3 octobre 1990

La difficile réunification de l'Allemagne

Le 3 octobre 1990, onze mois après la chute du Mur, la République Démocratique Allemande (RDA) a été officiellement absorbée par la République Fédérale d'Allemagne (RFA, Bundesrepublik Deutschland). Loin d'être un aboutissement, cette réunification s'avère être le début d'un long chemin semé d'embûches. L'Allemagne réunifiée allait-elle surmonter ses vieux démons et devenir une puissance « comme les autres » ? Comment les anciennes régions de la RDA allaient-elles s'intégrer dans l'Allemagne capitaliste? Et quelle place celle-ci allait-elle se tailler au sein de l'Union européenne ?...

Yves Chenal

Le drapeau de l'Allemagne réunifiée est hissé le 3 octobre 1990 devant le Reichstag.

De la chute du Mur au traité de Moscou

Menée à la hussarde par le chancelier Helmut Kohl, la réunification de l'Allemagne, un an après la chute du Mur de Berlin, s'est d'abord heurtée à la résistance des autres pays, dont la France. Derrière les égoïsmes nationaux se cachait la crainte d'une Allemagne qui redeviendrait trop puissante et déstabiliserait la région, un sentiment qui n'a pas encore complètement disparu chez certains de ses voisins orientaux.

Plusieurs témoignages français (Hubert Védrine) et allemands (Karl-Otto Pöhl, alors président de la Bundesbank) confirment les réticences de François Mitterrand, qui n'aurait donné son accord qu'en échange de l'introduction d'une monnaie unique destinée à arrimer l'Allemagne à l'Europe et mettre un terme à la suprématie du mark. S'il est facile de lui donner tort rétrospectivement, ses hésitations rappellent aussi que l'Allemagne faisait alors peur et qu'un bouleversement d'une telle ampleur pouvait entraîner des complications imprévues.

Si le président français a été consulté, c'est qu'il fallait l'approbation de la France et des autres puissances occupantes (États-Unis, URSS, Grande-Bretagne) pour cette réunification, qui se concrétisa avec la signature le 12 septembre 1990 du traité de Moscou, dit 4+2 (les quatre puissances + les deux Allemagnes). Cet accord rendait à l'Allemagne sa pleine souveraineté, en lui interdisant toutefois de fabriquer et de détenir des armes de destruction massive. En échange, l'Allemagne reconnaissait la frontière avec la Pologne, dite « ligne Oder-Neisse », ce que la RFA n'avait pas officiellement fait jusque-là.

Ce dernier point a suscité des inquiétudes : des hommes politiques polonais comme les frères Kaczy?ski ont soupçonné par la suite l'Allemagne de vouloir revendiquer les territoires perdus en 1945, mais il s'agit là plus de postures politiciennes que d'une réelle crainte. En revanche, il est vrai que la réunification a fait resurgir les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale quand plusieurs millions d'Allemands, installés depuis des siècles en Bohème ou en Pologne, furent contraints de se réfugier en Allemagne.

Bien organisés au sein du Bund der Vertriebene (« Fédération des expulsés »), ces réfugiés et leurs descendants se sont faits bruyamment entendre jusqu'à gêner parfois le gouvernement, qui n'entendait pas céder à leurs revendications. La création à Berlin d'un musée consacré aux déplacements de population a cristallisé un moment ces tensions : deviendra-t-il un outil de propagande au service de ce groupe de pression et de sa présidente, la députée Erika Steinbach ?

D'un point de vue diplomatique, donc, la réunification fut un succès, puisqu'elle a permis à l'Allemagne de retrouver son statut de grande puissance (ou presque). Le transfert de la capitale de Bonn à Berlin a contribué à rendre au pays un attrait que symbolise le nouveau Reichstag, avec sa coupole de verre dans laquelle se pressent les touristes.

Un bilan économique et social nuancé

Si l'on aborde la question de la réunification sous l'angle économique, on se trouve face à une situation quelque peu paradoxale : l'Allemagne se porte bien et pourtant la réunification n'a pas permis de cicatriser toutes les plaies.

Le retard économique de la RDA a coûté extrêmement cher à la RFA mais elle affiche aujourd'hui des chiffres de croissance et de chômage à faire pâlir les autres pays européens.

En revanche, elle n'est pas parvenue à combler le fossé qui sépare les régions riches et pauvres et on peut toujours parler de deux Allemagnes, séparées par une zone intermédiaire. Le sud-ouest de l'Allemagne connaît le plein-emploi ou presque alors que les régions orientales présentent des taux de chômage très élevés et offrent peu de perspectives d'emplois. Même Berlin, devenue une capitale branchée en Europe, souffre sous le poids d'un déficit abyssal et d'un manque d'emplois chronique.

