22 juillet 2022

Commémorer la rafle du Vél d'Hiv, mais sans trahir l'Histoire

Les commémorations de la rafle du Vél d'Hiv sont devenues un événement politique depuis la déclaration de Jacques Chirac en 1995 (note). Leur carence principale porte sur le rôle du nazisme. « Pas un soldat allemand n'a participé » : cette phrase était la seule allusion à l'existence d'une occupation étrangère dans le discours de François Hollande en 2012 et celui d'Emmanuel Macron en 2017.

Le 17 juillet 2022, inauguration par le Président de la République Emmanuel Macron de le de la Gare de Pithiviers, nouveau musée et lieu de mémoire sur l?Histoire de la Shoah. Cette année, en 2022, le président Macron a repris la même antienne en la faisant précéder de l'idée que des « Juifs français et étrangers (...) furent victimes de l'Allemagne nazie et de la France de Vichy ».

Après ce service minimum, le caractère français du crime s'est étalé sans vergogne : « ... pas un seul soldat de l'Allemagne nazie ne prit part à la rafle des 16 et 17 juillet 1942. Tout cela procédait d'une volonté et d'une politique gangrenée par l'antisémitisme, initiée dès juillet 1940 et dont les racines plongeaient dans les décennies de notre histoire qui précédaient. Le 3 octobre 1940, de sa propre initiative, l'Etat français avait institué un statut particulier des Juifs, un statut que le maréchal Pétain, de sa main même, avait rendu encore plus odieux. »

Le premier magistrat de France aurait pu ajouter : « Hitler ? Je ne connais pas ! » C'est en effet ce qui semble ressortir de son discours. À l'entendre, on croirait qu'un coup d'État antidreyfusard aurait eu lieu dans l'Hexagone les 16 et 17 juin 1940.

Cette suggestion jamais énoncée ignore le contexte militaire et politique, intérieur et extérieur, de la France et des dirigeants politiques, administratifs et militaires français, à ces dates.

Tempérer l'approche paxtonienne

Trois auteurs d'expression française, Barbara Lambauer, Laurent Joly et Tal Bruttmann, ont depuis le début de ce siècle tempéré l'approche de l'historien américain Robert Paxton, hégémonique depuis les années 1970, d'un Vichy prenant des mesures antisémites indépendamment de l'Allemagne.

Ils ont montré que l'occupant surveillait de près les choses et mettait plus que son grain de sel dans ces affaires-là. Ainsi en alla-t-il dès 1940 avec l'élaboration du premier statut des Juifs, publié de fait le 18 octobre 1940 (et non le 3 octobre comme on l'a cru longtemps et comme l'a dit le président Macron).

Ayant abouti à des conclusions du même ordre dans mon livre Montoire : les premiers jours de la collaboration (Albin Michel, 1996), j'ai approfondi l'analyse dans un ouvrage paru en 2019 où j'ai mis en lumière le rôle majeur du SS Werner Best, en poste à Paris début août 1940, pour deux ans.

Sous les habits d'un dirigeant de haut rang de la Wehrmacht en France, Werner Best fut non seulement un SS mais surtout l'un des co-fondateurs avec Reinhard Heydrich du SD. C'était clairement l'homme d'Hitler à Paris et en France, son relais en ligne directe qui coiffait la zone nord et la zone sud. C'est lui qui a strictement supervisé la rafle des 16 et 17 juillet 1942.

L'antisémitisme français d'avant-guerre n'a rien à voir avec le projet hitlérien

Bien avant l'Occupation, l'antisémitisme existait en France comme il existait en Russie, en Pologne, dans les pays anglo-saxons et en Allemagne. Le nazisme a apporté une innovation, sans laquelle la rafle du Vél d'Hiv était tout simplement inconcevable : l'idée que les Juifs sont par nature des ennemis du genre humain, nuisibles à tous les peuples et la « Solution » ne pouvait être qu'un meurtre universel et exhaustif comme en témoigne un chapelet de métaphores médicales ou agricoles : bacilles, tumeur, parasite, vermine, phylloxéra, etc.

À cela s'ajoutait chez les nazis un sentiment d'urgence : les Juifs auraient aspiré à la domination mondiale, ce qui eut provoqué la disparition de l'humanité comme celle de tout organisme dominé par son parasite ; la défaite allemande de 1918 les a mis sur le chemin de cette domination ; Hitler est, selon lui-même, le chirurgien désigné par la Providence pour traiter ce cancer, en phase terminale mais encore opérable.

