Dandys

L'impertinence à la boutonnière

Frivoles et attachants, flamboyants et détestés, les dandys du XIXe siècle s'inscrivent dans une tradition pluriséculaire propre à la jeunesse cultivée et bourgeoise : se faire remarquer ! Désireux de se différencier sur le plan vestimentaire mais aussi intellectuel, ces élégants du XIXe siècle ne laissent personne indifférent.

Venez fouiller avec nous dans leurs garde-robes et leurs motivations pour mieux comprendre ces rois de la provocation discrète.

Isabelle Grégor

Dandys en promenade, illustration, XIXème siècle.

Le coq du village

« Le Bourgeois gentilhomme », illustration pour Molière et ses personnages, vers 1870, Edmond Geffroy, coll. part.Pour partir à la rencontre des premiers dandys (ou dandies), il faut se rendre non dans les magasins à la mode des grandes capitales mais dans les montagnes d'Écosse. C'est là, dit-on, que l'on se moquait dans les ballades populaires des jeunes vaniteux excentriques, ces « Andy » qui se dandinaient (« to dandle ») au milieu de leur basse-cour d'admiratrices.

Pour trouver de tels exemples de comportement, on peut remonter avec Baudelaire à « César, Catilina, Alcibiade [qui] nous en fournissent des types éclatants » (Le Peintre de la vie moderne, 1863) ou évoquer les mignons d'Henri III.

Il est vrai que si le désir seul d'être élégant ne fait pas le dandy, celui-ci dispose de quelques ancêtres bariolés dignes d'attention.

Il suffit d'ouvrir l'œuvre complète de Molière pour que nous sautent aux yeux les costumes impossibles du Bourgeois gentilhomme.

Mode parisienne : le muscadin, 1795, Carle Vernet, Paris, musée Carnavalet.Dentelles, rubans, talons, les Précieux, ou ceux qui se piquent de l'être, n'hésitent pas une seconde à disparaître sous les fanfreluches pour mettre en scène leur distinction.

Mondains, lanceurs et suiveurs de mode mais aussi beaux esprits, les Précieux ont trouvé dans les petits-maîtres du XVIIe une concurrence redoutable.

« La vanité, la mollesse, l'intempérance, le libertinage », voici selon Jean de La Bruyère (Les Caractères, 1688) les principales « qualités » de ces courtisans.

Leur l'attitude provocatrice enflamme au XVIIIe siècle la colère de Voltaire : « Nos petits-maîtres sont l'espèce la plus ridicule qui rampe avec orgueil sur la surface de la terre. »

C'est Diderot qui cite ici son aîné dans l'article de L'Encyclopédie qu'il consacre à cette « jeunesse ivre de l’amour de soi-même, avantageuse dans ses propos, affectée dans ses manières, et recherchée dans son ajustement » et, aurait-il pu ajouter, fière de ses racines aristocratiques.

Un dandy dans son boudoir, gravure,  1818, Le corset : une histoire culturelle.

Le temps des « petits-sucrés »

N'oublions pas, en effet, qu'à l'origine c'est avant tout l'homme aisé et désœuvré qui pouvait se permettre de passer des heures devant son miroir, comme le rappelle Baudelaire : « L'homme riche, oisif, [...], l'homme élevé dans le luxe et accoutumé dès sa jeunesse à l'obéissance des autres hommes, celui enfin qui n'a pas d'autre profession que l'élégance, jouira toujours, dans tous les temps, d'une physionomie distincte, tout à fait à part » (Le Peintre de la vie moderne, 1863).

Mode parisienne : Merveilleuses et Incroyable, 1795, Carle Vernet, Paris, musée Carnavalet.Les temps révolutionnaires ne changent guère la donne : si les cheveux de 1793 raccourcissent, si les costumes des activistes se font plus sobres, certains indociles de la jeunesse royaliste montrent leur différence en s'attifant de perruques blondes et s'aspergeant de préférence de lourds parfums.

