29 novembre 2010

WikiLeaks, une manne pour les historiens du futur

La publication de quelques milliers de télégrammes diplomatiques américains par cinq grands journaux occidentaux constitue un événement majeur de l'année 2010. Tentons ici d'évaluer ce qu'ils apportent et apporteront à l'historien et demandons-nous si se justifie le secret en matière de diplomatie...

Le phénomène WikiLeaks témoigne des bouleversements que peut induire internet sur le long terme. N'en soyons pas surpris et rappelons-nous le précédent de l'imprimerie, qui a débouché de façon très inattendue sur la scission religieuse de l'Europe occidentale, sur les guerres de religion et la censure mais aussi sur la généralisation de la lecture et de l'instruction.

Internet, « transparence » et démocratie

L'association WikiLeaks (de « leaks », fuites en anglais) a été fondée en 2006 par quelques militants de gauche, dont le journaliste australien Julian Assange, en vue de faire connaître au public des vérités que les gouvernements aimeraient cacher. Certains lui reprochent du reste de se concentrer ces derniers mois sur les États-Unis au détriment d'autres pays moins recommandables.

L'association fonctionne grâce au volontariat, aux dons et aux documents que lui transmettent des hackers (« pirates de l'informatique »).

Très vite, les gouvernements occidentaux se sont mobilisés contre Wikileaks et ses animateurs. C'est ainsi que Julian Assange, père divorcé de 39 ans, fait l'objet de poursuites judiciaires en Suède sous l'accusation de viol : il a eu des relations sexuelles avec deux Suédoises consentantes et ces relations sont assimilées par la loi suédoise à un viol du fait qu'elles ont eu lieu sans préservatif (sic). D'autre part, les sites Paypal, Visa... ont mis fin de leur propre initiative aux transferts de dons à destination de l'association...

Bavures de guerre

C'est par la révélation de documents militaires que wikileaks s'est fait connaître du public en avril 2010 en publiant une vidéo d'une bavure américaine lors d'un raid en hélicoptère en juillet 2007 à Bagdad.

Puis, en juillet 2010, il a successivement mis en ligne d'importantes quantités de documents sur la guerre en Afghanistan et la guerre en Irak (77.000 !), confirmant entre autres choses le recours fréquent à la torture.

Il semble ainsi que ces documents aient été transmis à WikiLeaks par un soldat de 23 ans, Bradley Manning, chargé de leur analyse. Mais il faudra attendre son procès, au cours duquel il risquera plusieurs dizaines d'années de prison, pour peut-être connaître les circonstances de ces fuites.

Bavures de guerre

Faut-il regretter que des bavures de guerre soient étalées sur la place publique ?

En 1971 déjà, bien avant WikiLeaks et internet, une série de rapports de 7000 pages, classés « secret-défense », ont été rendus publics par le New York Times et le Washington Post. Ces Pentagon Papers avaient été transmis par Daniel Ellsberg, employé par un centre de réflexion proche du gouvernement américain, la Rand Corporation.

Ils démontraient que les États-Unis, sous le précédent président, Lyndon B. Johnson, avaient mené des campagnes de bombardement bien plus massives que ce que prétendait la Maison Blanche. Le président Richard Nixon fit tout pour empêcher leur publication et mena contre Ellsberg diverses campagnes de dénigrement. Mais les tribunaux américains donnèrent finalement gain de cause aux journalistes... et peu de monde aujourd'hui conteste l'effet désastreux des manigances tortueuses du président Johnson.

Tensions géopolitiques

Après les documents sur la guerre d'Irak, voici les télégrammes diplomatiques américains (« Secret US Embassy cables »). Au total 1 000 à 3 000, sans doute transmis comme les précédents par le soldat Bradley Manning. Il les aurait copiés sur un cédérom censé contenir de la musique de Lady Gaga.

Leur publication n'a encore entraîné aucune révélation majeure, ce qui est somme toute logique puisque le lot ne comprend pas de documents de la catégorie la plus hautement protégée. Que les États-Unis espionnent les diplomates dans l'enceinte de l'ONU n'a rien d'une découverte, c'est entre autres pour cette raison que le siège de l'institution a été installé à New-York, après une intense pression américaine.

