Ils sont jeunes, beaux, s'aiment mais sont obligés de se parler à travers un mur parce que leurs parents ne veulent pas de leur union... Cette histoire promise à un bel avenir, le poète latin Ovide ne l'a pas inventée mais l'a empruntée à des légendes venues du Moyen-Orient. C'est donc tout naturellement que, dans ses Métamorphoses (8 ap. J.-C.), il choisit Babylone pour situer les aventures des deux amants, Pyrame et la jolie Thisbé, poussés au suicide pour avoir cru devoir vivre séparés.
Les lecteurs romains vont verser maintes larmes devant ce drame avant que ceux du Moyen Âge, grands admirateurs de notre poète, ne cèdent à leur tour à la beauté de l'intrigue. C'est l'occasion pour les auteurs d'insister, à travers cette histoire de fidélité au-delà de la mort, sur un des thèmes majeurs de la fin'amor. Et tant pis si le suicide est condamné par la religion chrétienne ! On pardonnera aux jeunes gens au nom de l'influence de l'Antiquité, plus tolérante face à la mort volontaire. Grosse consommatrice également des textes anciens, la Renaissance reprend à son compte l'épisode, par exemple sous la plume de Christine de Pizan dans son Épitre Othéa (XVe siècle).
Pyrame et Thisbé, les ancêtres
Voici comment Ovide, dans ses Métamorphoses, évoque la relation intense mais trop courte de ses deux jeunes amants. Si l'essentiel de l'intrigue reprise par Shakespeare est déjà là, on peut remarquer que cette version est loin d'en avoir toute la poésie !
« Pyrame, le plus beau des jeunes gens, et Thisbé, qui éclipsait toutes les beautés de l’Orient, habitaient deux maisons contiguës, dans cette ville superbe que Sémiramis entoura, dit-on, de remparts cimentés de bitume. Le voisinage favorisa leur connaissance et forma leurs premiers nœuds ; leur amour s’accrut avec le temps, et ils auraient allumé le flambeau d’un hymen légitime, si leurs parents ne s’y étaient opposés ; mais leurs parents ne purent empêcher que le même feu n’embrasât deux cœurs également épris. […]
[Les amoureux se donnent rendez-vous une nuit sous un mûrier blanc].
Voilà qu’une lionne, la gueule encore teinte du sang des bœufs qu’elle a dévorés, vient se désaltérer dans les eaux de la source voisine. Aux rayons de la lune, la vierge de Babylone, Thisbé, l’aperçoit au loin ; d’un pas tremblant elle fuit dans un antre obscur ; et dans sa fuite elle laisse tomber son voile sur ses pas. La farouche lionne, après avoir éteint sa soif dans ces ondes abondantes, regagne la forêt : elle trouve par hasard ce voile abandonné et le déchire de ses dents sanglantes.
Sorti plus tard, Pyrame voit la trace du monstre profondément empreinte sur la poussière et la pâleur couvre son visage. […] il arrose de ses larmes ce tissu précieux ; il le couvre de ses baisers : « Reçois mon sang, dit-il, il va couler aussi ». Alors il plonge dans son sein le fer dont il est armé, et, mourant, le retire aussitôt de sa blessure fumante. Il tombe renversé sur la terre, et son sang jaillit avec force. […] Arrosés par cette pluie de sang, les fruits [du mûrier voisin] deviennent noirs, et sa racine ensanglantée donne la couleur de la pourpre à la mûre qui pend à ses rameaux. [...]
Cependant Thisbé, tremblante encore, pour ne pas causer à son amant une attente trompeuse, revient et le cherche et des yeux et du cœur. […]
Bientôt reconnaissant l’objet de son amour, elle fait retentir les airs des coups affreux qui meurtrissent son sein, arrache ses cheveux, presse dans ses bras les restes chéris de Pyrame, pleure sur sa blessure, mêle ses larmes avec son sang, et, tandis qu’elle imprime des baisers sur ce visage glacé : « Pyrame, s’écrie-t-elle, quel coup du sort te ravit à ma tendresse ? Cher Pyrame, réponds-moi : c’est ton amante, c’est Thisbé qui t’appelle ; entends sa voix et soulève ta tête attachée à la terre ». A ce nom de Thisbé, il rouvre ses yeux déjà chargés des ombres de la mort, et les referme après l’avoir vue. [...]