Les conséquences sociales de cette situation sont lourdes. Pour beaucoup d'Allemands de l'Est, l'unification a été synonyme de difficultés professionnelles. Les restructurations drastiques de l'industrie ont entraîné au début des années 1990 une déqualification de nombreux employés, contraints d'accepter des postes sous-qualifiés pour ne pas se retrouver au chômage. En conséquence, les jeunes (et pas uniquement) sont partis à l'ouest et ont ainsi accentué la désertification rurale. De nombreux villages de l'Est ne sont aujourd'hui plus peuplés que de personnes âgées, et le phénomène s'accentue de lui-même car la natalité y est excessivement faible.

La réunification dans les esprits ?

Ces difficultés expliquent que, vingt ans après, beaucoup d'Allemands de l'Est se définissent encore par rapport à la RDA et à leur statut d'Ossies. Ils ne se sentent pas représentés dans les médias allemands, ni par les hommes politiques, la chancelière Angela Merkel étant l'arbre qui masque la forêt. Le fait que la RFA ait absorbé la RDA a signifié qu'il n'y a pas eu « d'appel d'air » massif permettant d'offrir un avenir aux habitants de l'Est : les structures ouest-allemandes ont simplement été imposées en Allemagne de l'Est avec les individus qui les dirigeaient.

Les problèmes vont parfois plus loin que le manque d'ouvertures et d'opportunités. Les Allemands de l'Est se sont trouvés en réalité accusés sotto voce d'avoir collaboré avec le régime communiste et, implicitement, sont ainsi moralement dévalorisés. Or, si l'on peut concevoir des procès contre des individus qui ont collaboré avec un régime dictatorial, cet espoir devient totalement utopique dans le cas d'une réunification où un groupe se veut « blanc comme neige » : tous les Allemands de l'Ouest se trouvent exonérés de la responsabilité des événements, alors que tous les Allemands de l'est sont accusés de sympathies avec le régime, parce qu'ils trouvent la vie en RFA trop dure, parce qu'ils regrettent les crèches de la RDA ou pour toute autre raison. C'est oublier que personne ne peut savoir comment un Allemand de l'Ouest se serait comporté s'il était né en RDA.

C'est ce soupçon et cette dévalorisation constants qui conduisent les Ossies à développer un sentiment d'Ostalgie, qui est moins un regret de l'époque communiste que du temps où ils avaient une identité collective.

Comment faire pour surmonter ces divisions? Christian Meier, professeur d'histoire antique émérite à l'université de Munich, a proposé dans un court essai au titre intraduisible (« Le commandement d'oublier et l'inéluctabilité du souvenir. Le traitement public d'un passé traumatisant ») de remettre en valeur l'amnistie (dico) que pratiquaient nombre de civilisations. Il prend pour exemple celle qui fut décrétée à Athènes en 404 avant notre ère, après la tyrannie des Trente, et sans laquelle les déchirements auraient continué durant des décennies. Il cite également de nombreux exemples tirés d'autres périodes pour montrer que toutes les civilisations ont eu recours à l'oubli légal de crimes commis durant des périodes troubles. Si, écrit-il, il est hors de question d'oublier les crimes nazis, en revanche il serait temps, vingt ans après, de tirer un trait sur un passé pour lequel tout procès équitable est impossible.

Le paradoxe de cette situation est en effet que les procès des anciens dirigeants de la RDA, dont les responsabilités étaient a priori faciles à établir, ont viré à la mauvaise farce : Erich Mielke, ancien responsable de la Stasi, fut ainsi condamné en 1993 pour avoir assassiné deux policiers en... 1931 ! Dans ces circonstances, vouloir à tout prix reconstituer les liens plus ou moins contraints avec la Stasi de tous les individus lambda n'aboutit qu'à faire peser sur eux une épée de Damoclès. C'est d'autant plus injuste que les Allemands de l'Ouest en sont dispensés - et de ce point de vue, encore une fois, le cas allemand est très différent de celui des autres pays anciennement communistes.

Le cas allemand offre de ce point de vue matière à réflexion pour d'autres situations: comment se passera la réunification coréenne si le régime du nord s'effondre ? Et si le régime cubain disparaît, est-ce que les Cubains exilés ou nés aux États-Unis vont revenir et récupérer toutes les responsabilités et les propriétés avec les dollars qu'ils ont amassés, au détriment de ceux qui non seulement ont souffert sous Castro, mais se verraient de plus relégués économiquement ? Le passé a beaucoup à nous apprendre sur l'avenir...

La nouvelle Allemagne, hégémonique malgré elle

Trois décennies plus tard, en 2021, la nouvelle Allemagne, c'est 83 millions d'habitants, soit un tiers de plus que la France sur une superficie de 357000 km2, les deux tiers de celle de la France. Mais c'est aussi un produit intérieur brut (PIB) de 4300 milliards de dollars (France : 3000 milliards), soit environ 30% du PIB total de l'Union européenne. Son industrie, axée sur l'automobile, la chimie et la machine-outil, occupe huit millions de personnes, soit 33% de la population active. Massivement tournée vers l'exportation, elle domine de façon écrasante le reste de l'industrie européenne...

Publié ou mis à jour le : 2024-10-01 15:13:48

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