Ce délire pathologique fut secondé par une habileté politique hors du commun. C'est ainsi que l'Allemagne, qui avait besoin d'une guerre et même de plusieurs pour accomplir le programme hitlérien, tira l'épée en septembre 1939. Après avoir crucifié l'armée française, Hitler comptait rétablir la paix générale en obtenant la résignation de l'Angleterre. C'est ce qu'évita le remplacement in extremis de Chamberlain par Churchill à la tête du gouvernement britannique le 10 mai 1940.

Churchill, qui n'était même pas président du parti conservateur, ne fut qu'un Premier ministre de transition. C'est son rival  Lord Halifax, disposé à négocier avec Hitler, qui eut dû être à sa place  sans la volonté de Chamberlain de garder la présidence du parti. Hitler et le Président du Conseil français Paul Reynaud attendaient Halifax. En imposant à la France un armistice à la fois dur et doux, signé le 22 juin 1940 mais en vigueur le 25, Hitler espérait obtenir le retour au pouvoir à Londres des appeasers et, enfin, la paix.

Un « grand ghetto » à Madagascar !

Churchill sauva de justesse son gouvernement et maintint l'état de guerre. Dès lors, l'armistice franco-allemand, d'une menace contre Londres, se mua en un carcan durable pour la France. Laquelle aurait eu tout intérêt à renouer son alliance avec l'Angleterre : il s'agit de l'en dissuader par un mélange de menaces et de promesses, dosé au jour le jour.

Dans l'éventualité d'un retour de la paix en 1940, que seraient devenus les Juifs européens ? C'est assez facile à savoir, grâce à des documents allemands montrant que le traité anglo-franco-allemand aurait comporté la cession de Madagascar, colonie française, afin d'y créer un « État juif ». Mais celui-ci aurait vu toutes ses relations extérieures contrôlées par les SS, également encasernés sur place pour parer à toute révolte : un « grand ghetto », disent encore ces textes. À coup sûr, il se serait agi d'un mouroir, d'envergure planétaire.

Ces acquis relativement récents de la recherche (notamment dans un livre de 1997 sur le « plan Madagascar ») tracent leur chemin dans un maquis de préjugés solidement enracinés, et entachés de préoccupations politiciennes.

Hitler, chef manipulateur

À Vichy, la sous-estimation des qualités de chef d'Hitler fit de grands ravages : comme les gouvernants français ne voulaient pas comprendre qu'il surveillait la France comme le lait sur le feu, ils eurent tôt fait de concevoir un Vichy autonome, héritier direct des antidreyfusards, mû par un antisémitisme bien de chez nous... Ils oublièrent au passage que les parrains intellectuels de cet antisémitisme hexagonal, de Fourier à Maurras en passant par Proudhon, Toussenel, Baudelaire et Drumont, étaient loin de nourrir des projets de meurtre systématique, et bien plus loin encore de conduire une action politique dans ce sens.

La présentation officielle des faits concernant la rafle du Vél d'Hiv, omet  une distinction essentielle entre l'exécution de la rafle sur le terrain, par des personnels de nationalité française, et la décision. Celle-ci fut exclusivement allemande, comme le fut l'encadrement de l'opération par les SS, invisibles du public mais très attentifs.

Nous n'en sommes plus à la vision  longtemps dominante d'un régime nazi conçu comme une « polycratie », où chacun, dans les arcanes du pouvoir, aurait agi à sa guise. Une vision plus exacte du rôle d'Hitler, ne minorant ni sa folie ni ses talents, voit aujourd'hui le jour. Il devient urgent de prendre la mesure du personnage pour mettre au point des stratégies contre les racismes d'aujourd'hui, beaucoup plus étendus, multiformes et élémentaires. Ces racismes sont solubles dans la démocratie, sous réserve qu'on s'en tienne la vérité historique, sans tabous ni dissimulation.

François Delpla
Publié ou mis à jour le : 2022-08-05 12:16:42
Christian (20-08-2022 15:48:22)

La note à laquelle renvoie le début de cet article est très éclairante à propos de la déclaration faite par Jacques Chirac le 16 juillet 1995. Le commentaire de Robert Badinter me paraît tr... Lire la suite

Rémy Volpi (04-08-2022 20:45:48)

On aura beau se contorsionner les méninges dans tous les sens, il reste que cet acte de collaboration zélée est singulièrement indigne et déshonorant. Il se situe dans le droit fil de ce que l'hi... Lire la suite

AHJE (04-08-2022 10:07:20)

Réponse à François Delpla : Les discours des Présidents de la République lors des commémorations de la Rafle du Vél d’Hiv ne sont pas plus des thèses que votre article. Comme vous le dite... Lire la suite

Vincent (03-08-2022 19:49:09)

Quand les Français d'aujourd'hui accepteront-ils -ils d'admettre que la France de 1942 était coupée en deux après la défaite et la demande d'armistice ? La France du Nord était occupée et dirig... Lire la suite