Elle reconnaît alors son voile, elle voit le fourreau d’ivoire vide de son épée : « C’est donc ton bras, dit-elle, c’est ton amour qui t’a donné la mort, infortuné ! Et moi aussi je trouverai dans mon bras le courage de t’imiter, dans mon amour la force de m’arracher aussi la vie. Je te suivrai dans la nuit du tombeau. […] Et toi, arbre dont les rameaux ne couvrent maintenant que les restes déplorables de Pyrame, et qui vas bientôt couvrir aussi les miens, porte à jamais les marques de notre trépas : puissent tes fruits, sombre emblème de deuil, être l’éternel témoignage d’un double et sanglant sacrifice !
Les dieux exaucèrent sa prière ; les parents l’exaucèrent aussi : le fruit de l’arbre, arrivé à sa maturité, prend une couleur sombre, et leurs cendres reposent dans la même urne » (Métamorphoses, livre IV, 8 ap. J.-C.).
La légende de Roméo et Juliette n'a pas séduit que les amateurs de bluettes puisque saint Augustin lui-même y fait allusion pour parler philosophie. Dans son De Ordine, il explique à son ami le poète Licencius qu'il ne doit pas se contenter de s'inspirer d'une belle histoire pour simplement chanter l'amour, mais en profiter pour inciter à aller vers l'amour spirituel :
« Quand Pyrame se sera poignardé, lui dis-je, ainsi que son amante, sur son corps à demi-mort, comme tu dois le chanter, tu auras la plus favorable des occasions, dans cette douleur même, qui doit porter dans ton poème l'émotion la plus vive : […] élève-toi pour chanter cet amour pur et sans tache qui, au moyen de la philosophie, unit à l'intelligence les âmes cultivées par l'étude et embellies par la vertu, et qui non seulement fuient la mort, mais jouissent encore de la vie bienheureuse » (Dialogues philosophiques, Ve siècle).
Une histoire qui voyage
C'est au milieu des nouvelles satiriques de l'italien Masuccio Salernitano que la légende se fait remarquer en 1476.
Séduit, l'écrivain Luigi Da Porto s'en empare à son tour et choisit définitivement le contexte et les personnages : l'action se passe désormais à Vérone vers 1300, et les malheureux prennent le nom de Romeo Montecchi et Giulietta Capuleti. Mais Da Porto ne s'arrête pas là. « Il y avait à Vérone deux familles... » : tout, dans sa nouvelle de 1530, cherche à faire croire au lecteur que l'histoire est vraie. Et cela marche !
L'évêque Matteo Bandello s'en empare en 1554 pour rédiger Les Amants de Vérone puis c'est au tour du poète Arthur Brooke de créer The Tragical History of Romeus and Juliet en 1562. Ne reste plus qu'à un certain William Shakespeare de reprendre à son compte personnages et intrigue pour en faire une pièce de théâtre, ce qui est chose faite en 1597.
Le dramaturge y reste fidèle au contexte italien, sensible aux préjugés de l'époque qui faisaient des méridionaux des êtres fougueux, facilement irritables. N'oublions pas également que l'Italie, à la Renaissance, était à la mode, mais aussi que c'est un moyen détourné pour notre écrivain d'évoquer les conflits des grandes familles aristocratiques de l'époque.
La petite touche shakespearienne qui change tout
Deux amants séparés, finalement, quelle histoire banale ! Orphée et Eurydice, Tristan et Iseult, Lancelot et Guenièvre...
La littérature européenne avait déjà de quoi nourrir les lecteurs en mal de belles histoires. Pourtant c'est bien Roméo et Juliette qui désormais symbolisent seuls l'amour malheureux. Oubliés, les Pyrame et Thisbé initiaux !
