé dans l'interminable siège de la ville de Neuss, près de Düsseldorf. Il ne peut donc pas aller au-devant des Confédérés, ce « peuple de bouviers » ainsi qu'il les qualifie avec mépris.
Sans l'attendre, 18 000 Confédérés accompagnés de contingents autrichiens et alsaciens marchent contre la Franche-Comté.
Ils surprennent les Bourguignons à Héricourt le 23 novembre 1474, leur infligeant au moins 4 000 morts. Selon la formule du barde Veit Weber, l'ennemi a été « transpercé, haché, coupé comme légume »…
Après la pause hivernale, en mars 1475, des corps-francs surtout bernois désœuvrés pénètrent à nouveau en territoire ennemi et s'y livrent aux pires exactions. Ils rappellent les Écorcheurs, ces bandes armées formées d'anciens mercenaires qui sévissaient sous le règne de Charles VII dans les campagnes françaises.
L'avoyer Nicolas de Scharnachthal, qui commandera l’avant-garde confédérée à Grandson, se rend sur place. Son intervention amène la dispersion des bandes. Mais l'appât du butin est si fort que de nouveaux corps-francs se constituent. Les autorités bernoises se voient forcées de leur donner des chefs et des drapeaux.
Premières campagnes
Fin avril 1475, des Bernois, commandés par Nicolas de Diesbach et renforcés par des contingents fribourgeois, soleurois et bâlois, partent en campagne dans le Pays de Vaud, alors dépendance du duché de Savoie. Leur brutalité et leurs pillages dépassent les normes de l’époque, ce qui n’est pas peu dire !
Après la prise de la ville et du château de Grandson le 1er mai, le gros de la force se dirige sur Orbe dont la population est prête à se rendre, mais pas la garnison qui met le feu à la ville et se retranche dans le château. Elle se rend le 6 mai 1475 mais se fait massacrer par les Confédérés.
La Bourgogne ne peut ainsi plus compter sur le Pays de Vaud, route la plus directe menant de Bourgogne en Italie et point d’appui pour des opérations contre les Suisses.
La bataille de Grandson
Décidé à reprendre la main, Charles le Téméraire se jette enfin dans la guerre à l’automne 1475. Il envahit la Lorraine et occupe Nancy le 30 novembre 1475 dans le but de réunir en un seul tenant ses possessions bourguignonnes et ses possessions flamandes.
Puis, en janvier 1476, il se retourne contre les Suisses. En grand équipage, avec plusieurs dizaines de milliers d'hommes et toute sa maison, sa vaisselle d'argent, les archives de sa chancellerie et son trésor, il franchit le Jura par le col de Jougne enneigé, arrive à Orbe et prend la route de Neuchâtel. Le duc veut s’assurer le passage vers Berne et Bâle.
Sur cet axe, un seul verrou sérieux : Grandson, à l'extrémité occidentale du lac de Neuchâtel. Il prend d’assaut la ville après huit jours de siège. Le 28 février, maître du château, il fait massacrer la garnison, pas moins de 400 hommes, malgré la promesse de leur laisser la vie sauve.
Le crime suscite l’ire des Confédérés qui, pourtant, n'ont guère de leçon d'humanité à donner à quiconque ! À l'appel des Bernois, près de 20 000 hommes se rassemblent à Neuchâtel, se dirigent sur Grandson et, bien qu'en infériorité numérique, attaquent le camp fortifié du duc.
Le 2 mars 1476, la bataille s'engage. Charles le Téméraire veut attirer les assaillants dans la plaine pour mieux les écraser. À cet effet, il demande à son avant-garde de se déplacer. Par une malchance inouïe, ses autres corps d'armée croient à une retraite. Ils sont qui plus est effrayés par des Confédérés qui surgissent de la forêt sur leur flanc gauche au son des cors.
C'est aussitôt la débandade dans les rangs bourguignons. Ils abandonnent sur place leur artillerie et un fabuleux butin qui ne va pas manquer de semer la zizanie parmi les vainqueurs.
Charles le Téméraire ne se laisse pas abattre. Il reconstitue son armée à Lausanne, en territoire savoyard puis se dirige sur Morat, ancienne possession savoyarde occupée par Berne, défendue par une garnison de 2 000 hommes sous les ordres de son ancien ami Adrien de Bubenberg.
L’armée bourguignonne forte de 30 000 soldats, commence le siège de la ville le 9 juin.
Mais le 22 juin, l’armée des Confédérés, avec des contingents bâlois, fribourgeois, soleurois, schaffhousois, valaisans, neuchâtelois, gruyériens, biennois, auxquels s’ajoutent des Alsaciens, des Lorrains, des Rhénans et des Autrichiens, attaque les Bourguignons. Le choc entre fantassins suisses et cavaliers bourguignons se dénoue en une heure et se solde par cinq heures d'épouvante au cours desquelles les vainqueurs massacrent leurs prisonniers en représailles du massacre de Grandson.
