Louis XIV à Versailles

Dans l'intimité de la chambre du « Roi-Soleil »

Couverture du livre La Chambre et l’intime de Claire Ollagnier aux éditions Picard.La chambre et l’intime, ces deux notions qui semblent aujourd’hui inextricablement liées, trouvent leur origine à l’aube du XVIIIe siècle. À cette époque, quand chambre à coucher il y a, elle n’est pas encore le lieu de l’intime. Et pour cause : l’intime n’apparaît nullement comme un facteur dominant, comme un constituant majeur de la vie des hommes et des femmes. Cela ne signifie pas que l’intimité n’existe pas, elle n’est juste pas mise en œuvre.

À ce titre, la chambre à coucher la plus emblématique est sans nul doute celle qu’occupe Louis XIV à Versailles à partir de 1701. Rien de ce qui s’y passe ne peut être ignoré. Elle est le lieu dans lequel se déroulent les grands moments de la journée du monarque. Ceux qui, par sa volonté propre, sont le plus soumis à la rigueur de l’étiquette.

Le roi y tient publiquement les cérémonies du Lever et du Coucher, il y dîne à son Petit Couvert ; tantôt il y reçoit, tantôt il y dort. Comme si, à aucun moment, il n’eut pu imaginer abriter son sommeil dans un autre lieu que celui où la France – et même l’Europe entière – se figure qu’il dort. Ici, l’intimité s’exerce en public.

Tout a été dit, ou presque, sur cette chambre au centre du château, sur ce lit au centre de la chambre et sur ce roi au centre du monde. C’est pourtant par là qu’il faut commencer : décrire le cheminement, les mètres d’enfilade, voir les larges portes s’ouvrir et pénétrer dans la chambre du roi pour assister à son Lever.

Claire Ollagnier

Chambre du roi avec le lit, la balustrade, la cheminée en marbre bleu turquin et les tableaux à l'attique, Château de Versailles.

Un roi, plusieurs chambres

Louis XIV n’a que douze ans lorsqu’il redécouvre le modeste château de chasse que son père avait en son temps fait bâtir à Versailles. Bien qu’il n’assume pas encore personnellement la gouvernance de la France, il est déjà roi.

Plan des appartements royaux du Château de Versailles. Appartement du roi (bleu moyen), Petit appartement du roi (bleu clair), Grand appartement de la reine (jaune), Petit appartement de la reine (rose), Jacques-François Blondel, 1756.Grand amateur de gibier, il entreprend d’agrandir le domaine puis, dès qu’il accède aux pleins pouvoirs, d’aménager le parc. Souvenir paternel autant qu’espace libre en devenir, ce lieu incarne à la fois le passé et le futur.

Le jeune homme charge bientôt l’architecte Louis Le Vau de concevoir le « château neuf » ; une « nouvelle enveloppe » entourant l’historique bâtiment et augmentant sensiblement la superficie habitable.

Peu à peu, les espaces dévolus au roi se multiplient avec l’ambition avouée de faire de cette demeure champêtre, située à bonne distance des intrigues parisiennes, un palais. Nous sommes au début des années 1670 et Louis XIV voit grand. Les campagnes de travaux se succèdent suivant le même rythme effréné que les campagnes militaires.

Grand appartement du roi : le plafond du salon Apollon, Château de Versailles.Le Grand Appartement, enfilade prestigieuse de sept salons, est aménagé dans l’aile Nord du corps central et la chambre du roi prend place dans ce qui sera plus tard le salon d’Apollon, dont la décoration solaire préfigure le règne du monarque. Rien ne distingue déjà plus l’homme de ses ambitions, ni même de son château. Et plus son pouvoir s’étend, plus il se répand, plus la chambre se sanctuarise.

Lorsqu’en 1682 le roi et sa Cour s’installent à Versailles, le Grand Appartement est rapidement abandonné aux cérémonies et aux soirées dites « d’appartement ». La chambre de Louis XIV ne joue plus qu’un rôle purement formel, symbolique même : ce n’est qu’une chambre de parade nullement vouée à accueillir le sommeil du roi.

C’est dans l’appartement de la cour de Marbre que le monarque vit désormais. D’abord modeste, celui-ci ne cesse de s’agrandir, jusqu’à rompre avec l’organisation traditionnelle des espaces dévolus à la reine et au roi. Dans ses grandes masses, le château reste parfaitement symétrique, mais dans le détail, la théorie est quelque peu écornée.