À bas le « grand renoncement  » qui a uniformisé la société dans les teintes grisouilles ! Moqués sous le sobriquet d'« Hommes dorés  » par les sobres Jacobins, les muscadins (de l'italien moscardino, « pastille parfumée au musc ») deviennent sous le Directoire les fameux Incroyables qui, accompagnés de leurs Merveilleuses à la mode antique, multiplient les excentricités pour fêter la fin des années noires.

Les cheveux rallongent à nouveau et se disciplinent en tresses ou en « oreilles de chien  » le long des tempes. Les cravates se doivent d'être vertes et interminables, quitte à ressembler à « des draps de lits entortillés autour du cou » (Heinrich Meister, Souvenir de mon dernier voyage à Paris, 1795). Elles surmontent les habits carrés, les culottes plissées et les bas rayés.

Le tout ne serait pas parfait sans l'apparence de profond ennui que devait adopter tout Merveilleux, peut-être fatigué de mener une conversation où aucun son [r] ne devait faire son apparition. Dur métier...

Ciel, un dandy !

Promenade dans le jardin des Tuileries. Un dandy de l'an VIII, 1898, François Courboin, Rhode Island, Brown University Library.Femmes de Lettres et fine observatrice de la société, Lady Morgane raconte comment elle s'est un jour trouvée nez-à-nez avec un dandy.
« J’ai vu un dandy de Londres, paraissant tout à coup dans une assemblée en France, y produire une aussi grande sensation par la nouveauté de ce caractère, et par l’impossibilité où l’on se trouvait de pouvoir le définir […]. J'étais un soir chez la princesse de Volkonski, attendant le commencement d'un de ces jolis airs italiens, quand un de ces enfants à la mode, comme les appelle Béatrix, nouvellement arrivé à Paris, parut à la porte du salon, tout fier de sa toilette apprêtée, et faisant une reconnaissance de la compagnie par le moyen du verre de sa lorgnette. Il me fit l'honneur de me reconnaître, s'approcha de moi et me fit, en bâillant à demi, quelques questions dont il n'attendit pas la réponse, m'ayant quittée pour s'avancer vers quelque personne qu'il avait aussi reconnue. Une petite Française pleine d'esprit, fille du comte de L., causait avec moi quand mon merveilleux Anglais nous aborda. Madame de Volkonski le regarda d'un air de curiosité qu'elle ne pouvait rassasier, et parut s'en amuser. Quand il nous eut quittées, elle me demanda : « Mais qu’est-ce que cela ? » Je répondis : « Un dandy. – Un dandy ! Répéta-t-elle : un dandy ! C’est donc un genre parmi vous qu’un dandy ? – Non, répondis-je, c'est plutôt une variété dans l'espèce » (Lady Morgan, La France, 1817).

À la mode de « The Beau »

George Brummel (1778 – 1840), gravure, XIXe siècle.« Son costume avait ce caractère de recherche et de propreté qui distingue les fashionables de la prude Angleterre » (Honoré de Balzac, La Femme de trente ans, 1842). C'est en effet depuis l'autre côté de la Manche que va venir la vague du dandysme.

Dans les années 1810, les gentlemen y font compétition d'élégance, suivant l'exemple venu d'en haut : le prince de Galles, appelé à la régence du royaume pour pallier les crises de folie de son père George III, n'aime rien tant que s'habiller avec recherche et s'entourer de compagnons au style tout aussi irréprochable.

Caricature de George Brummel, 1805, Robert Dighton.Parmi ces courtisans, c'est certainement George Brummell qui est allé le plus loin dans l'obsession de l'apparence : ne dit-on pas qu'il mettait près de 5 heures à s'habiller et qu'il demandait à ce que ses bottes soient lustrées avec du champagne ?

Arbitre incontesté du chic, « The Beau » dicta son apparence et ses manières à la bonne société londonienne pendant près de vingt ans avant que le goût des belles choses et du jeu ne le jette en prison, puis dans la misère et la folie.

