Jacques Marseille (1945-2010)

Un stakhanoviste à la Sorbonne

Mars 2006 : Jacques Marseille fait figure de stakhanoviste dans l'univers empesé de la Sorbonne. Avec trois pamphlets à deux ans d'intervalle : La guerre des deux France, celle qui avance et celle qui freine (Plon), Du bon usage de la guerre civile en France (Perrin) et L'argent des Français (Perrin), l'historien sort de sa réserve et dénonce ce qu'il considère comme les conservatismes de la société française.
Jacques Marseille est mort à Paris le 4 mars 2010.

Né en 1945 à Abbeville, Jacques Marseille milite au parti communiste suivant la mode de son époque. Agrégé d'histoire, il s'engage dans une thèse monumentale en vue de démontrer les liens entre capitalisme et impérialisme.

Mais ses recherches l'amènent à des conclusions en totale contradiction avec ses préjugés et la doxa progressiste. Publiées sous le titre : Empire colonial et capitalisme français. Histoire d'un divorce (Albin Michel, 1984), elles révèlent que la colonisation fut en réalité un obstacle au développement du capitalisme.

Honnête envers lui-même, Jacques Marseille rompt dès lors avec le communisme et la gauche. Il rallie la mouvance libérale.

André Larané

Les patrons contre les colonies

Croisant l'histoire et l'économie selon une pratique qui lui deviendra vite familière, Jacques Marseille a donc été l'un des premiers à réfuter l'idée convenue selon laquelle la soif de richesse serait à l'origine des conquêtes coloniales du siècle dernier. Il montre dans sa thèse que celles-ci ont été moins le fait des hommes d'affaires que des dirigeants politiques et des militaires avides de gloire.

Ayant épluché les comptes de plusieurs centaines de sociétés, Jacques Marseille se montre très dur sur le bilan de la colonisation. Celle-ci a entravé le développement économique de la France plutôt qu'elle ne l'a favorisé. Ce qui peut expliquer que l'opinion publique se soit toujours montrée réticente à l'égard des conquêtes coloniales malgré les fastes de l'Exposition coloniale.

Pour soutenir l'effort colonial, la France accepta ainsi de surpayer les produits des colonies. Le litre de vin algérien était payé 35 francs alors que, à qualité égale, le vin grec, espagnol ou portugais valait 19 francs. Le cacao de Côte d’Ivoire était payé 220 francs les 100 kilos quand le cours mondial était de 180 francs. Pour les arachides du Sénégal, les agrumes et les bananes en général, le prix était de 15 à 20% supérieur aux cours mondiaux. En 1930, le prix du quintal de blé métropolitain était de 93 francs quand celui proposé par l’Algérie variait entre 120 et 140 francs, soit 30 à 50% de plus. Même la main-d’œuvre était plus chère dans l’empire. Ainsi, en Algérie, en 1949, selon un rapport de Saint-Gobain, les coûts salariaux étaient de 37% plus élevés en Algérie que dans une usine métropolitaine.

Le débouché colonial fut seulement utile à la survie d’industries condamnées. Ainsi, de 1900 à 1958, les fabriques françaises de bougies et de chapeaux de paille réalisèrent plus de 80% de leurs exportations dans les colonies !

Vive les entreprises familiales !

Suite à sa thèse, Jacques Marseille a hérité à la Sorbonne de la prestigieuse chaire d'Histoire économique et sociale fondée par le grand historien Marc Bloch au début du siècle. Il a mené là-dessus des enquêtes approfondies sur le monde des entreprises avec le concours de ses étudiants.

L'une de ces enquêtes a eu un certain écho dans les années 1980. En comparant sur plusieurs décennies les résultats de différentes sociétés, l'historien et son équipe ont montré que les entreprises les plus rentables sur le long terme étaient les entreprises à capital familial. Ils ont observé que les Labinal, Legrand ou encore Peugeot témoignent de performances nettement supérieures dans la durée aux entreprises publiques ou encore aux entreprises dont le capital est dispersé à la Bourse.

Jacques Marseille voit dans ces résultats le fruit d'une gestion patrimoniale soucieuse du long terme plus que du rendement immédiat. Il développe volontiers ses analyses dans la presse économique, notamment dans le magazine L'Expansion où il a longtemps tenu une chronique régulière.

L'historien, qui n'a rien d'un sybarite, multiplie les travaux en tous genres. Directeur de collection chez Nathan, l'historien écrit aussi, à ses heures perdues, des contes pour les enfants. Et il ose en 2000 une Nouvelle Histoire de France (Perrin). Il s'engage enfin engagé dans le débat politique en dénonçant la paralysie des institutions avec un pamphlet décapant : Du bon usage de la guerre civile en France (Perrin).

