Le 10 avril 1954, l’Assemblée nationale vote la Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA). Cet impôt sur la consommation va très vite s’imposer en France et aussi dans le reste du monde, à l’exception notable des États-Unis.
La TVA vient en remplacement des anciens impôts indirects sur la consommation avec une différence proprement révolutionnaire qui fait le génie de son concepteur :
- l'entrepreneur ne se contente plus de déclarer et payer une taxe sur son chiffre d'affaire (ses ventes),
- il déclare aussi le montant de ses achats et se fait rembourser par le service des impôts les taxes qui pèsent sur ceux-ci.
Ses taxes ne pèsent en définitive que sur la différence entre ses ventes et ses achats (la « valeur ajoutée »).
Un chef d’œuvre de l’esprit
Jusque dans les années 1950, les marchandises étaient affectées d’une taxe à la consommation dont le taux était calculé sur le prix de vente total. Ces « impôts indirects » dérivaient des anciennes taxes sur le tabac, le sel et l'alcool que le Premier Consul Napoléon Bonaparte avait rassemblées en 1804 sous le nom de « droits réunis ».
Par ailleurs, à toutes les étapes du circuit de production, les entreprises qui venaient à les manipuler payaient un impôt sur le chiffre d’affaires, lequel avait été créé en 1920 (sans compter l'impôt sur les sociétés, apparu en 1948).
Il s’ensuivait une imposition « en cascade » nuisible à la fluidité des circuits économiques.
Sous-traitant, façonnier, ensemblier, grossiste, détaillant, consommateur… Chacun devait payer une taxe sur la totalité de ses achats comme sur la totalité de sa valeur ajoutée (la valeur ajoutée est la création de richesse d’une entreprise ; c'est le fruit de son activité, autrement dit la différence entre la valeur de ce qu’elle achète et la valeur de ce qu’elle revend).
La complexité du système, jointe aux besoins de financement de l'État dans la période de reconstruction d'après-guerre, avait occasionné une jacquerie fiscale de grande ampleur le 22 juillet 1953, à l'initiative d'un papetier-libraire de Saint-Céré (Lot), Pierre Poujade.
Pour le gouvernement de Joseph Laniel, il était devenu urgent de réformer la fiscalité.
Le concept de la TVA est dû à un inspecteur des finances, Maurice Lauré (37 ans), qui eut le génie de mettre en musique et fédérer des réflexions qui circulaient çà et là sur le besoin de simplifier et uniformiser les différents impôts sectoriels sur la consommation.
Fait inédit, la TVA fut votée par les députés malgré le peu d’enthousiasme de la Direction Générale des Impôts et d’Edgar Faure, ministre des Finances dans le gouvernement de Joseph Laniel, qui s'inquiétaient du dégrèvement sur les achats des entreprises. Mais elle bénéficia en contrepartie de l’appui déterminé du président de la commission des finances de l’Assemblée nationale, Pierre Mendès France.
Raymond Aron fut tellement impressionné par l’inventivité de Maurice Lauré qu’il le qualifia un jour de « prince de l’esprit », en ajoutant qu’il était « l’un des hommes les plus intelligents de France ».
Dans un premier temps, la TVA s’appliqua à seulement 300 000 industriels et grossistes, soit environ 15% du total des entreprises, avec deux taux de 7,5% et 20%. En janvier 1968 seulement, elle fut généralisée à toutes les entreprises qui achètent et vendent des produits et des services, provoquant comme de bien entendu de bruyantes protestations de la part des intéressés.
Tous les mois ou tous les trois mois, les entreprises concernées déclarent à l’administration des impôts d’une part le montant de leurs ventes, d’autre part le montant de leurs achats.
Elles paient la TVA sur leurs ventes, ce qui est normal. Mais par ailleurs, de façon plus surprenante, l’administration des impôts leur rembourse la TVA payée sur leurs achats par leurs fournisseurs. La différence correspond à une imposition sur la différence entre les ventes et les achats, autrement dit la « valeur ajoutée ».
Ainsi, l’imposition globale d’une marchandise ne varie pas quel que soit le nombre d’entreprises qui l’ont manipulée, et c’est le consommateur final qui la paie toute entière. Simple et cohérent.
La « TVA sociale », un mythe vieux de quarante ans
Facile à collecter, difficile à frauder, la TVA présente une grande simplicité de gestion. Elle est d’autre part neutre vis-à-vis des exportations, l’acheteur étranger n’ayant pas à la payer (il n’en paie pas moins des taxes dans son propre pays). La TVA sur les importations est quant à elle payée par l’importateur.
Dès la fin des années 60, les gouvernants français songèrent à manipuler la TVA pour remédier à une crise du commerce extérieur et des finances publiques en évitant d’avoir à dévaluer la monnaie. C’était la « TVA sociale » avant l’heure...
À l’issue des événements de Mai 68 et des accords de Grenelle entre le gouvernement et les syndicats, la France se trouva quasiment acculée, à l’automne 1968, à une dévaluation que le général de Gaulle refusa, notamment sur le conseil d’un commissaire européen nommé Raymond Barre qui fut l’un des seuls à la déconseiller.
À la place de cette dévaluation, le gouvernement de Maurice Couve de Murville décida donc une hausse de 2,5 points de la TVA compensée par la suppression de la taxe sur les salaires !...
Notons que les banques, qui avaient obtenu en 1965 de ne pas être assujetties à la TVA, conservèrent en bonne logique la taxe sur les salaires. Elles n’ont de cesse désormais de la dénoncer et d’en réclamer la suppression, oubliant que celle-ci devrait alors être compensée par un assujettissement des intérêts bancaires à la TVA.