Triste destin pour celui à qui l'on doit un virage radical dans la mode masculine : fini le m'as-tu-vu et le tape-à-l’œil, vive la sobriété et le bon goût ! « Il éteignit les couleurs de ses vêtements, en simplifia la coupe et les porta sans y penser » (Barbey d'Aurevilly, Du Dandysme et de George Brummell, 1845).

À sa suite, on abandonne au fond des armoires les redingotes de couleur, on raidit la cravate pour porter la tête haute et on délaisse la culotte moulante pour adopter le pantalon sombre, premier pas vers le costume masculin que l'on porte encore de nos jours.

« Souverain futile d'un monde futile [qui] fut le dandysme même » (Barbey d'Aurevilly), Brummell fut en effet rétrospectivement salué comme le premier dandy, père d'une joyeuse lignée qui fit d'un style vestimentaire un style de vie.

Splendeurs et misères de Brummell

Cherchant un auteur pour rédiger un traité de la vie élégante, Honoré de Balzac rend visite à Brummell, désormais âgé et rongé par la pauvreté.
« Il nous serait difficile d'exprimer le sentiment qui s'empara de nous lorsque nous vîmes ce prince de la mode : c'était à la fois du respect et de la joie.
Comment ne pas se pincer le nez en voyant l'homme qui a inventé la philosophie des meubles, des gilets, et qui allait nous léguer des axiomes sur les pantalons, sur la grâce et sur les harnais ?
Mais aussi comment ne pas être pénétré d'admiration pour le plus intime ami de George IV, pour le fashionable qui avait imposé ses lois à l'Angleterre et donné au prince de Galles ce goût de toilette et de confortabilisme qui valut tant d'avancement aux officiers bien vêtus ? N'était-il pas une preuve vivante de l'influence exercée par la mode ? […]
Nous le vîmes au moment de son lever. Sa robe de chambre portait l'empreinte de son malheur ; mais tout en s'y conformant, elle s'harmonisait admirablement avec les accessoires de l'appartement. Brummell, vieux et pauvre, était toujours Brummell : seulement un embonpoint égal à celui de George IV avait rompu les heureuses dispositions de ce corps modèle, et l'ex-dieu du dandysme portait une perruque ! Effroyable leçon !  »
(Honoré de Balzac, Traité de la vie élégante, 1830)

Costumes parisiens, spectacle « Les petites marionnettes », 1820, Le Bon Genre, « Observations sur les modes et les usages de Paris », Réimpression du Recueil de 1827, Paris, BnF

Romantiques, élégants et frondeurs

C'est lors de la Restauration que les fashionables, cachés dans les bagages des Bourbons, partirent à l'assaut de la France. La jeunesse romantique, largement composée d'aristocrates en mal d'aventures, accueillit avec enthousiasme ce goût pour l'apparence qui la sortait quelque peu de son ennui.

Lord Byron en costume albanais, gravure colorée, 1813, Thomas Phillips, Londres, National Gallery.Cette fronde vestimentaire lui permettait d'assouvir son goût pour la liberté tout en défiant la vieille garde, restée fidèle aux perruques et dentelles de l'Ancien Régime. 

Même si l'on ne parle pas encore de dandysme, lord Byron, idole de toute une génération, Chateaubriand, qualifié de « chef du dandysme » par Baudelaire ou encore Alfred de Vigny peuvent être vus comme des précurseurs, eux qui soignaient leur apparence jusqu'à la moindre mèche de cheveux, décoiffée avec art...

George Sand en costume d'étudiant, 1831, Paul Gavarni, La Châtre, musée George Sand. N'est-ce pas un gilet rouge, celui que Théophile Gautier arborait fièrement, qui marqua la victoire du romantisme lors de la bataille d'Hernani (1830) ?