Et comme il n'a pas peur des paradoxes, il se signale au grand public en 1992 par un essai intitulé : Lettre ouverte aux Français qui s'usent en travaillant et qui pourraient s'enrichir en dormant (Albin Michel), où il s'attache à montrer qu'il est plus profitable à des cadres moyens de placer leurs économies que de s'échiner au bureau.

L'année suivante, en 1993, le pays est plongé dans la première année de récession économique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Jacques Marseille ose alors publier un nouvel essai à l'adresse des Français moroses : C'est beau la France. Pour en finir avec le masochisme français (Plon). Il montre que, malgré les incantations convenues sur la décadence et l'ineptie de nos classes dirigeantes et de nos supérieurs hiérarchiques, la France s'accroche au peloton de tête des nations heureuses. Et si l'on met à part quelques mauvais moments de l'Histoire récente, cela fait des siècles que ça dure !

Une rupture inéluctable

Si le corps de la France est sain, il n'en va pas de même de sa tête. Jacques Marseille vient de publier Du bon usage de la guerre civile en France (Perrin) où il analyse l'inaptitude de la France à se réformer en douceur.

La crise a commencé avec la première cohabitation (1986) entre un président de gauche (Mitterrand) et un Premier ministre de droite (Chirac). Elle s'est aggravée avec les cohabitations suivantes, la vraie-fausse élection présidentielle du 5 mai 2002 et le référendum pour rien du 29 mai 2005.

Au vu des blocages actuels des institutions et de la démocratie, il envisage comme probable et même souhaitable une rupture pour ajuster les institutions, la pratique politique et la démocratie au monde moderne.

Le pire, selon lui, serait une non-rupture, un accommodement, une succession de rafistolages comme il s'en est produit sous la IIIe République, de la Commune à l'Occupation. Le mieux serait une rupture-élan (Henri IV après l'Édit de Nantes, Louis XIV après la Fronde, Bonaparte en 1799, Louis-Napoléon en 1851, de Gaulle à la Libération)...

Un bonheur menacé

En 2004, Jacques Marseille publie chez Plon La Guerre des deux France, celle qui avance et celle qui freine. Chiffres à l'appui, l'historien souligne dans cet essai les immenses progrès de la société française depuis le début de la «crise», trente ans plus tôt : espérance de vie, santé, revenus, consommation, productivité... Il rappelle que la France conserve un rang honorable dans le monde et d'appréciables atouts : cadre de vie, relative jeunesse de sa population, entreprises très performantes...

Son essai se présente comme une réplique à celui de Nicolas Baverez : La France qui tombe (Perrin). Mais les deux historiens se rejoignent dans l'analyse de la dernière décennie et dans leur pronostic pessimiste. Pour l'un comme pour l'autre, la France est en voie de paralysie faute d'oser réformer un État devenu obèse.

Dans un entretien au mensuel L'Histoire, Jacques Marseille évoque «une dilution des responsabilités qui crée une irresponsabilité généralisée» avec pour conséquences une Éducation nationale qui ne remplit plus ses engagements, une Université en panne, un ascenseur social en panne et des syndicats d'autant plus agressifs qu'ils sont faibles : « Les effectifs cumulés des trois principales confédérations syndicales représentent moins de 1,2 million de salariés... sur une population active de 24 millions. Cette faiblesse des syndicats, alliée à leurs divisions, les conduit à une surenchère verbale qui n'aide pas à résoudre les crises que traverse le monde du travail, mais contribue en revanche à développer chez les Français une culture de l'amertume et du ressentiment» (L'Histoire, N°285, avril 2004).

Dans le quotidien Le Monde (31 mars 2004), l'historien enfonce le clou : « Quand comprendra-t-on enfin que la dépense keynesienne est facteur d'inégalités ? Que les ouvriers sont les premiers perdants dans le système de retraites et de santé actuel parce qu'ils cotisent pour les riches ? Que les aides aux entreprises vont à celles qui n'en ont pas besoin ? Que la recherche française fonctionne mal parce que l'Université n'est pas assez sélective ? » .

Il ose un retour iconoclaste sur l'Histoire : « Je constate que les grandes réformes ont été portées par des conservateurs. Qui s'est préoccupé de l'extinction du paupérisme ? Napoléon III. Qui a posé les bases des retraites ? Bismarck. Qui a vraiment fondé l'État-providence ? Les libéraux britanniques John Maynard Keynes et Lord Beveridge». Il ajoute avec un zeste de cruauté à propos de la France : « Qui a découplé l'évolution des prix et celle des salaires, une réforme majeure ? La gauche ».

Depuis lors, l'historien s'est engagé avec ferveur au côté de Nicolas Sarkozy, candidat aux élections présidentielles de 2007 puis président de la République.

Publié ou mis à jour le : 2022-02-09 18:25:30

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