14-18 fut-elle vraiment la « Grande Guerre » que l'on dit ? Elle le fut moins par le nombre des victimes que par le fait qu'elle a porté le coup de grâce à des sociétés fragiles et anémiées...
Par ses séquelles, la guerre de 14-18 constitue un tournant majeur de l'Histoire universelle. Elle a brisé net la suprématie européenne et entraîné le Vieux Continent dans une dépression durable et profonde. Il en est momentanément sorti à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, une génération plus tard, mais garde le souvenir lancinant de cette « Grande Guerre ».
C'est ce qu'a très bien vu le leader socialiste allemand Karl Kautsky dès août 1914, dans la revue Neue Zeit : « quelle que soit la durée de la guerre, le monde en sortira avec un tout autre aspect que celui sous lequel il se présentait quand il s'y est engagé ».
Une saignée sur un corps usé
Cette dimension exceptionnelle du conflit est-elle la conséquence de ses pertes humaines et matérielles ? La réponse est nuancée. La guerre de 14-18 s'est déroulée pour l'essentiel sur le continent européen, plus précisément dans le quart nord-est de la France (et en Belgique). C'est de façon abusive qu'on la qualifie de mondiale (les Américains l'appellent plus pertinemment : « European War »).
Si effroyable qu'il soit, le total de ses pertes, près de dix millions de soldats, a été dépassé par d'autres conflits dans le monde. Par la Seconde Guerre mondiale bien sûr, avec environ cinquante millions de victimes, mais aussi par la révolte des Taiping en Chine, au milieu du XIXe siècle. Ignorée de la plupart des Occidentaux, elle a causé vingt à trente millions de morts violentes sur une population de 330 millions de Chinois (à comparer aux 500 millions d'Européens affectés par la guerre de 14-18).
La France, pays le plus meurtri par la guerre avec 1,4 millions de morts et cinq millions de blessés sur quarante millions d'habitants, ne s'est jamais remise de ce traumatisme. Encore aujourd'hui, les campagnes dépeuplées en portent la trace, sans compter les monuments aux morts et les commémorations.
Pourtant, elle a été moins affectée que, par exemple, le Rwanda par le génocide de 1994 (800 000 morts en trois mois sur neuf millions d'habitants) ou le Cambodge par le génocide de 1975 (deux millions de morts sur 7,5 millions d'habitants). Or, l'un et l'autre se sont relevés en deux ou trois décennies seulement et aspirent déjà à « tourner la page ». Leur population actuelle est très majoritairement née après le drame et peu de témoins, parents ou grands-parents, sont encore là pour transmettre leur mémoire du drame.
D'où vient alors la signification exceptionnelle de la Grande Guerre ? De ce qu'elle a touché des pays qui présentaient une façade de prospérité conquérante mais n'en pas moins anémiques et usés. Au début du XXe siècle, la France mais aussi l'Allemagne, le Royaume-Uni... étaient déjà entrés dans l'automne démographique avec une fécondité nettement inférieure au seuil de renouvellement des populations. Les enfants uniques l'emportaient sur les familles nombreuses.
La guerre a porté un coup fatal à ces sociétés fragiles. Les familles privées de descendance, les « veuves blanches » (jeunes filles ayant perdu leur promis dans la guerre) et les orphelins de père ont ruminé longtemps leur malheur et en ont transmis la mémoire aux générations raréfiées qui les ont suivis. Jusque dans les années 1970 ont ainsi perduré la loterie des « gueules cassées » et, dans les transports, les nombreux sièges réservés aux mutilés de guerre.
C'est ce qui fait la différence avec d'autres pays qui ont été, comme le Rwanda, le Cambodge ou la Chine des Taiping, encore plus meurtris que la France de 1914-1918 mais ont conservé leur vitalité démographique.
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Tewfik (08-08-2016 13:20:58)
Parmi les batailles qui ont fait le plus de morts vous ne citez pas celle des Dardanelles. Elle aurait fait, selon mes sources, environ 500 000 morts dont près de 200 000 au combat, et 300 000 de mal... Lire la suite