1941-1945

Que savait-on de la « Shoah » ?

La Shoah (dico), entreprise d'extermination systématique des Juifs d'Europe, a été menée par les nazis de 1941 à 1945 sans qu'il en fut jamais fait état dans les déclarations publiques et les documents écrits. Malgré cela, elle n'a pas échappé dès son commencement à la vigilance de quelques observateurs de bonne volonté ainsi qu'aux représentants de la Croix-Rouge.

Juifs hongrois sur la rampe d' Auschwitz-II-Birkenau en Pologne occupée par l'Allemagne, mai/juin 1944, pendant la phase finale de l'Holocauste. Les Juifs étaient envoyés soit au travail, soit à la chambre à gaz, Yad Vashem.

– Le gouvernement britannique savait...

Dès 1941, grâce à la machine Enigma qui leur a permis de casser les codes secrets de la Wehrmacht, les Alliés sont informés que les Allemands massacrent d'innombrables civils dans les zones soviétiques soumises à leur joug. Ils restent discrets sur leurs informations pour ne pas dévoiler leurs sources. Winston Churchill, Premier ministre du Royaume-Uni, n'en lance pas moins un avertissement aux nazis dans son discours à la Nation du 24 août 1941 : « Depuis les invasions mongoles au XIIe siècle, on n'a jamais assisté en Europe à des pratiques d'assassinat méthodique et sans pitié à une pareille échelle. Nous sommes en présence d'un crime sans nom (...). Quand sonnera l'heure de la libération de l'Europe, l'heure sonnera aussi du châtiment ».

À ce moment-là, il est encore difficile pour les Britanniques de faire la différence entre le crime de guerre et le crime de « génocide » (le mot n'existe pas encore). En effet, les victimes, massacrées à la mitrailleuse dans des fosses communes (la « Shoah par balles »), sont désignées par les Allemands comme des saboteurs juifs, des bolcheviks ou des partisans. Mais, après le discours du 24 août 1941, les renseignements adressés au gouvernement britannique laissent de moins en moins de doutes sur la volonté nazie d'exterminer la population juive.

– La presse anglo-saxonne savait...

À l'automne 1941, ne sachant que faire des millions de Juifs tombés sous leur coupe dans les territoires conquis à l'Est, les Allemands mettent en place les premiers camps d'extermination dans le cadre de l'opération Reinhardt. C'est Chelmno en décembre pour recevoir les Juifs du ghetto de Lodz, puis Belzec (mars 1942), Sobibor (mai 1942) et Treblinka II (juillet 1942) pour les Juifs des ghettos du Gouvernement Général (Pologne centrale). 

Samuel Zygelbojm (21 février 1895, Borowica, Pologne ; 11 mai 1943, LondresDans son numéro du 25 juin 1942 et les suivants, le Daily Telegraph de Londres publie une série d'articles incendiaires. Le premier révèle : « Plus de 700 000 Juifs polonais ont été exterminés par les Allemands dans le plus grand massacre de tous les temps ».

Ces informations sont reprises par le New York Times et suscitent des manifestations de protestation à New York. Elles proviennent d'une dépêche reçue par Samuel Zygelbojm, membre du Conseil national polonais de Londres. Meurtri par l'indifférence de l'opinion publique, celui-ci se suicidera le 12 mai 1943 (« Puisse ma mort être un cri contre l'indifférence avec laquelle le monde regarde la destruction du monde juif et ne fait rien pour l'arrêter »).

Les révélations sur le massacre de 700 000 Juifs polonais sont reprises en français par la BBC dès le 1er juillet 1942. Dans son numéro du 20 octobre 1942, le journal communiste clandestin J'Accuse peut ainsi déclarer :  « Les tortionnaires boches brûlent et asphyxient des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants juifs déportés de la France »  (d'après Marrus et Paxton, Vichy et les Juifs, Calmann-Lévy, 2015).

– Les gouvernements alliés savaient...

Télégramme de Gerhardt Riegner (10 août 1942)Le 10 août 1942, Gerhardt Riegner, avocat allemand réfugié en Suisse et représentant du Congrès Juif mondial à Genève, adresse aux bureaux du Congrès Juif mondial à New York et Londres ainsi qu'au Foreign Office un télégramme très précis sur le plan d'extermination concernant les Juifs d'Europe (note) mais il recueille un large scepticisme. L'ambassadeur américain à Berne qualifie le télégramme de « rumeur apparemment insensée, inspirée par la crainte des Juifs ».