AHJE (03-08-2022 18:36:19)

Monsieur Delpla,

Je connais cette période de l'histoire à peu près aussi bien que vous, mais bien mieux la politique, et je suis consterné.
Arrêtez SVP avec les "oublis" et les "omissions" ! A peu près tout le monde sait que les nazis et la Gestapo étaient les commanditaires du Génocide des Juifs, en France comme ailleurs, avec le soutien des pays conquis comme en Hollande, ou sans comme au Danemark.
Votre article donne l’impression que l’Etat français de Vichy n’y était pour rien, comme si vous tentiez de réhabiliter le Maréchal Pétain de 1940, à l’instar d’Eric Zemmour.
René Bousquet, Louis Darquier de Pellepoix, Pierre Laval, connais pas ? Si vous écoutiez et lisiez correctement votre confrère Laurent Joly, vous sauriez que René Bousquet, chef de la police du régime de Vichy, et les Français antisémites qui travaillaient avec lui, ont proposé de déporter également les enfants, alors que ce n’était pas une demande des Allemands. Ils ont ainsi ajouté un crime au crime. L’acquittement de ce nazi français après la Libération, et la carrière qu’il a eue ensuite, sont scandaleux, ainsi que son amitié avec François Mitterrand, au prétexte qu’il l’aurait sauvé d’une arrestation.
Ne pas parler du discours historique du Vél d’Hiv du Président de la République Jacques Chirac en juillet 1995, c’est faire un contresens historique et politique indigne d’un historien de talent comme vous. Ses successeurs lui ont naturellement emboîté le pas, en insistant sur le rôle de l’administration français dans la déportation des Juifs de France, afin d’essayer de remédier aux 50 ans de silence qui ont précédé. De Gaulle, Pompidou, VGE, Mitterrand, 50 ans de silence, comme en Autriche. Il n’y a pas de quoi être fier !
Quelques milliers de résistants déportés contre 76.000 Juifs de France et environ 6 millions de Juifs européens assassinés dans les camps de concentration, mais seuls les résistants comptaient et, bien entendu, la France avait été entièrement résistante ! Mais les Français n’étaient pas dupes, après la guerre. La majorité n’avait été ni résistante ni collaborationniste, mais ils avaient été nombreux à aider les Juifs à se cacher et à échapper aux persécutions nazies, ce qui était une forme d’héroïsme.
Aux persécutions nazies relayées par la police française. Sans l’aide de la police et de la gendarmerie françaises, les nazis n’auraient probablement jamais eu les moyens matériels et humains de mettre en oeuvre leur plan d’assassinat de masse, surtout en Zone Sud. Alors, arrêtez SVP de prendre Emmanuel Macron pour un imbécile et de croire qu’il « ignore » le rôle d’Adolf Hitler et l’histoire de l’Europe au XXème siècle.
De plus, l’importance que vous attribuez au SS Werner Best me laisse dubitatif, ainsi que votre référence à Robert Paxton. Pourquoi ne pas citer plutôt Serge Klarsfeld et son ouvrage Vichy-Auschwitz ?
Quant à votre référence à une paix avec le Royaume-Uni et en Europe, mais on dirait que vous légitimez la théorie du « Lebensraum » d’Adolf Hitler, et que vous trouvez normal que ce dangereux psychopathe ait envahi presque toute l’Europe pour l’asservir, au gré de ses théories raciales et folles (les « Aryens » et l’Allemagne du IIIème Reich « über alles ») !
Et que dire de l’utilisation fantaisiste que vous faites du plan de déportation des Juifs à Madagascar ? Ce n’était qu’un plan parmi d'autres et la suite a montré qu’il fallait prendre au sérieux les intentions d’Adolf Hitler au sujet du peuple juif, telles qu’il les avait annoncées dans son livre « Mein Kampf » et dans ses discours publics et privés.
La défaite du Royaume-Uni ou un armistice n’aurait rien changé au sort du peuple juif, car Hitler, Himmler, Heydrich, Göring et les autres dirigeants nazis et SS menaient deux guerres à la fois : une militaire destinée à conquérir et à asservir le monde et une « raciale » contre les Juifs (et les Tsiganes) destinée à les détruire jusqu’au dernier.
Je ne crois pas non plus qu’il soit nécessaire de citer les « qualités » d’Adolf Hitler en tant que chef et en tant que stratège, même si parfois il a vu plus juste que ses généraux.
Voici l’horreur que vous semblez ne pas voir, et dont les dirigeants français en métropole ont été des complices actifs, ce qui entraîne que vos détails et vos interprétations abusives donnent l’impression d’un adoucissement coupable et insupportable.