N'oublions pas parmi les grandes figures romantiques le couple infernal de la littérature : d'un côté Alfred de Musset, toujours tiré à quatre épingles, même dans les lieux de débauche qu'il affectionnait ; de l'autre George Sand, habillée à la garçonne avec un haut de forme brandi comme un drapeau de contestation.

C'est en effet le désir d'afficher sa révolte qui peu à peu va prendre le pas sur les simples préoccupations vestimentaires. Dans les années 1820 le coquet se fait de plus en plus anticonformiste, le fashionable devient dandy.

Il ne s'agit plus ici d'une classe sociale qui veut montrer sa différence, mais de simples individus de toutes origines qui partagent le même « caractère d’opposition et de révolte ; tous sont des représentants de ce qu’il y a de meilleur dans l’orgueil humain, de ce besoin [...] de combattre et de détruire la trivialité » (Charles Baudelaire). Nos dandys n'aiment pas le conservatisme de la société, et ils vont le faire savoir !

La mode, science balzacienne

S'il est resté dans la mémoire de la mode pour son goût immodéré du clinquant et des parfums, Balzac n'a pas manqué de critiquer les dandys, ces « meubles de boudoir » .
Lacing a dandy, 1819, Chicago, Art Institut.« Nous n'achèverons pas sans faire observer aux néophytes de la fashion que le bon goût ne résulte pas encore tant de la connaissance de ces règles que de leur application. Un homme doit pratiquer cette science avec l'aisance qu'il met à parler sa langue maternelle. Il est dangereux de balbutier dans le monde élégant. N'avez-vous pas souvent vu de ces demi-fashionables qui se fatiguent à courir après la grâce, sont gênés s'ils voient un pli de moins à leur chemise, et suent sang et eau pour arriver à une fausse correction, semblables à ces pauvres Anglais tirant à chaque mot leur pocket ? Souvenez-vous, pauvres crétins de la vie élégante, que de notre XXIVe aphorisme résulte essentiellement cet autre principe, votre condamnation éternelle : l'élégance travaillée est à la véritable élégance ce qu'est une perruque à des cheveux.
Cette maxime implique, en conséquence sévère, le corollaire suivant : le dandysme est une hérésie de la vie élégante. En effet, le dandysme est une affectation de la mode. En se faisant dandy, un homme devient un meuble de boudoir, un mannequin extrêmement ingénieux, qui peut se poser sur un cheval ou sur un canapé, qui mord ou tète habituellement le bout d'une canne, mais un être pensant... jamais ! L'homme qui ne voit que la mode dans la mode est un sot. La vie élégante n'exclut ni la pensée ni la science : elle les consacre. Elle ne doit pas apprendre seulement à jouir du temps, mais à l'employer dans un ordre d'idées extrêmement élevé  » (Honoré de Balzac,
Traité de la vie élégante, 1830).

Les chaussettes bleues de Baudelaire

Autoportrait sous l'influence du haschich, 1842-1844, Charles Baudelaire, coll. part.En 1842, on peut croiser dans les rues de l'île de la Cité à Paris un jeune homme en habit noir dont la couleur déprimante est efficacement relevée par une cravate rouge et des gants roses. Il peut siffloter ! Il vient d'hériter d'une belle fortune qui lui permet enfin de vivre pleinement sa passion pour la mode décalée.

Mais ce n'est pas du goût du couple formé par sa mère et son commandant de beau-père : deux ans plus tard, Charles Baudelaire, placé sous tutelle, plonge dans une misère dont il ne sortira guère.

Qu'importe ! « Sache que toute ma vie, déguenillé ou vivant convenablement, j'ai toujours consacré deux heures à ma toilette  » (Lettre de Baudelaire à sa mère, Mme Aupick, 1853).

Portrait de Charles Baudelaire par Nadar, entre 1854 et 1860, Paris, musée d'Orsay.C'est grâce à ces efforts renouvelés que le « peintre de la vie moderne » devient le représentant parisien du dandysme, mot apparu en France vers 1820.