Cette fois-ci, celui que l'on désignait comme le « Grand-Duc du Ponant » (Grand Duc d'Occident) ne peut plus dissimuler l'ampleur de la défaite et de l'humiliation.
Louis XI, satisfait de la défaite de son rival, s’emploie à réconcilier la Savoie et les Suisses. La paix est signée à Fribourg le 16 août 1476 : Berne reçoit la seigneurie d’Aigle et la ville de Cerlier. Morat, Grandson, Orbe et Echallens deviennent des bailliages communs de Berne et de Fribourg. La Savoie promet 50 000 florins pour récupérer le pays de Vaud qui reste en gage jusqu’au paiement complet de l’indemnité de guerre.
Charles le Téméraire, dès lors, se détourne des Suisses et dans l'urgence, s'emploie à reconquérir la ville de Nancy, reprise entretemps par les armées du duc de Lorraine René II. En grande infériorité numérique et trahi par ses condottiere, il engage néanmoins le combat contre l'avis de ses compagnons et meurt dans la mêlée le 5 janvier 1477.
C'est la fin de la Bourgogne ducale. Il s'ensuit cette formule laconique autrefois connue de tous les écoliers suisses : « Charles le Téméraire perdit à Grandson le bien (sa fortune matérielle), à Morat le courage (à la suite de la destruction de son armée), à Nancy la vie ».
Extrait du récit du chroniqueur Diebold Schilling, témoin des événements : « Beaucoup de seigneurs et de braves guerriers, dont je ne sais pas le nom, entrèrent dans le lac avec leurs chevaux couverts de manteaux richement brodés, avec leurs armures précieuses et leurs habits brillants et cherchèrent à gagner l’autre rive. Ils tentaient d’enlever leurs armures, leurs habits et tout ce qui les embarrassaient, dans l’espoir de sauver leur vie ; après s’être débattus longtemps, ceux qui ne furent pas abattus par les poursuivants furent pris de détresse et se noyèrent avec leurs chevaux, que c’était une pitié de voir ce spectacle. Avec leur luxe et leur orgueil, ils avaient bien mérité cette punition du Dieu Tout-Puissant, et les pieux Bernois et autres braves gens feront bien d’y réfléchir et de se garder de tout luxe inutile et d’obéir aux commandements de Dieu; alors le succès leur restera fidèle. »
Les conséquences des guerres de Bourgogne
Feu le duc de Bourgogne ne laisse qu’une fille, Marie, vingt ans. Conformémement au souhait de son défunt père, elle épouse en 1478 l’archiduc Maximilien de Habsbourg, qui deviendra titulaire du Saint Empire romain germanique en 1493. Les Habsbourg héritent donc de la plus grande partie des États bourguignons, à l’exception de la Bourgogne elle-même, qui revient à Louis XI.
La monarchie française sort renforcée du conflit, les Confédérés deviennent pour un temps – jusqu’à la bataille de Marignan – une puissance militaire européenne. Les guerres de Bourgogne projettent la Confédération dans la grande politique, alors qu’elle n’a ni gouvernement, ni forces militaires intégrées.
Les victoires sur Charles le Téméraire ne valent pas de grands gains territoriaux aux huit cantons. En 1479, Louis XI leur verse 150 000 florins pour qu’ils renoncent à la Franche-Comté. Cette retenue s'explique par la méfiance des autres cantons face à l'expansionnisme bernois. À la satisfaction de leurs alliés bernois, une partie du Bas-Valais et la route du Grand Saint-Bernard restent sous le contrôle de l’allié valaisan.
Fribourg et Soleure veulent entrer dans la Confédération et s’affranchir de leurs liens avec la Savoie et l’Empire. Mais les trois Waldstaetten, les cantons primitifs de la Suisse (Uri, Schwytz et Unterwald) redoutent une telle extension de la Confédération qui les priverait à la Diète de la majorité dont ils ont disposé jusqu’alors.
La rupture sera évitée grâce à la médiation décisive d'un ascète, Nicolas de Flüe (Bruder Claus), considéré depuis lors comme le saint patron de la Suisse.
Une nouvelle alliance confédérale est jurée le 22 décembre 1481, connue sous le nom de Convenant de Stans. C’est le troisième acte constitutionnel de l’ancienne Confédération. Fribourg et Soleure font dès lors partie du Corps helvétique.
Les batailles de Grandson et de Morat ont aussi fait en Europe la réputation guerrière des Suisses. Courageux autant que violents, sanguinaires et sans pitié ! Les princes européens se les arrachent à prix d’or.
Le système des pensions versées aux notables qui favorisent le recrutement se généralise. Bien des jeunes gens quittent leur région pour tenter leur chance dans le métier des armes (note).
Genève, cité rebelle
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