C'est aussi en août 1942 que le colonel SS Kurt Gerstein transmet à un diplomate suédois un rapport sur ce qu'il a vu à Auschwitz-Birkenau. Cet immense complexe dédié au travail forcé a commencé de  s'équiper de chambres à gaz en vue d'exterminer essentiellement les Juifs d'Europe occidentale. On ne sait si le rapport de Gerstein a été transmis au Vatican selon son souhait.

Jan Karski (24 juin 1914, ŁÃ³dź ; 13 juillet 2000, Washington)Un jeune résistant catholique polonais, Jan Karski, avait déjà envoyé à Londres, en 1940, des rapports sur son pays dans lesquels il évoquait la complicité des paysans polonais avec l'occupant allemand quand il s'agissait de les débarrasser de leurs concurrents et rivaux juifs. En novembre 1942, au terme de plusieurs missions de renseignements, il apporte cette fois un témoignage très documenté sur ce qu'il a vu dans le ghetto de Varsovie et dans un camp d'extermination.

Il est reçu par le ministre des Affaires étrangères britannique Anthony Eden puis, le 5 juillet 1943, par le président de la Cour Suprême des États-Unis, un magistrat juif du nom de Felix Frankfurter, enfin par le président américain Franklin Roosevelt en personne le 28 juillet 1943.

Anne Frank elle-même savait !...

Anne Frank (12 juin 1929, Francfort-sur-le-Main en Allemagne ; février 1945, Bergen-Belsen)Anne Frank (13 ans), juive d'origine allemande, est cachée dans un appartement secret à Amsterdam, avec sa famille.
Elle écrit dans son célèbre Journal à la date du vendredi 9 octobre 1942 : « Nos nombreux amis juifs sont emmenés par groupes entiers. Qu'est-ce qui les attend dans les régions lointaines et barbares où les Allemands les envoient ? Nous supposons que la plupart d'entre eux sont assassinés. La radio anglaise parle d'asphyxie par les gaz. Peut-être est-ce encore le meilleur moyen de mourir rapidement. J'en suis malade... » Le vendredi 31 mars 1944, elle écrit encore : « La Hongrie est occupée par les Allemands ; il y a encore un million de juifs qui, sans doute, vont y passer, eux aussi. »

Les déclarations indignées pleuvent

Suite à l'arrivée en Palestine de femmes et enfants venus de Pologne, qui confirment les rapports sur les camps de Treblinka et Sobibor, l'Agence juive se convainc de la réalité du drame en cours. Le 22 novembre 1942, elle se réunit sous la direction de David Ben Gourion et le lendemain publie une forte déclaration sur l’extermination systématique des Juifs d’Europe. Elle décrète trois journées de mobilisation, du 30 novembre au 2 décembre 1942, pour « donner l’alarme, protester et appeler à l’action. »

À Londres, pendant ce temps, le gouvernement polonais en exil transmet le 10 décembre 1942 aux chefs alliés le rapport Raczyński, du nom de son ministre des Affaires étrangères. Il décrit la Shoah en cours, en particulier sur la base des informations de Jan Karski. À la suite de quoi, le 17 décembre 1942, le Secrétaire au Foreign Office Anthony Eden prononce une déclaration solennelle devant le Parlement qui expose la situation de façon très précise : « Dans tous les pays sous occupation allemande, les Juifs sont transportés par trains dans des conditions d'horreur et de brutalités inconcevables vers l'Europe de l'Est. En Pologne, qui est devenue le principal abattoir nazi, les ghettos établis par l'envahisseur allemand sont systématiquement vidés de leurs Juifs, à l'exception de ceux nécessaires au travail forcé pour leurs industries de guerre. Aucun de ces déportés n'a plus donné de signe de vie. Les individus valides sont peu à peu usés à mort par les camps de travail. Les infirmes sont laissés à mourir d'exposition aux intempéries et de privations ou sont délibérément massacrés dans des exécutions de masse. Le nombre de victimes de ces sanglantes cruautés est exercé sur plusieurs centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants entièrement innocents... »

Les témoignages continuent d'arriver en 1944. Ils font suite notamment à l'évasion d'Auschwitz de deux Juifs slovaques, Walter Rosenberg et Alfred Wetzler, le 10 avril 1944, et à la publication de leur rapport, le « protocole d'Auschwitz ».