Il est vrai que l'homme ne pouvait s'y dérober : désormais plongé dans la vie de bohème, il maudit cet ordre bourgeois, symbolisé par sa famille, qui l'a privé de son héritage pour cause d'excentricité.

Désormais il choisit de mépriser l'argent et « abandonne cette grossière passion aux mortels vulgaires ». Il va se venger en faisant preuve d'audace pour mieux capter l'attention, en faisant naître l'effroi pour mieux créer l'intérêt. On imagine sans mal la réaction de Maxime Du Camp accueillant cet invité étrange, aux chaussettes bleues et cheveux verts...

Mais attention, la bravade des dandys doit toujours s'arrêter à la limite du ridicule, erreur qu'ils laissent à leurs acolytes, les « lions », ces excentriques de pacotille qui n'ont pas compris que le dandysme est la quête de l'Idéal, un art, presque une philosophie.

Baudelaire sous l'œil du photographe

Voici le portrait de Charles Baudelaire, croqué par son ami le photographe Nadar :
« Un jeune homme de bonne taille moyenne, élégant, tout de noir vêtu sauf la cravate sang de bœuf, en habit – ça se rencontrait encore de jour, par-ci par-là –, l'habit, qui dut être médité, démesurément évasé du torse en un cornet d'où émergeait comme bouquet la tête, et à basques infinitésimales, en sifflet, l'étroit pantalon sanglé par le sous-pied sur la botte irréprochablement vernie. Col de chemise largement rabattu, manchettes non moins amples en linge très blanc de fine toile protestaient par la proscription du moindre empois contre le supplice d'encarcanement dont l'étrange goût s'obstine à ankyloser nos générations présentes dans les roideurs du calicot silicaté […]. A la main, gantée de rose pâle – je dis de « rose » -, il portait un chapeau, superflu de par la surabondance d'une chevelure bouclée et très noire qui retombait sur ses épaules  » (Nadar, Charles Baudelaire intime : le poète vierge, publié en 1911).

Dandy, milieu du XIXe siècle, Honoré Daumier.

De la discipline avant toute chose !

L'impertinence du costume doit en effet aller de pair avec la froideur du comportement selon un principe unique : plaire en déplaisant. Pas si simple ! « Le dandy doit aspirer à être sublime sans interruption ; il doit vivre et mourir devant un miroir » (Charles Baudelaire, Mon Cœur mis à nu, 1887) comme un artiste condamné à être en perpétuelle représentation.

Finalement, « être seul pour le dandy revient à n'être rien  » (Albert Camus, L'Homme révolté, 1951). Par chance, la Monarchie de Juillet et surtout le Second Empire vont offrir à nos ambitieux d'innombrables occasions de briller dans les salons et salles de spectacles.

Jules Barbey D'Aurevilly en 1882, Émile Lévy, Versailles, musée national du château.On y croise quelques figures incontournables comme Oscar Wilde ou le grand théoricien du phénomène, Jules Barbey d'Aurevilly.

Admirateur de Brummel auquel il consacre dès 1845 un ouvrage Du Dandysme et de Georges Brummel, le père des Diaboliques ne cesse de rappeler que, paradoxalement, le dandy ne doit pas vraiment chercher à se faire remarquer.

Harmonie et discrétion doivent être les seuls objectifs des longues heures de mise en beauté.

Ces coquets veulent avant tout s'étonner eux-mêmes en réinventant chaque matin la mode : « Ce qui fait le dandy, c’est l’indépendance. Autrement, il y aurait une législation du dandysme et il n’y en a pas. Tout dandy est un oseur, mais un oseur qui a du tact, qui s’arrête à temps et qui trouve, entre l’originalité et l’excentricité, le fameux point d’intersection de Pascal » (Barbey d'Aurevilly).

Nonchalant, d'un flegme inaltérable, comme dénué d'émotions, le dandy est un défi qui se moque de l'opinion d'autrui tout en la cherchant sans cesse. Cet individualiste trouve sa victoire dans cette façon de rejeter la société avec arrogance, en ajoutant un simple ruban de couleur à sa boutonnière.