Dès 1678, Jules Hardouin-Mansart poursuit avec une ferveur nouvelle l’entreprise jadis laissée aux bons soins de Le Vau. Au premier étage, la terrasse surplombant le parterre d’eau, côté jardin, et reliant les Grands appartements du roi et de la reine, se trouve bientôt remplacée par une Grande Galerie qui reçoit les honneurs de l’Europe entière.

Grand appartement du roi : le salon Apollon, Château de Versailles.

L’appartement de la cour de Marbre : la tradition architecturale française malmenée

Louis XIV exerce son emprise avec férocité, faisant main basse dès le décès de Marie-Thérèse d’Autriche en 1683 sur les pièces privées qui lui étaient dévolues mais dont elle faisait peu usage. L’année suivante, l’appartement privé du roi se répand jusqu’à faire le tour complet de la cour de Marbre.
Les usages mêmes sont perturbés, car la chambre, environnée de toutes les commodités nécessaires à la vie quotidienne, sert à la fois de chambre de parade et de chambre à coucher. Le sacré et le réel sont enfin réunis.

Mais le monarque murît un projet dont la chambre semble être l’ultime étape. À cet effet, une dernière campagne de travaux est entreprise à partir de 1700. Guère impressionnante par son ampleur, mais hautement symbolique, elle aboutit en 1701 au transfert de la chambre du roi dans le vaste salon de près de quatre-vingt-dix mètres carrés, situé au centre de la façade Est du château, sur l’axe de la course du Soleil.

Position de circonstance, indéniable symbole d’un pouvoir qui se matérialise dans l’espace et s’incarne dans le cérémonial quotidien : la superposition entre l’institution, la vie de cour et le château est parfaite.

Grand appartement de la Reine, aile sud du château de Versailles.

Chambres de femmes, chambres de maîtresses

Longtemps le monarque, éternel amoureux, ne regagne sa chambre qu’au petit matin dans l’unique but de satisfaire les besoins de l’étiquette. Multipliant les conquêtes et vivant de plaisirs, il semble aujourd’hui difficile de dresser une cartographie précise des chambres versaillaises qu’il fait siennes, le temps d’une nuit ou de plusieurs.

Il y a bien évidemment la chambre de sa femme Marie-Thérèse, située dans le Grand Appartement de l’aile Sud, symétrique du Grand Appartement du roi. Idéalement exposée sur le parterre du Midi, la reine a fait de sa chambre de parade sa chambre de tous les jours.

Il y a la chambre de Madame de Montespan, qui dès 1674 a évincé Louise de La Vallière. En devenant la favorite en titre, la marquise accepte de se fondre en la personne royale, aussi est-elle logée jusqu’en 1684 au sein même de l’appartement privé du souverain.

Vue en perspective du Trianon de Porcelaine, du côté de l'entrée, ; en agrandissement, du côté du jardin, Adam Pérelle, vers 1680.

Une chambre ne suffisant probablement pas à accueillir leurs ébats, le roi et la marquise ont également pris l’habitude de se retrouver au Trianon de Porcelaine, récemment édifié dans les jardins du palais ainsi que dans le voluptueux appartement des bains au rez-de-chaussée de l’aile Nord du corps central.

Madame Marie-Elisabeth de Ludres, Chanoinesse de Poussay, représentée en Marie-Madeleine, Jean Charles Nocret, vers 1677, Château de Versailles. En agrandissement : Marie-Angélique de Scorailles, duchesse de Fontanges, Bussy-le-Grand, Château de Bussy-Rabutin.Mais il semble que le roi, peu fidèle, le soit même à l’égard de ses favorites… Aussi faut-il sans doute mentionner les chambres de la princesse de Soubise, d’Isabelle de Ludres, ou encore de Mademoiselle des Œillets et de la duchesse de Fontanges. Combien de chambres Louis XIV a t-il visité en son palais ?

Au début du XVIIIe siècle Louis XIV n’a pourtant plus qu’une femme dans sa vie. La reine est décédée depuis longtemps et toutes les favorites sont tombées en défaveur. Ne reste plus que Madame de Maintenon.

La dame est entrée dans la vie du monarque assez discrètement. Ni favorite, ni reine, mais lui devenant très vite indispensable, Louis XIV se devait de fournir à l’ex-gouvernante de ses petits bâtards un appartement de premier choix.

Comme toute charge de cour vaut un logement à la cour, en décembre 1679 la nomination de Mme de Maintenon comme seconde dame d’atour de la Dauphine permet d’effectuer un subtil rapprochement : la voilà dotée d’un appartement, plus proche de celui du roi que de celui de la dame qu’elle sert ; saisissant témoignage de la situation unique qu’elle occupe désormais aussi bien à la cour que dans le cœur du monarque.