Que la corruption soit endémique en Afrique subsaharienne (Sénégal, Nigéria...) et permette aux trafiquants de drogue ainsi qu'aux exploiteurs chinois de s'y installer n'étonnera pas grand monde ; en tout cas pas les lecteurs du site Herodote.net qui disposent d'éclairages circonstanciés sur ces sujets.

Plus important, sans être là non plus une surprise pour nous, est le constat des tensions au sein du monde musulman : alors que les gouvernements et les médias tendent à faire du conflit israélo-palestinien la seule source de tensions dans la région, on constate qu'Israël avait prévenu l'Égypte avant de lancer l'opération « Plomb durci » dans la bande de Gaza à l'hiver 2008-2009.

Surtout, les dirigeants de plusieurs États arabes comme l'Arabie ou le Koweït ont fait pression sur les États-Unis afin qu'ils attaquent l'Iran. Nous savons en effet que l'Iran est peuplé majoritairement de Perses chiites, quand la plupart des pays de la région sont à majorité arabe sunnite. L'hostilité millénaire entre ces deux communautés n'a jamais disparu et, si l'Iran obtenait la bombe atomique, nombre de ses voisins tenteraient de faire de même afin de ne pas se trouver dépassés, avec tous les problèmes que peut poser la prolifération nucléaire dans une région instable. D'où l'espoir secret de certains qu'Israël se charge du « sale boulot » et attaque l'Iran...

La diplomatie décryptée

Traversons maintenant les siècles et imaginons que nous sommes des historiens du XXIIe siècle, désireux de comprendre comment fonctionnait le monde du début du XXIe siècle.

Quelle chance alors que ces sources ! Les télégrammes de wikileaks permettent de reconstituer avec précision les préoccupations de la diplomatie américaine, ses centres d'intérêt, ses obsessions et son mode de fonctionnement. Une fois leur aspect polémique disparu, ils représenteront donc une occasion unique d'étudier de près le fonctionnement d'une grande puissance.

Il faudra du temps avant d'en arriver là : pour l'heure, rappelons que les journalistes n'ont publié qu'une infime partie de ces documents et que les analyses portent en conséquence sur les différents thèmes abordés dans ces « câbles », non sur les documents en tant que tels.

Un jour, sans doute, les historiens pourront se demander quelles informations étaient recherchées et surtout comment ces rapports étaient utilisés : ont-ils vraiment influencé la politique étrangère américaine ou ont-ils été oubliés au fin fond de dossiers informatiques? La question méritera d'être posée en temps et en heure et la réponse sera passionnante.

Un tournant historique ?

L'historien du XXIIe siècle verra-t-il dans la « crise WikiLeaks » un tournant vers une nouvelle époque ? La futurologie n'est pas une science exacte, mais certains éléments incitent à penser que oui.

D'abord, il est certain que l'image des États-Unis en sort écornée même si l'on ne détecte aucun mensonge ni « coup tordu » à la lecture des télégrammes, ce qui est plutôt à l'honneur de la diplomatie américaine de l'ère Obama.

Que les diplomates transmettent leurs opinions, quelque déplaisantes qu'elles soient, sur des dirigeants, n'a rien pour choquer (sauf que comparer le duo Poutine-Medvedev à Batman et Robin témoigne d'une culture limitée : sans remonter à Paul Claudel, gageons tout de même que les diplomates d'un autre temps auraient proposé une comparaison littéraire de plus haute volée).

En revanche, que la Secrétaire d'État américaine Hillary Clinton demande par écrit aux officiels américains de relever les traces ADN des diplomates, pour pouvoir suivre leurs déplacements, pose question. Ne soyons pas naïfs : les diplomates des générations antérieures étaient aussi chargés de sales besognes, comme d'entretenir l'opposition au pouvoir en place. Mais formuler la demande par écrit semble indiquer une bonne conscience à toute épreuve, la certitude que ce qu'on fait est légitime - ce qui est du reste la ligne de défense du Département d'État - qui semble refuser d'admettre l'existence d'un problème.

C'est là peut-être le deuxième enseignement que l'on pourra tirer de cette crise : les États-Unis s'avèrent incapables d'en prendre la mesure. Le mal est fait et, à l'époque d'internet, il sera très difficile d'empêcher la publication de ces documents.