Conséquence attendue de cette double mesure (hausse de la TVA et suppression de la taxe sur les salaires) : les produits importés, qui supportent la TVA, devaient voir leur prix augmenter ; les produits fabriqués en France devaient quant à eux rester au même prix en France, la hausse de la TVA étant compensée par la baisse des coûts salariaux ; par contre, ils devaient être moins chers à l’exportation du fait de cette baisse des coûts salariaux.
Le gouvernement de Couve de Murville inventait ainsi la « TVA sociale », un substitut à la dévaluation de la monnaie... L’effet fut pour le moins insuffisant puisqu’une dévaluation dut quand même être consentie en août 1969 par le nouveau président Georges Pompidou.
Au début des années 1980, le patronat français plaida à nouveau pour une augmentation de la TVA associée en contrepartie à une baisse des charges.
À la demande du gouvernement, l’inspecteur des finances Henri de Castries fit une simulation d’où il ressortit que les avantages à en attendre étaient minimes au regard des inconvénients et des risques : gain minime sur les coûts de production ; prix à la hausse sur les produits et services non soumis à la concurrence étrangère ; report des consommateurs vers les importations à bas prix ; prime aux banques, aux fraudeurs et aux petits entrepreneurs qui ne paient pas de TVA... Cette « fausse-bonne idée » tomba dès lors aux oubliettes...
Un outil au service de la communication politique
La TVA représente en 2013 en France environ 140 milliards d'euros de recettes fiscales, soit le double de l'impôt sur le revenu, près du triple de l'impôt sur les sociétés et près de la moitié de la totalité des recettes fiscales (300 milliards d'euros).
Par son importance dans la fiscalité et sa simplicité de prélèvement, elle est devenue une variable d'ajustement chérie par tous les gouvernements. En fonction des circonstances politiques du moment et des pressions de telle ou telle catégorie socio-professionnelle, ceux-ci ont vite fait de dégainer un changement de taux, la création d'un nouveau taux ou une extension des exemptions de TVA.
La France détient ainsi le record mondial du nombre de taux de TVA (cinq en 2014 : 0%, 2,1%, 5,5%, 10%, 20%), ce qui contribue à rendre un peu plus illisible la fiscalité nationale et altère l'excellente invention du « prince de l’esprit » Maurice Lauré.
Impôt indolore, impôt menaçant
Rappelons pour finir que les États-Unis sont l’un des rares pays à ne jamais s’être laissé séduire par la TVA. Les taxes locales à la consommation y sont toujours en vigueur et varient selon les États. Les prix sont pour cette raison affichés hors taxe, la taxe étant ajoutée à la caisse.
La raison n’est pas à chercher dans le caractère forcément diabolique d’une invention française, mais dans les avantages trop manifestes de cet impôt d’apparence indolore. Le Sénat américain n’a jamais voulu consentir à l’État fédéral un impôt aussi facile à collecter et à augmenter.
Une raison analogue motivait à la fin des années 1980 l’opposition du ministre des finances Pierre Bérégovoy à l’instauration par le Premier ministre Michel Rocard de la Cotisation sociale généralisée (CSG). Ce nouvel impôt se distingue de l’impôt sur le revenu par ce qu’il est prélevé à la source sur tous les revenus ; son taux est fixe et non progressif ; il est surtout épargné par les niches fiscales de toutes sortes qui n’en finissent pas de plomber la progressivité de l’impôt sur le revenu.
Mais aux yeux de Pierre Bérégovoy, il apparaissait trop facile à collecter et à augmenter, et risquait ainsi de supprimer toute incitation à la maîtrise des dépenses sociales. Tel a bien été le cas puisque le taux de la CSG, d’abord à 1,1%, atteint désormais 13,5% avec ses compléments de la CRDS (contribution au remboursement de la dette sociale), du prélèvement social et des contributions additionnelles destinées notamment à financer le RSA (Revenu de Solidarité Active).
Nicolas Sarkozy, président de la République française, a repris à la veille des élections présidentielles de 2012 l'idée d'une « TVA sociale ». Elle consiste à augmenter d’un à deux points les taux de TVA et à redistribuer le surplus de recettes fiscales en diminuant les cotisations sociales qui pèsent sur les salaires. En théorie, cela doit aboutir à augmenter le coût des importations et diminuer celui des exportations, soit à réduire le déficit commercial du pays.
Mais il a reculé devant l'impopularité de la mesure et son caractère inflationniste. Au demeurant, l’expérience mitigée de Couve de Murville en 1968 a montré que la « TVA sociale » n’avait pas d’effet probant sur le déficit commercial.
Vos réactions à cet article
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Huc (11-04-2016 01:40:29)
Le caractère génial de la TVA réside dans sa neutralité dans les circuits commerciaux en raison de son principe de base, la déduction en cascade, c'est à dire la déduction par l'entreprise de ... Lire la suite
Philippe Daupias (01-03-2012 08:02:42)
"Simple et équitable, elle s'est substituée aux taxes en cascade sur le chiffre d'affaires.". Certes, la TVA s'est substituée à un imbroglio de taxes et d'impôts, mais elle est devenue ... Lire la suite
martin (09-02-2012 16:14:44)
L'article est comme toujours bien rédiger et très instructif mais il faudrait étudier la différence entre 68 et 2012 (+ de quarante ans) dans la structure des recettes de l'Etat, dans le taux d'em... Lire la suite