Madame de Maintenon, d’après Gustave Staal, XIXe siècle.Il s’agit dans un premier temps de quatre petites pièces en enfilade, éclairées au nord, mal chauffées et basses de plafond auxquelles on accède par le palier de l’escalier de la Reine. Mais après le discret mariage qui l’unit au monarque, l’appartement, jusqu’alors impropre à la réception et à tout autre convivialité que l’on peut attendre d’une dame d’atour, est modernisé. C’est là que la nouvelle épouse a semble-t-il développé les prémices d’une vie privée dans le palais versaillais.

Pourtant, au-delà de l’apparente proximité des deux époux, matérialisée par la contiguïté de leur appartement, le plan de 1715 trahit un éloignement conséquent de leurs chambres. Faut-il donc que le roi traverse l’intégralité de son propre appartement, ainsi que la petite enfilade de celui de sa femme pour en atteindre la chambre ?

L’accès à la chambre : un privilège

Si tout l’espace du palais est pensé pour mettre en valeur le pouvoir et la personne royale, l’architecture n’est pas le seul artifice de cette mise en scène. Les courtisans eux-mêmes y participent.

Affluant par milliers depuis 1682, ils tentent l’impossible pour avoir une place au palais. Et pour pouvoir en jouir, y être invités à célébrer les évènements de la vie royale ou mieux, y avoir résidence, il faut suivre à la lettre les règles de l’étiquette, s’y plier, s’y conformer, en maîtriser les codes.

Hiérarchies courtisanes

Les « galopins » viennent chaque jour en voiture à cheval de la capitale pour faire la cour au roi. Leur vie se partage entre Paris et Versailles, contraints de briguer les faveurs du monarque en horaire «ouvrée ». Levés depuis l’aube, ils sont en apparence les plus malchanceux : ils ne disposent d’aucun logement à Versailles, ni au palais ni en ville.
D’autres courtisans logent à proximité du palais, dans la ville de Versailles. À la fin du XVIIe siècle, les demandes de place à bâtir dans les environs du château deviennent de plus en plus nombreuses. Pour la plupart d’entre eux il s’agit d’un logement principal, offrant l’avantage de vivre dans le voisinage du roi mais avec le désagrément d’un quotidien contraint aux aller-retours incessants.
Et puis viennent les établis, les logeant, les bienheureux. Ceux qui ne perdent rien du quotidien du palais, ne manque aucun bon mot, aucune intrigue. Ils ont le privilège de vivre auprès du roi, mais aucun ne vit à ses dépens ou à son crochet : tous sont à son service. Ces courtisans sont en apparence les plus chanceux, mais en réalité ils passent le plus clair de leur temps à entretenir leurs réseaux dans quelques pièces souvent exiguës.

De Paris, de Versailles, des communs et des ailes du château, tous se pressent pour arriver à temps ; pour être en bonne place. Les carrosses traversent l’avant-cour, entre les haies des gardes françaises et suisses, puis se présentent à la porte de la grille royale.

L’antichambre du Grand-Couvert au Château de Versailles.Seuls peuvent pénétrer en carrosse ou en chaise à porteurs ceux dont le rang le permet. Mais vient fatalement le moment où tous sont à pied. Ils se pressent dans l’escalier de la Reine, ils traversent le vestibule où s’ouvre le logement de Mme de Maintenon et s’engagent dans l’enfilade de l’appartement du roi.

La pièce est alors prête à accueillir les courtisans qui après l’avoir traversée, pénètrent dans l’antichambre du Grand-Couvert. C’est dans cette pièce que le roi a coutume de souper depuis quelques années déjà. L’espace est vaste et le décor plus raffiné que dans la pièce précédente.

Les courtisans pénètrent ensuite dans la seconde antichambre, communément nommée « salon de l’Œil-de-Bœuf » en raison de la présence d’une fenêtre arrondie qui éclaire la pièce du côté Sud. Point stratégique de l’appartement royal, cette pièce s’ouvre à l’Ouest sur la Grande Galerie et conduit au Nord à la chambre du Roi.

« Salon de l’Œil-de-Bœuf » au Château de Versailles.

De seuil en seuil, à mesure qu’ils progressent dans l’appartement et découvrent toujours plus de richesse dans les décors, les courtisans se raréfient. Les gardes opèrent une savante sélection : tous n’ont pas le privilège de patienter dans l’immense salon. Il en va du respect de la personne royale comme du respect de sa chambre : il y a des étapes à franchir avant de l’atteindre.