Courtoisement,
AHJE
P.-S. : J’étais présent devant la gare de Pithiviers le 17 juillet dernier, ce qui n’était pas votre cas, je crois. J’ai donc écouté pour de vrai le discours émouvant, solennel et remarquable du Président de la République et je ne l’ai pas ensuite disséqué dans mon bureau, ce qui est mieux.

​Réponse de François Delpla à "AHJE"​ :​
Je passerai vite sur vos reproches de ne pas citer tel discours ou tel historien : mon billet n'est pas une thèse.​ ​Il est une réaction ​au discours de Pithiviers​ et plus généralement aux commémorations de la rafle du Vél d'hiv​. Il situe le discours de Pithiviers dans la continuité de ceux de Hollande en 2012 et de Macron en 2017, tout en signalant un progrès : dans les deux premiers cas, le constat que "pas un soldat allemand" n'avait participé à la rafle était la seule allusion à l'existence d'une occupation étrangère, alors qu'en 2022 Macron mentionne la criminalité nazie.​ ​Cependant, il avance plus nettement que jamais, dans le passage que je cite, la thèse d'un antisémitisme français conduisant, tout autant que sa variante nazie, au meurtre des Juifs en tant que Juifs. Ce n'est ni exact, ni convenable.
Pétain et Laval ​ont joué un rôle de premier plan ​​dans la décision de cesser le combat en juin 1940​ ​​et c'est bien l'armistice qui les place, quand Hitler décide de tuer systématiquement les Juifs, devant un choix de toutes façons criminel : soit s'opposer et ​s'​exposer à des représailles, soit prêter leur police à l'occupant pour des rafles.
Vous voudriez exclure de l'équation l'habileté hitlérienne, mais elle seule permet de comprendre et de faire de l'histoire plutôt que de la morale. ​Dans son propre pays, il avait ainsi tiré parti​ ​de l'antijudaïsme chrétien​ pour ​intensifier les persécutions sur les Juifs de façon progressive. Que dire ? Il aurait fallu s'opposer, certes. Il aurait surtout fallu, en Allemagne, ne pas lui confier le pouvoir, et en France ne pas signer l'armistice.
L'attention portée par les historiens au plan "Madagascar" est récente et toutes les conclusions n'en ont pas encore été tirées. Loin d'être "un plan parmi d'autres", ce rapt d'une colonie française pour y installer un "Etat juif", dans le cadre d'un traité anglo-franco-allemand signé à l'issue de la bataille de France si Churchill n'avait pas réussi à s'y opposer, était gros d'un projet de judéocide planétaire. Pour la simple raison qu'Hitler aurait, par le biais des SS, contrôlé la vie interne et les relations extérieures de cet "Etat"... pas plus autonome que celui de Vichy. Il pouvait à son gré l'affamer après l'avoir laissé se peupler, et y fomenter des révoltes vite réprimées...
Vous donnez dans le même travers que ​le président ​Macron : celui d'associer au trio des dirigeants de l'"Etat français" (Pétain, Laval et Bousquet), Louis Darquier dit de Pellepoix. Lui a une motivation antisémite forte, fruit d'une satellisation par le nazisme antérieure à la guerre. Ce sont les Allemands qui obligent Vichy, le 29 mars 1941, à se doter d'un Commissariat Général aux Questions Juives. Pendant un an il est confié à un antisémite catholique, Xavier Vallat, et c'est ​​précisément Werner Best qui en 1942, quelques semaines avant la rafle, impose son remplacement par le nazi Darquier.
En conclusion, je doute de vous avoir convaincu mais j'espère vous inciter à mieux me lire.

Emile (03-08-2022 15:11:14)

« 1944 dépendaient de la disponibilité des moyens de transport ferroviaire«  Au Vel d Hiv on n a pas donné de velos pour le transfererment , assuré par la SNCF , c est Decembre 41 pas en Juil... Lire la suite

Michel Bergès (03-08-2022 13:09:01)

Il manque beaucoup de données dans ce bref exposé. Himmler, Heydrich (qui vient à Paris le 5 mai 1942 présenter aux "services" la "Solution finale"), le SD, la PropagandaStaffel (de Goebbels), le ... Lire la suite

Michel Bergès (03-08-2022 12:56:04)

LE commentaire de F.D. va dan le bon sens. Mais il reste beaucoup de chose à y ajouter. Tant sur le SD (présent à Paris très tôt), sur Himmler, Heydrich et les autres. Par ailleurs, c'est Vichy, ... Lire la suite

becimol (03-08-2022 10:00:59)

bien sûr! puisque c'est eux semble-t-il qui avaient fixé le nombre d'arrestations à effectuer comment savez que les SS surveillaient l'opération en coulisse? Vichy n'avait-il pas le pouvoir ref... Lire la suite

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