7 février 2024. Est-il encore possible de porter Auschwitz au cinéma ? Le Britannique Jonathan Glazer a relevé le défi avec une approche inédite : suggérer les horreurs du camp sans jamais les montrer, simplement en restant de l'autre côté du mur. Ainsi a-t-il voulu témoigner du caractère froid et bureaucratique du génocide et de ses agents !... Un choix osé mais qui, en définitive, ne nous émeut ni ne nous éclaire sur la mentalité et les méthodes des bourreaux.
Avec le film La Zone d’intérêt, sorti en France le 31 janvier 2024, le réalisateur britannique Jonathan Glazer nous entraîne dans la vie quotidienne d’une famille allemande idéale : un couple de quadragénaires taiseux et pudique, entouré de cinq beaux enfants blonds et épanouis et assisté de quelques domestiques attentionnées, dans une grande maison avec parterres de roses, piscine et tennis, à proximité immédiate d’une rivière bucolique.
Pendant 1h45, nous voyons cette famille vivre la vie de toutes les familles bourgeoises, avec une fête d’anniversaire et une crise quand le mari se voit muté loin de là, à Berlin. Sa femme se rebelle, contrariée de devoir quitter son paradis. Elle obtient de rester dans la maison avec ses enfants et ses domestiques en attendant le retour du pater familias.
Juste un détail qui vient tout changer : le mari porte un uniforme de lieutenant-colonel SS. Il a nom Rudolf Höss et dirige d’une main de fer le complexe d’Auschwitz-Birkenau mais tout au long du film, on ne prononce pas le nom de celui-ci et on n’en voit rien, sinon des bâtiments de briques sombres et de hautes cheminées qui crachent une fumée noire et épaisse, derrière le grand mur hérissé de barbelés qui borde le jardin.
Tout juste voit-on le commandant discuter avec des industriels ou des collègues et subordonnés de la construction de nouveaux fours crématoires ou de l’arrivée de quelques centaines de milliers de « pièces » (en l’occurrence des Juifs de Hongrie).
Le titre du film fait référence à l’appellation par les nazis de l’immense complexe industriel constitué autour de la ville d’Auschwitz, en Haute Silésie (Pologne). Contre rémunération versée à la SS, de grandes entreprises comme I.G. Farben (chimie) profitaient de la main-d’œuvre surabondante et gratuite, quoique peu productive et sous-alimentée, constituée par les déportés de la trentaine de camps de la région.
La Zone d’intérêt, c’est aussi le titre d’un roman publié en 2013 par un auteur britannique quelque peu sulfureux, Martin Amis (1949-2023). Le réalisation Jonathan Glazer dit s’en être inspiré mais c’est une mauvaise plaisanterie !
Le roman dépeint en effet des officiers SS sadiques aux ordres d’un commandant libidineux et ivrogne. L’exact contraire de la réalité concentrationnaire telle que la dépeignent la philosophe Hanna Arendt (Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal, 1966), les historiens Laurence Rees (Auschwitz, Les nazis et la « Solution finale », 2005) et Johann Chapoutot (Libres d’obéir, 2005) et le romancier Robert Merle (La Mort est mon métier, 1952).
Se basant sur les entretiens du psychologue américain Gustave Gilbert avec Rudolf Höss dans sa prison de Nuremberg, en 1946-1947, le romancier a dressé un portrait psychologique remarquable du commandant d’Auschwitz-Birkenau sous la forme de mémoires imaginaires.
C’est de ce portrait que s’est inspiré visiblement le cinéaste. Remarquablement interprété par Christian Friedel, le commandant du camp apparaît comme un homme taciturne, froid, dénué de sensualité et d’émotivité. Il est tout entier guidé par l’obsession de bien s’acquitter de la mission qui lui a été confiée par son supérieur, en l’occurrence le Reichsführer Heinrich Himmler, chef de la SS et coordonnateur de la Solution finale (extermination des Juifs d’Europe).
Le film nous invite ainsi à prendre conscience de l’étrange « banalité du Mal » selon l’expression popularisée par Hanna Arendt : contrairement au sentiment commun et à ce qu’écrit Martin Amis, les officiers SS qui ont présidé à l’extermination d’un million de Juifs à Auschwitz n’étaient pas, sauf exception, des brutes sadiques. C’était juste des gestionnaires soucieux d’efficacité qui menaient par ailleurs une existence ordinaire auprès de leur épouse et de leurs enfants. Et cette réalité humaine est plus terrible que tout.
Pour le reste, le film ne nous apprend rien de plus sur le commandant du camp et son action que ce qui a été dit ci-dessus. On peut d'ailleurs s'étonner de le voir indolent et pensif tout au long du film, le regard dans le lointain, en grand uniforme ou dans une tenue d'un blanc immaculé. Cette vision ne paraît pas conforme à ce que l'on sait de son hyperactivité, toujours sur la brèche avec le souci constant d'accroître la productivité de la machine de mort. Il en viendra d'ailleurs à prendre six semaines de congé à la fin 1943, seul dans un chalet de montagne, pour se remettre de son surmenage.
La vie familiale de Höss était-elle aussi plaisante et colorée que le suggère le cinéaste. On peut en douter. Les odeurs de mort qui oppressaient chacun à plusieurs kilomètres à la ronde ne sont pas suggérées dans le film. Or, ces odeurs ne pouvaient guère laisser de doute sur les horreurs qui se déroulaient derrière les hauts murs grillagés. Et si l’on en croit le récit de Robert Merle, la femme du commandant, Elsie ou Hedwig, du jour où elle en avait pris conscience, se serait éloignée de son mari et refusée à lui.
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Voir les 6 commentaires sur cet article
Raymond94 (09-02-2024 08:37:54)
J'ai apprécié ce film, qui illustre bien 'la banalité du mal' : un responsable du camp de la mort qui cherche à bien faire son 'travail', une femme bourgeoise toute heureuse de posséder enfin une... Lire la suite
Ernestine (07-02-2024 19:11:59)
Je ne saurais guère juger ce film que je n’ai pas vu, dont je n’ai entendu que des commentaires sur France Culture ce 4 février 2024. Je ne saurais non plus commenter l’intention de Glazer ni ... Lire la suite
Hoffert (07-02-2024 18:25:33)
Je concède que j’ai beaucoup apprécié le décalage plus que suggéré des deux côtés du mur. Bien sûr j’avais aussi pensé qu’il n’était pas possible d’ignorer l’odeur et des cris e... Lire la suite