Il faut dire qu'il est bien difficile de concurrencer le talent de William Shakespeare. Les portraits de sa petite Juliette, trop vite sortie de l'innocence de ses 14 ans, et de son Roméo mélancolique, ramené à la vie par l'amour avant que sa propre fougue ne le tue, nous proposent une peinture de la jeunesse sacrifiée qu'on ne peut oublier.
Doués d'une grande profondeur psychologique, ces êtres d'une pureté touchante sont entourés d'une galerie de personnages qui font virevolter la pièce, à l'exemple du séduisant Mercutio qui n'est pas sans rappeler un certain Cyrano.
Avec une issue tragique très similaire à celle d'Ovide, la tragédie de Shakespeare devient donc chef-d’œuvre grâce à la tendresse de l'auteur pour les êtres auxquels il donne vie, mais aussi grâce à la beauté de sa langue et la poésie de ses scènes. Les retrouvailles sous le fameux balcon bien sûr, mais aussi l'épisode du premier matin en commun du couple sont là pour nous en convaincre.
Il suffit de quelques mots, d'une allusion au chant des oiseaux pour traduire avec une grande douceur l'angoisse de la séparation :
« Juliette : Veux-tu donc partir ? le jour n’est pas proche encore : c’était le rossignol et non l’alouette dont la voix perçait ton oreille craintive. Toutes les nuits il chante sur le grenadier là-bas. Crois-moi, amour c’était le rossignol.
Roméo : C’était l’alouette, la messagère du matin, et non le rossignol. Regarde, amour, ces lueurs jalouses qui dentellent le bord des nuages à l’orient ! Les flambeaux de la nuit sont éteints, et le jour joyeux se dresse sur la pointe du pied au sommet brumeux de la montagne. Je dois partir et vivre, ou rester et mourir ».
Petit rappel...
Roméo et Juliette, bien sûr, tout le monde connaît. La beauté de leur amour, les deux familles qui se détestent... Mais l'histoire est bien plus riche que cela !
Déjà, rappelons qu'au début de la pièce, Roméo est follement amoureux, certes, mais d'une dénommée Rosaline qui ne veut pas en entendre parler. Pour lui changer les idées, et comme le feraient tous les adolescents, ses amis décident de l'emmener à une fête.
C'est là, dans la maison des Capulet, que notre Montaigu a un coup de foudre pour la jeune fille de la maison à laquelle on cherche un époux. Après que les deux jeunes se sont déclaré leur amour, ils décident de se marier à la barbe de leurs parents, fâchés. Mais, comme dans toute bonne tragédie, le destin refuse ce happy end et pousse Roméo à tuer Tybalt, cousin de Juliette, pour se venger de la mort de son meilleur ami Mercutio. La sentence tombe : il est exilé.
Juliette, apprenant qu'on l'oblige à épouser le comte Pâris, court chez un religieux de confiance, frère Laurent, qui lui propose une potion pour simuler la mort. Le piège se referme...
Prévenu du décès de sa bien-aimée, Roméo revient l'embrasser une dernière fois avant de s'empoisonner, quelques minutes avant qu'elle ne se réveille. Il ne reste plus à Juliette qu'à se poignarder. Le seul aspect positif de ce jeu de massacre est la réconciliation, bien tardive, des deux familles en guise d'expiation pour une haine absurde et fatale.
On ne s'en lasse pas...
Dès les premières représentations de la pièce de Shakespeare, le public tombe sous le charme. Et ce n'est qu'un début !
C'est le XIXe siècle et ses Romantiques qui va en faire une légende : grands admirateurs de l'écrivain anglais, Chateaubriand, Musset et consorts se précipitent à Vérone sur les lieux du drame. Et ils en reviennent enchantés puisque là-bas tout a été fait pour faire vivre le mythe.
On leur montre la soi-disant maison des parents de Juliette, maison qui n'a pour asseoir sa réputation que d'avoir été bâtie par un dénommé Capello. Un siècle plus tard, un petit futé aura la bonne idée d'y rajouter un balcon...
Pour donner vie à ce drame, les violons sont vite de sortie chez Hector Berlioz (1839), Piotr Tchaïkovski (1870) et Sergueï Prokofiev qui lui consacre un ballet en 1935, tandis que Charles Gounod préfère se lancer dans un opéra en 1867.