La solution aurait sans doute été de faire le gros dos quelques jours, en attendant que l'appétit de nouveauté s'émousse et que l'opinion publique passe à autre chose. Au lieu de quoi, tous les hommes politiques américains ont appelé à lyncher l'animateur de WikiLeaks Julian Assange, d'une manière totalement contre-productive, sur la scène internationale du moins. Ils en ont fait une icône de la liberté de la presse et ont donné l'occasion à Vladimir Poutine et quelques autres de se gausser devant cette démocratie qui fait ainsi pression sur les grands groupes pour qu'ils cessent tout contact avec WikiLeaks.

Par cette fébrilité, les États-Unis confirment l'impression d'une puissance sur le déclin, incapable de s'adapter aux nouvelles réalités du XXIe siècle. À l'époque de la guerre froide, l'ennemi était bien identifié, les « coups tordus » et actions condamnables étaient justifiés par la nécessité de lutter contre le communisme.

Depuis 2001, la « lutte contre le terrorisme » a remplacé celle contre le communisme. Elle sert de justification à la prolongation de l'OTAN, dont la raison d'être était auparavant la lutte contre l'URSS. Mais sa pertinence et les moyens utilisés n'ont jamais fait l'unanimité et ont même entraîné un spectaculaire accroissement de l'antiaméricanisme dans le monde.

Or, il semble que les dirigeants américains, malgré l'incroyable quantité d'informations dont ils disposent sur l'état du monde, ne soient pas à même de comprendre ce phénomène. Les proportions que prend cette affaire confirment que les États-Unis sont une puissance sur la défensive, ce dont l'Europe n'a pas à se réjouir, incapable qu'elle est de faire entendre un autre son de cloche.

Cette crise induira sans doute un nouveau rapport à l'écrit et une plus grande méfiance vis-à-vis des messages électroniques. Quand on voit la légèreté de l'administration américaine, on se demande ce qu'il en est des autres. Surtout, on pense aux hommes du Moyen Âge, qui confiaient les messages importants non au parchemin, mais au messager qui le portait : sans doute y a-t-il là une source de réflexion pour notre temps.

Yves Chenal
Diplomatie et secret

François de Callières, qui fut ambassadeur de Louis XIV, écrit en 1716, dans un traité de diplomatie : « Le secret est l'arme de la négociation » (Aurélien Colson, « Fin du secret diplomatique ? », Le Monde, 14 décembre 2010). Les Israéliens et les Palestiniens, qui ont négocié dans le plus grand secret et avec succès les accords d'Oslo, en 1993, ne sauraient lui donner tort.

Pourtant, la diplomatie secrète, telle que pratiquée par les chancelleries européennes, a été contestée dès le XVIIIe siècle par les Américains eux-mêmes. Ainsi George Washington a-t-il posé en principe le refus du secret dans les négociations internationales, curieusement rejoint en cela par... Lénine. Dès le lendemain de sa prise de pouvoir, le 7 novembre 1917, celui-ci annonce son intention de publier immédiatement tous les accords secrets de la Grande Guerre.

Notons que les principaux traités secrets de cette époque n'avaient rien dont puissent se féliciter leurs signataires, qu'il s'agisse du traité de Londres entre l'Italie et les Alliés, d'un maigre profit pour ces derniers et de lourdes conséquences pour l'Italie d'après-guerre, ou de l'accord Sykes-Picot, pour une bonne part responsable des désordres actuels au Proche-Orient...

Le mot de la fin revient à Benjamin Franklin, ambassadeur des États-Unis à Paris de 1776 à 1785. Il écrit : « J'ai longtemps observé une règle (...). C'est simplement celle-ci, de ne m'occuper d'aucune affaire dont je puisse rougir en la rendant publique » (Aurélien Colson). Autrement dit, il est légitime de négocier à l'abri des oreilles indiscrètes et de conserver le secret au moins jusqu'à l'aboutissement de la négociation. Mais les termes de celle-ci ne doivent en aucun cas être contraires à l'honneur. L'expérience nous enseigne que les accords jugés trop déshonorants pour mériter d'être un jour dévoilés s'avèrent à l'usage néfastes à toutes les parties (voir plus haut le traité de Londres et l'accord Sykes-Picot).

Publié ou mis à jour le : 2019-12-31 09:49:09
jcpeton (13-12-2010 09:59:15)

Analyse géopolitique très pertinente.

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