Quand l'Encyclopedia Britannica publie donc aux États-Unis son supplément sur l'année 1943, on peut y lire de façon pratiquement complète le déroulement de la Shoah dans les articles antisemitism, refugees et  judaism, ainsi que le note l'historien Alain Michel.

Beaucoup savaient mais ne pouvaient y croire

Ainsi, des informations plutôt fiables ont circulé tout au long de la guerre. À la fin de celle-ci, les rapports se sont faits plus précis et plus nombreux. Avec un minimum d'attention, chacun pouvait en tirer une idée assez précise du drame qui se jouait en Europe centrale. Pourtant, personne ou presque n'en a rien voulu savoir. C'est que l'extermination paraissait proprement incroyable aux contemporains du fait de son caractère inédit et démesuré.

À Jan Karski, qui lui expose tout ce qu'il sait de la Shoah, en juillet 1943, le juge juif de la Cour Suprême Felix Frankfurter dit en substance, en présence de l'ambassadeur du gouvernement polonais en exil : « Je ne vous crois pas. Non pas que je mette en doute vos propos. Mais tout mon être se refuse à en admettre la véracité »

Le philosophe Raymond Aron, qui servit la France Libre à Londres, explique dans ses Mémoires (1983) son incrédulité et celle de ses contemporains : « Le génocide, qu'en savions-nous à Londres ? Ma perception était à peu près la suivante : les camps de concentration étaient cruels, la mortalité y était forte ; mais les chambres à gaz, l'assassinat industriel d'êtres humains, non, je l'avoue, je ne les ai pas imaginés et, parce que je ne pouvais pas les imaginer, je ne les ai pas sus ».

Simone Veil confie quant à elle dans son autobiographie, Une Vie (Stock, 2007) : « Je n'ai jamais entendu parler à Drancy de chambres à gaz, de chambres à gaz, de fours crématoires ou de mesures d'extermination. Tout le monde répétait que nous devions être acheminés en Allemagne pour y travailler "très dur". Mais vers quelles destinations ? Faute de le savoir, on parlait de "Pitchipoi", terme inconnu désignant une destination imaginaire. Les familles espéraient ne pas être séparées, et c'est tout ».

Dans un témoignage récent, un Français confie par ailleurs qu'ayant entendu à la radio, en 1945, que les Alliés avaient libéré d'horribles camps d'extermination, il a d'abord pensé à une banale affaire de propagande de guerre.

Qui est responsable ?

Il est très difficile a posteriori de départager les responsabilités des uns et des autres dans l'absence de réaction au génocide. Il semble d'abord que nul, y compris le pape, Churchill et le président américain Roosevelt, n'ait osé prendre la véritable mesure d'un drame comme l'humanité n'en avait encore jamais connu.

Pour Churchill et Roosevelt, chefs de guerre engagés dans une lutte inexpiable, il était impensable d'autre part de détourner des moyens militaires ou logistiques pour tenter de sauver des civils, avec des résultats qui n'étaient pas le moins du monde garantis. Que pouvaient-ils faire ? Arrêter les trains de la mort ? Ce n'était pas une mince affaire que de bombarder des voies ferrées au coeur de la Pologne occupée par les nazis. Au demeurant, les voies ferrées pouvaient être remontées très vite. Bombarder les chambres à gaz ? Il eut fallu noyer le camp sous un tapis de bombes et tuer les déportés. Les nazis auraient eu beau jeu de prétendre que les Alliés détestaient les Juifs plus qu'eux-mêmes !...

Dilemme insoluble. Du point de vue des Alliés, ce qui importait avant tout dans l'intérêt de l'humanité était d'en finir au plus vite avec le nazisme.

Le président américain était sensible aussi à son opinion publique et il connaissait sa versatilité. Devait-il prendre le risque de rompre le front uni contre le nazisme en hébergeant quantité d'immigrants juifs ? C'est seulement en janvier 1944 qu'il se laisse convaincre par son secrétaire au Trésor Henry Morgenthau de créer un Bureau des réfugiés de guerre (War Refugees Board ou WRB) pour contrecarrer « les plans nazis visant à l'extermination des Juifs ». Par ses interventions en Europe, cet organisme allait contribuer au sauvetage d'un demi-million de Juifs hongrois.

Les organisations sionistes qui préparaient l'avènement en Terre sainte d'un État juif étaient dans la même expectative que les chefs alliés. Leur leader, David Ben Gourion, s'était accommodé des mesures antisémites de l'Europe des années 1930 qui lui avaient permis d'accueillir en Palestine des flots d'immigrants. Confronté aux informations concordantes sur le génocide, il n'avait pas plus que les autres mesuré sa véritable dimension. 