Portrait d'Oscar Wilde au chapeau, 1882, Napoleon Sarony, Washington, Bibliothèque du Congrès.

Oscar Wilde, le dandy foudroyé

On le considère comme le roi incontesté des dandys, le modèle que personne ne pourra désormais dépasser. Son premier public : ses camarades d'école, puis d'Oxford. Faute de pouvoir afficher ses penchants homosexuels, celui qui ne se trouvait pas beau va défier la société en prenant des poses de dandy. « Un pourpoint ajusté, en velours, avec de larges manches à ramages et de petits ruchés de batiste descendant sous le col  » (Lettre au colonel Morse, 1882) va lui servir d'armure.
Parmi toutes ses œuvres, la moins connue est celle qu’il écrira durant son incarcération pour deux longues années de travaux forcés, consécutive à son procès perdu. Elle marque un moment singulier, celui où toute frivolité a disparu, où un homme observe les souffrances de ses semblables pour les transmettre à la postérité à travers « La Ballade de la geôle de Reading » :
« […] Singes, clowns, habits monstrueux
Marqués de flèches étoilées,
Nous tournions, sans fin, en silence,
Glissant dans le cercle asphalté,
Nous tournions, sans fin, en silence,
Sans qu’un seul mot soit prononcé.
Nous tournions, sans fin, en silence,
Et soufflait le terrible vent,
Dans l’esprit vide de chaque homme,
De ses souvenirs effrayants.
Car si l’Horreur rampait derrière,
La Terreur paradait devant […] »
.
 

Portrait d'Oscar Wilde, 1895, Henry de Toulouse-Lautrec, coll. part.

Les derniers feux des flamboyants

A la fin des années 1880, Barbey d'Aurevilly reste le modèle du dandy, fascinant plusieurs générations par la facilité avec laquelle celui qui fut chroniqueur de la mode féminine continuait à se maquiller et à associer dans sa propre tenue corset et redingote à la mode des années 30.

Robert de Montesquiou, 1897, Giovanni Boldoni, Paris, musée d'Orsay.Mais si le vieillard ne sort plus guère de chez lui, son esprit continue à vivre dans le mouvement littéraire des Décadents qui inventent des personnages d'antihéros oisifs, se consacrant uniquement au culte du Beau.

Le plus célèbre d'entre eux est peut-être des Esseintes, créé par Joris-Karl Huysmans pour son roman A Rebours (1884) : « Il s'acquit la réputation d'un excentrique qu'il paracheva en se vêtant de costumes de velours blanc, de gilets d'orfroi, en plantant, en guise de cravate, un bouquet de Parme dans l'échancrure décolletée d'une chemise ».

Des excentriques, on en trouve encore dans les rues de Paris où aime à se montrer le toujours élégant comte Robert de Montesquiou, prince du bon goût qui inspirera le personnage de Charlus à Marcel Proust, lui-même fin connaisseur du style à adopter en pays mondain.

Photographie de Pierre Loti en costume de pharaon, fin XIXe siècle.On peut aussi découvrir plus tard quelques originaux du côté de Rochefort, ville natale de l'officier de marine et grand voyageur Pierre Loti, le plus exotique et imprévisible de nos dandys, aussi digne en costume d'officier qu'en tunique de pharaon ou pagne tahitien.

Mais les temps ont changé et si certains ont voulu classer Lautréamont, Gabriele d'Annunzio, Salvador Dali ou même David Bowie dans la liste des dandys, dès le début du XXe siècle le cœur n'y est plus. « Le jour où la société qui produit le dandysme se transformera, il n’y aura plus de dandysme » (Barbey d'Aurevilly).

C'est le cas depuis les années 20 où la croyance au progrès et les effets de la mondialisation ont fait souffler un vent d'optimisme rendant désuète la méthode consistant à exprimer sa révolte à travers la couleur de sa cravate.