C'est surtout à travers le cinéma que le grand public va s'attacher aux personnages avec dès 1908 un Roméo et Juliette tourné sous la direction de notre Georges Méliès. Hollywood flaire la bonne affaire dans les années 1930 et fait tourner Georges Cukor (1936) avant que Franco Zeffirelli ne donne sa version en 1968.
Mais comment dépasser West Side Story, la version mise en musique par Leonard Bernstein en 1961 ? Dans les années 90, le cinéaste australien Baz Luhrmann s'y essaye avec un Roméo + Juliette très rock 'n' roll qui permet à la nouvelle génération de tomber à son tour amoureuse de Roméo, qui emprunte il est vrai ses traits à Leonardo DiCaprio. 2021 voit le défi de nouveau relevé par Steven Spielberg, sans que son West Side Story ne parvienne vraiment à renouveler le genre.
Roméo vient de quitter le bal où il a aperçu Juliette. Le voici sous sa fenêtre... Cette scène de découverte amoureuse est malheureusement aussi celle de la prise de conscience des dangers d'une telle liaison. Avant même de commencer, la relation est placée sous le signe de la mort ! Notons que le cadre, charmant, choisi par Shakespeare sera réutilisé par Edmond Rostand dans la déclaration d'amour de Cyrano de Bergerac à Roxane, non sans y ajouter une touche comique.
« Le jardin de Capulet. Sous les fenêtres de l'appartement de Juliette.
Entre Roméo. [...]
Roméo. – Apercevant Juliette qui apparaît à une fenêtre. Quelle lumière jaillit par cette fenêtre ? Voilà l'Orient, et Juliette est le soleil ! Lève-toi, belle aurore, et tue la lune jalouse, qui déjà languit et pâlit de douleur parce que toi, sa prêtresse, tu es plus belle qu'elle-même ! Voilà ma dame ! Oh ! voilà mon amour ! Oh ! si elle pouvait le savoir !... Que dit-elle ? Rien... Elle se tait […]
Juliette. – Hélas !
Roméo. – Elle parle ! Oh ! parle encore, ange resplendissant ! Car tu rayonnes dans cette nuit, au- dessus de ma tête, comme le messager ailé du ciel, quand, aux yeux bouleversés des mortels qui se rejettent en amère pour le contempler, il devance les nuées paresseuses et vogue sur le sein des airs.
Juliette. – Ô Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m'aimer, et je ne serai plus une Capulet.
Roméo, à part. – Dois-je l'écouter encore ou lui répondre ?
Juliette. – Ton nom seul est mon ennemi. Tu n'es pas un Montague, tu es toi-même. Qu'est-ce qu'un Montague ? Ce n'est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d'un homme... Oh ! sois quelque autre nom ! Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s'appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu'il possède... Roméo, renonce à ton nom ; et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi tout entière.
Roméo. – Je te prends au mot ! Appelle-moi seulement ton amour et je reçois un nouveau baptême : désormais je ne suis plus Roméo.
Juliette. – Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te heurter à mon secret ? Roméo. – Je ne sais par quel nom t'indiquer qui je suis. Mon nom, sainte chérie, m'est odieux à moi-même, parce qu'il est pour toi un ennemi : si je l'avais écrit là, j'en déchirerais les lettres. Juliette. – Mon oreille n'a pas encore aspiré cent paroles proférées par cette voix, et pourtant j'en reconnais le son. N'es-tu pas Roméo et un Montague ?
Roméo. – Ni l'un ni l'autre, belle vierge, si tu détestes l'un et l'autre.
Juliette. – Comment es-tu venu ici, dis-moi ? et dans quel but ? Les murs du jardin sont hauts et difficiles à gravir. Considère qui tu es : ce lieu est ta mort, si quelqu'un de mes parents te trouve ici. [...] Roméo. – J'ai le manteau de la nuit pour me soustraire à leur vue. D'ailleurs, si tu ne m'aimes pas, qu'ils me trouvent ici ! J'aime mieux ma vie finie par leur haine que ma mort différée sans ton amour » (acte II, scène 2).
Homère, ses dieux et ses héros
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