Alerté dès avant la guerre par la situation des camps, le Comité international de la Croix-Rouge envoie régulièrement des missions en Allemagne mais celles-ci restent à la porte des camps et se satisfont des explications officielles. En s'abstenant d'enquêter sur le génocide, le CICR veut éviter de compromettre ses actions humanitaires auprès des populations civiles. Ses dirigeants en feront repentance bien plus tard, le 26 janvier 2005, pour le 50e anniversaire des camps 

Le pape Pie XII, enfin, a tenté tardivement et timidement, à la Noël 1942, de dénoncer le génocide. Eût-il parlé plus fort que son message n'aurait sans doute pas eu plus d'effet sur les hommes de bonne volonté. Sans doute ne faut-il pas se faire d'illusions. Après la mi-1941, Hitler et les nazis étaient déjà trop engagés dans la course au précipice pour s'arrêter sur des injonctions publiques.

Staline efface la « Shoah par balles »

Dans Historia (N° 902, février 2022), l'historien Stéphane Courtois relate le mauvais sort fait par Staline au Comité antifasciste juif (CAJ) dont il avait lui-même agréé la création en août 1941. Dès 1942, les représentants du CAJ avaient rencontré aux États-Unis Albert Einstein qui leur avait recommandé de recueillir un maximum d'informations et de noms sur la « Shoah par balles » menée par les nazis dans les plaines russes. Le romancier Ilya Ehrenbourg et le journaliste Vassili Grossman s'attellent à la tâche. Le 14 juin 1947, ils signent le bon à tirer pour un Livre noir qui rappelle le souvenir de 1,5 million de victimes. Mais là-dessus, Staline se ravise. Il dissout le CAJ, fait exécuter quelques-uns de ses dirigeants et détruire le livre.

Une prise de conscience tardive

Plus surprenant que le déni collectif du génocide pendant la Seconde Guerre mondiale est son déni après !... Immédiatement après 1945 paraissent de nombreux témoignages bouleversants sur les camps. Mais très vite, l'intérêt du public retombe. Primo Levi, rescapé d'Auschwitz, est affecté par l'échec de son livre ô combien poignant : Si c'est un homme (Se questo è un uomo, 1947).

Au sortir de la guerre, les Occidentaux ont encore du mal à percevoir les différences de nature entre le sort des déportés politiques, des résistants et des travailleurs forcés et celui des Juifs. Ils mettent dans le même lot les camps de déportation des premiers (Buchenwald, Dachau, Mauthausen), situés à l'Ouest et libérés par les Anglo-Saxons, et les camps d'extermination des derniers, avec chambres à gaz et fours crématoires (Auschwitz-Birkenau, Treblinka, Sobibor, Belzec...), généralement situés à l'Est, en Pologne, et libérés dans une relative discrétion par les Soviétiques.

Jusqu'à la fin des années 1950, la spécificité du génocide des juifs (et des tziganes) est passée sous silence et ignorée de bonne foi...  On s'en rend compte dans l'émouvant documentaire filmé d'Alain Resnais Nuit et Brouillard (1955) comme aux procès du maréchal Pétain (1945) et de René Bousquet, principal responsable de la rafle du « Vél d'Hiv » (1949), où les questions juives furent passées sous silence ! Dans son essai Réflexions sur la question juive, écrit en 1944 et publié en 1946, le philosophe Jean-Paul Sartre réalise même l'exploit de taire la Shoah ! Il s'attache seulement à démontrer que l'antisémitisme est le fruit maudit du capitalisme !

Nuit et Brouillard

Nuit et Brouillard (Alain Resnais, 1956) Quand le Comité d'histoire de la Seconde Guerre mondiale passe commande à Alain Resnais (32 ans) d'un film sur la déportation, le jeune cinéaste a déjà à son actif de nombreux courts-métrages percutants sur l'art, Guernica ou l'Art nègre (Les statues meurent aussi, 1953).
Le titre de son nouveau documentaire, fait référence au décret du 7 décembre 1941, signé par le maréchal Keitel, qui ordonne que tous les déportés et prisonniers qui représentent une menace pour le Reich soient éliminés sans bruit, dans la nuit et le brouillard. Ces personnes sont désignées sous le sigle NN (« Nacht und Nebel », Nuit et Brouillard en allemand).
Le film Nuit et Brouillard, d'une durée de 34 minutes, sort en 1955. Sa violence maîtrisée fait immédiatement sensation et lui vaut d'être présenté en marge du Festival de Cannes 1956.
Tout en dénonçant l'univers concentrationnaire, il omet cependant de faire la différence entre les camps de déportation, destinés aux opposants, comme il s'en trouve aussi en URSS et dans bien d'autres pays, et les camps d'extermination, destinés aux Juifs et Tziganes et caractéristiques du génocide... C'est que simplement cette distinction n'est encore perçue que par quelques rares historiens. 