Portrait de Georges Menier, 1925, Bernard Boutet de Monvel, Roubaix, La Piscine, musée d'Art et d'Industrie André Diligent.

Dandy : mot masculin... exclusivement masculin ?

Lorsqu'on évoque le dandysme, on pense inévitablement à un homme, coquet bien sûr. Mais pourquoi pas à une femme ? Est-ce parce que la société qui a vu la naissance du dandysme ne laissait pas la liberté à sa gent féminine de s'exprimer, y compris par quelques colifichets ?

Colette en costume masculin, avant 1915.Pour trouver quelques femmes-dandys, il faut donc aller du côté de celles qui ont osé, même si elles n'ont pas revendiqué l'appartenance à cette tribu.

À la suite de George Sand, d'autres n'ont pas eu peur de créer le scandale en adoptant le chic masculin qui leur était interdit : pensons à Colette qui, dans les années 1910, posait devant les photographes en complet et cigarette à la main.

Si Sarah Bernhardt ne prit une allure masculine que pour les besoins du théâtre où elle jouait des rôles d'hommes (Lorenzaccio, Hamlet...), sa revendication de la liberté en fait une belle représentante de l'esprit dandy.

Marlene Dietrich dans Morocco (Coeurs brûlés) de Joseph von Sternberg, 1930Avec l'arrivée du cinéma, les stars comprennent l'intérêt de travailler leur image : c'est ainsi que Marlene Dietrich et Greta Garbo adoptèrent le pantalon pour mieux jouer sur l'ambiguïté et se donner une allure d'idole élégante mais hautaine et distante, reprenant l'attitude quelque peu méprisante du dandy.

Mais elles s'en éloignent finalement en créant un nouveau mythe, celui de la femme fatale, mélange de charme et de danger qui fit les beaux jours des années 50.

En 1967, c'est Yves Saint-Laurent qui donne un coup de jeune à l'image féminine du dandy en créant le tailleur-pantalon, uniforme que n'eut pas besoin d'adopter Françoise Sagan pour affirmer sa différence. Si les femmes préfèrent aujourd'hui le jean au costume trois-pièces, on peut parier que les « Divines » n'ont pas dit leur dernier mot.

Définition baudelairienne du dandysme

« Le dandysme n'est même pas, comme beaucoup de personnes peu réfléchies paraissent le croire, un goût immodéré de la toilette et de l'élégance matérielle. Ces choses ne sont pour le parfait dandy qu'un symbole de la supériorité aristocratique de son esprit. Aussi, à ses yeux, épris avant tout de distinction, la perfection de la toilette consiste-t-elle dans la simplicité absolue, qui est en effet la meilleure manière de se distinguer. Qu'est-ce donc que cette passion qui, devenue doctrine, a fait des adeptes dominateurs, cette institution non écrite qui a formé une caste si hautaine ? C'est avant tout le besoin ardent de se faire une originalité, contenu dans les limites extérieures des convenances. C'est une espèce de culte de soi-même, qui peut survivre à la recherche du bonheur à trouver dans autrui, dans la femme, par exemple ; qui peut survivre même à tout ce qu'on appelle les illusions. C'est le plaisir d'étonner et la satisfaction - orgueilleuse de ne jamais être étonné. Un dandy peut être un homme blasé, peut être un homme souffrant ; mais, dans ce cas, il sourira comme le Lacédémonien sous la morsure du renard » (Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, 1863).

Bibliographie

Jean-Claude Bologne, Histoire de la coquetterie masculine, éd. Perrin, 2011,
Daniel Salvatore Schiffer, Le Dandysme. La création de soi, François Bourin éditeur, 2011,
Daniel Salvatore Schiffer, Le Dandysme, dernier éclat d'héroïsme, éd. PUF, 2015,
Roger Kempf, Dandies. Baudelaire et Cie, éd. du Seuil, 1977


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Publié ou mis à jour le : 2020-12-31 17:55:50

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