Alors que des dizaines de courtisans se pressent encore dans les enfilades du palais, que certains plus rapides ou plus agiles s’agglutinent aux portes de la seconde antichambre, devant la grande cheminée s’amassent déjà les familiers, les favoris et ceux qui bénéficient des plus grandes charges de cour.

Le Lever du roi

De l’autre côté du mur, le roi s’éveille. De tous les actes quotidiens du monarque, progressivement transformés en rituels sacrés, le Lever recueille une audience particulière : il offre un moyen d’accéder à la chambre du roi. Toutes les ambitions sont tournées vers ce moment crucial, cette rencontre, cette pénétration du courtisan dans l’espace de l’intimité du monarque.

Bien qu’enfermé à double tours, dans cette chambre le roi n’est jamais seul. À la fois prisonnier et sous surveillance. Au petit matin, encore à l’abri de toute lumière, dans la tiédeur que lui procurent les épais rideaux qui l’entourent, il attend patiemment que se mette en branle l’immuable rituel qui rythme la suite des jours. Il écoute ses domestiques s’affairer dans un silence feutré.

Le premier valet de chambre, levé depuis une heure, a rejoint discrètement l’antichambre où il s’habille. Il revient bientôt dans la chambre, accompagné d’une petite équipe finement orchestrée qui s’active dans un silence admirable, selon un plan des milliers de fois répété et éprouvé : un officier de fourrière entretient le feu, des garçons de la chambre ouvrent doucement les volets, enlèvent le mortier, la bougie et la collation de nuit. Enfin le lit de veille du premier valet de chambre est rangé et chacun se retire. Seul le fidèle domestique a le privilège de réveiller le roi : « Sire, voilà l’heure ».

Hyacinthe Rigaud, Portrait de Guy-Crescent Fagon, 1702, Perpignan, musée Rigaud.L’espace clos par le balustre doré occupe le tiers de la pièce et en forme le sanctuaire dans lequel une alcôve de faible profondeur accueille le lit du roi. Tout ici est mis en œuvre pour rappeler que la personne du roi est sacrée.

L’espace qui lui est réservé est nettement séparé de celui des personnes autorisées à pénétrer dans sa chambre. D’un côté du balustre, le roi, sa famille, ses proches et l’ensemble du mobilier. De l’autre, l’espace laissé libre pour recevoir la foule des courtisans.

Pendant que les courtisans attendent, le corps du roi est livré aux hommes de science : Fagon et Felix, respectivement premier médecin et premier chirurgien de sa majesté. Tout est scrupuleusement observé, noté, discuté, suivi. Les grands maux comme les plus petits désagréments. Après le départ de ses médecins, commence le Petit Lever.

 Maurice Lenoir, Le lever du roi, aquarelle, XIXe siècle.Le roi est toujours dans son lit mais le défilé débute, déterminé par le rang de chacun et obéissant à une hiérarchie précise : les familiers, les grandes charges et les favoris peuvent enfin pénétrer dans l’espace du balustre.

Tous s’affairent autour de la personne royale. On lui tend l’esprit de vin et il exécute une toilette sommaire. On lui tend de l’eau et il récite une première prière. Enfin, le roi se lève.

Au sortir du lit, on le coiffe d’une perruque courte pour faciliter le travail des domestiques. Ses proches observent ensuite barbiers et perruquiers s’affairer autour du roi et échangent avec lui quelques mots. Peut-être sa majesté se rend-il au préalable à sa chaise percée, située depuis longtemps déjà dans l’intimité de sa garde-robe.

Puis l’habillement commence et de nombreux courtisans sont invités dans un ordre bien précis à pénétrer dans la chambre pour voir le roi se vêtir. Les portes de la chambre s’ouvrent enfin largement, laissant entrer plusieurs dizaines de courtisans levés depuis l’aube, apprêtés et attentifs.

La chambre versaillaise est un lieu unique : ce n’est pas une chambre parmi d’autres, c’est la chambre de Louis XIV, conçue par lui, pour lui et pour un usage unique. Le lit royal y est entouré de tous les égards ; en l’absence du roi, un valet de chambre veille de jour comme nuit à ce que personne ne s’en approche. Ce lit du corps est aussi le lit de l’État : il fait figure de trône.

La Grande galerie ou Galerie des Glaces du Château de Versailles.

Le cérémonial à son apogée

Si elle en est le centre névralgique, la chambre du roi n’est pas la dernière pièce de son appartement. Et le Lever ne constitue qu’un point de départ dans la journée versaillaise. Alors que la chambre se vide progressivement de tous courtisans et que les domestiques refont le lit du roi, celui-ci accorde quelques audiences en son cabinet. Il s’y entretient avec ceux qu’il ne souhaite pas recevoir dans sa chambre. Il met à distance, il arbitre.