La spécificité du génocide va peu à peu apparaître au grand jour, sans que s'éveille pour autant l'intérêt du public.

Léon Poliakov publie en France dès 1951 le Bréviaire de la haine (Le IIIe Reich et les juifs) où tout est dit du génocide. L'écrivain Robert Merle livre de son côté une biographie à peine romancée de Rudolf Hoess, le commandant d'Auschwitz : La mort est mon métier (1952).

Un rescapé des camps, Simon Wiesenthal, réunit dans l'indifférence générale une abondante documentation sur les criminels nazis survivants afin que justice soit rendue.

L'État d'Israël relaye son action. Deux ans après avoir été informé de la présence d'Adolf Eichmann en Argentine, le Premier ministre David Ben Gourion le fait enlever à Buenos Aires par le Mossad. Avec le procès en 1961, à Tel Aviv, de cet acteur majeur de la Solution finale, l'opinion occidentale commence enfin à prendre conscience de la portée de celle-ci. Pourtant, rien n'est encore acquis :

– En 1963, la Shoah est instrumentalisée par un dramaturge autrichien, Rolf Hochhuth, dans sa pièce Le Vicaire, pour casser l'image du pape Pie XII et de l'Église catholique.

– La même année, le chanteur Jean Ferrat met en chanson le film Nuit et Brouillard d'Alain Resnais :

« Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants
Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent

Ils s'appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel
Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vichnou
D'autres ne priaient pas, mais qu'importe le ciel
Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux ».

Hymne intemporel à la liberté, à la résistance et à l'humanité souffrante ; superbe mais erroné ! Comme Alain Resnais, Jean Ferrat, fils d'un artisan juif déporté à Auschwitz, assimile les Juifs à des résistants (Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux). À l'image de ses contemporains des années 1960, il cultive le mythe d'un nazisme opposé d'égale façon à l'ensemble des hommes de bonne volonté (y compris les fidèles de Vichnou, dont on ne sache pas qu'ils aient été persécutés par les nazis !).

En définitive, c'est seulement dans les années 1970 que va apparaître la spécificité de la Shoah, en Europe et en Amérique. Cette prise de conscience prend corps au cinéma et à la télévision, notamment avec la série américaine Holocaust en 1978... Elle trouve son aboutissement dans le document-fleuve de Claude Lanzmann, Shoah (1985). Ainsi se construit notre représentation de l'Histoire.

Commentaire : et nous...

Méfions-nous de la tentation de refaire l'Histoire après coup et de juger nos aïeux. Des drames plus récents devraient nous ramener à une grande humilité... Songeons à ce que diront nos enfants quand ils réexamineront notre attitude face aux horreurs du génocide rwandais (1994), de la guerre en Yougoslavie (1992-1996) ou encore face à la collusion entre les groupes pétroliers et les régimes criminels de la péninsule arabe et d'Afrique. Sans parler de notre responsabilité collective dans les dérives néolibérales et le dérèglement climatique...


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Les juifs en Europe
Publié ou mis à jour le : 2024-01-26 18:40:17

Voir les 26 commentaires sur cet article

Flam (07-02-2024 21:24:31)

Dans la référence à la chanson de FERRAT, l'insert "(y compris les fidèles de Vichnou, dont on ne sache pas qu'ils aient été persécutés par les nazis !)" n'est pas très utile et est même re... Lire la suite

mcae.fr (04-02-2024 08:12:04)

Après la défaite de Stalingrad, les alliés auraient pu terminer la guerre en 1943. Mais les USA n’auraient joué qu’un rôle secondaire, c’est pourquoi les USA et l’URSS, qui voulaient se p... Lire la suite

Jonas (02-02-2024 17:26:23)

Excellent article! Le génocide des juifs est unique dans l'histoire de l'humanité . Bien qu'il ne soit pas le seul , mais il est le seul commis par une nation civilisée qui a donné tant de... Lire la suite

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