De là, il rejoint tous les matins la Grande Galerie pour se rendre à la messe de dix heures. Les courtisans le savent. Ceux qui n’ont pas eu l’honneur de pénétrer dans la chambre du roi s’y agglutinent déjà pour avoir une nouvelle chance de l’apercevoir. Tout le long du Grand Appartement, les centaines de courtisans poudrés et parfumés, fidèles spectateurs d’un système parvenu à son apogée et qui désormais s’essouffle, s’organisent en haies de part et d’autre du parcours royal.

Sans doute faut-il considérer le début du XVIIIe siècle comme un point de bascule. D’un côté la rhétorique monarchique atteint son apogée avec la consécration symbolique de la nouvelle chambre royale. De l’autre, débute la fin d’un règne dont les dernières années s’annoncent d’ores et déjà longues et difficiles.

C’est un fait, le roi vieillit. Pourtant, ce qui pèse le plus sur la foule de courtisans oisifs, ce n’est pas tant que Louis XIV se déplace de plus en plus en chaise à porteurs, mais qu’il ne festoie plus, qu’il ne collectionne plus les maîtresses, que son sens de la fête et du divertissement soit irrémédiablement émoussé…

Non seulement ses goûts ont changé, mais l’austérité morale imposée par Mme de Maintenon étouffe chaque jour un peu plus le palais. Le roi, qui ne participe plus aux « soirées d’appartement », condamne à présent les jeux de hasard et d’argent qui y ont cours.

Pierre-Denis Martin, Vue du Château de Marly, 1725, Château de Versailles.

La vie de cour devient ennuyeuse. La princesse Palatine, seconde épouse du frère du roi, s’en plaint régulièrement. Aux divertissements galants succède une surveillance accrue des occupants du palais. Toutes les correspondances personnelles sont ouvertes et lues, y compris celles de la famille royale.

Elles vont être longues ces dernières années de règne à venir dans ce palais devenu l’antre d’un bigot… Le roi continue de se parer d’étoffes brodées d’or et de diamants lorsque que les circonstances l’exigent, mais au milieu de sa cour, dans un quotidien formaté et figé, il ne vit déjà plus que d’habitudes.

Il n’échappe à personne que depuis quelques temps déjà, le roi préfère Marly à Versailles. Dans le petit château de plaisance, la foule de courtisans est bien moins nombreuse qu’à Versailles et l’aménagement intérieur très différent.

On dit par exemple que les chambres du roi et de son épouse morganatique ne sont pas séparées par une enfilade interminable de pièces… L’intimité du roi se trouve-t-elle à Marly ? Saint-Simon aurait donc vu juste : « À la fin, le roi, lassé du beau et de la foule, se persuada qu’il voulait quelquefois du petit et de la solitude. »

À Versailles, seul le cérémonial semble donner sens à cette chambre qui incarne finalement davantage un être sacré qu’un être vivant. Le corps symbolique du roi, celui qui se donne en représentation, a chassé son corps de chair. Tant que le roi ne meurt pas, l’État ne meurt pas. Et lorsque viendra son heure, sa chambre s’imposera comme le dernier refuge possible.

Et après ?

Un siècle plus tard, la demeure est presque la même – les appartements se composent pratiquement des mêmes suites de pièces, à ceci près qu’elles ne se présentent plus systématiquement en enfilade et qu’elles se sont quelque peu diversifiées – mais les usages ont changé. On n’habite plus la demeure de la même manière.
Les cabinets de toilette, les boudoirs, les chambres... rien de tout cela n’est ouvert à tout et à tous. La vie s’est organisée dans la demeure qui commence à être davantage conçue pour être habitée que pour être visitée. Et la chambre à coucher s’est sanctuarisée.
Pour s’en rendre compte, il faut chercher dans les méandres de la petite histoire, qui n’est jamais sans relation avec la grande, les traces de cette transformation des esprits et des usages, interroger les continuités autant que les ruptures, explorer le XVIIIe siècle de part en part : la chambre des salonnières qui reçoivent les grands esprits des Lumières allongées sur leur lit, celle des libertins qui y donnent libre cours à leurs désirs, et finalement celle des bourgeois où, à l’aube du siècle suivant, on assiste à l’éclosion de la vie familiale et affective.


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Le «Roi-Soleil»
Publié ou mis à jour le : 2021-10-23 20:01:35

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