26 mai 2021. Au début du XXe siècle, Shanghai, avec son port et ses concessions étrangères, est une ville extrêmement dynamique économiquement, culturellement et politiquement. Dans sa thèse, c’est sous l’angle de l’histoire de la publicité que Cécile Armand a décidé de nous faire redécouvrir Shanghai.
En s’intéressant autant aux acteurs de l’industrie publicitaire qu’à l’histoire de la consommation et à la transformation des paysages urbains, elle nous emmène dans un Shanghai où les influences étrangères croisent des dynamiques proprement chinoises.
L’approche spatiale que j’ai adoptée dans ma thèse a eu trois effets principaux, qui ont profondément renouvelé l’histoire de la publicité.
Tout d’abord, elle invite à déplacer le regard de la presse vers la rue. Certes, la publicité chinoise, comme en Europe, est née dans les journaux mais la publicité urbaine a également joué un rôle central dans la naissance d’une industrie publicitaire. Or, la publicité extérieure en Chine avait très peu été étudiée avant ma thèse - en dehors des enseignes, apparues sous la dynastie des Song (960-1279).
Le deuxième effet a été de restituer la matérialité des publicités, y compris imprimées. Jusqu’ici, les images publicitaires étaient appréhendées comme un ensemble de signes, un message à déchiffrer , et même une voie d’accès privilégiée à l’imaginaire collectif. Cette approche présente à mon avis deux risques. D’une part, celui de surestimer l’importance sociale de la publicité et son impact sur les consommateurs, qui reste encore aujourd’hui difficile à mesurer. Sans nier qu’une culture de consommation est en train de naître sous la République de Chine (1912-49), il faut se garder de projeter sur la société chinoise de l’époque les débats de la fin du XXe siècle sur le consumérisme, la société du spectacle et le postmodernisme.
D’autre part, il ne faut pas oublier que les publicités sont des objets matériels, fabriqués avec de l’encre et du papier, du bois, de l’électricité, et d’autres matériaux. Fruit d’un travail humain (artistes, copywriters et autres ouvriers souvent anonymes), elles sont aussi contraintes par les médiums qui les portent (la page d’un journal, le pan de mur et le coin de rue où elles sont affichées...) et l’espace qui les entoure. L’approche spatiale consiste donc à replacer les publicités dans leur environnement, restituer les paysages qu’elles façonnent, mettre au jour leurs conditions matérielles et sociales de production.
Enfin, l’approche spatiale impose l’usage de méthodes empruntées aux sciences de l’espace (statistiques, système d’information géographique) afin d’exploiter tout le potentiel des sources. Ces outils m’ont permis de localiser les publicités, mesurer leur surface, cartographier les espaces et les paysages. J’ai créé pour cela une plateforme qui organise et met en relation les sources primaires (archives, manuels, journaux, publicités, photos, croquis), les documents intermédiaires et des récits à des stades de variable de publication. Elle est en quelque sorte le laboratoire ouvert de la thèse, le lieu où je documente le processus de recherche de manière aussi transparente que possible. Je continue de l’enrichir aujourd’hui : elle s’est parfaitement adaptée à l’évolution de mes recherches.
La publicité chinoise se professionnalise dans la première moitié du 20e siècle, mais à la différence d’autres pays (France, Grande-Bretagne, États-Unis) et des professions assermentées comme les médecins ou les avocats, elle n’est pas aussi fermée (au moins jusqu’aux années 1930) et son développement n’est pas linéaire. Il s’agit plutôt d’une nébuleuse. Les individus et les agences de publicité, plutôt que les associations professionnelles, jouent un rôle moteur dans ce processus.
Quatre phases principales peuvent être distinguées. Les pionniers sont issus des milieux de la presse et de l’édition. L’une des premières agences de publicité d’importance est une entreprise française (Oriental Advertising Agency). Les premières agences d’inspiration américaine sont fondées au sortir de la Première Guerre mondiale par des étrangers, souvent des journalistes ou des entrepreneurs polymorphes et un peu aventuriers, comme le journaliste américain Carl Crow ou l’artiste-éducateur britannique Francis Charles Millington. Ce sont des autodidactes, car il n’existe pas de cursus spécialisé dans la publicité au moment de leur formation.
Ces agences d’un genre nouveau se démarquent des « amateurs » en proposant un vrai service à leur client. Elles prétendent s’appuyer sur des méthodes rationnelles (études de marché...) pour concevoir des campagnes scientifiques. Elles emploient des copywriters et des artistes professionnels et défendent une vision éthique de la publicité, refusant le mensonge ou l’exagération des « charlatans ». Dans cette même veine, les premiers publicitaires chinois, pour la plupart formés aux États-Unis (et dans une moindre mesure, au Japon et en Europe) fondent leurs propres agences au milieu des années 1920.
Dans les années 1930, de véritables conglomérats sont formés, tandis que des branches spécialisées se développent comme les néons ou les films publicitaires. La compétition est de plus en plus rude et beaucoup de sociétés font faillite avec la dépression économique et la guerre sino-japonaise à partir de 1937.
Les idées et les pratiques circulent à travers les acteurs qui les portent - les Chinois qui vont étudier à l’étranger, les professionnels de toutes nationalités qui voyagent, les revues internationales distribuées en Chine, la traduction des manuels, les conférences d’experts et les clubs de discussion. Mais il y aussi des blocages, des pratiques qui s’exportent moins facilement ou qui nécessitent des adaptations. Concernant les codes visuels, par exemple, les publicitaires évitent la figure du chien, considéré comme un animal méprisable en Chine. Ils représentent plutôt des dragons ou des chauve-souris, deux animaux de bon augure dans la mythologie chinoise.
Avec le recul j’évite maintenant autant que possible d’employer les termes « moderne » ou « modernité » car ils sont sources de confusion. Je préfère les termes plus neutres ancien/nouveau, même si l’opposition binaire reste simpliste. Bien des changements se situent dans un continuum où il est difficile de démêler les deux. Par ailleurs, dans l’historiographie de la Chine, le terme « moderne » est encore souvent assimilé à « étranger » par opposition à une supposée « tradition » chinoise. La confusion est aggravée par le langage des sources.
Dès la fin de l’empire et de plus en plus sous la République (1912-49), le terme « moderne » - en chinois, modeng ou xin, nouveau) s’applique à tous les domaines de la société. Les acteurs s’en servent comme d’un étendard pour dénigrer leurs concurrents. On le voit bien dans les noms que se donnent les agences de publicité chinoise (Novelty Advertising, Modern Neon Light Company...).
Ces précautions étant prises, ma thèse met en évidence trois champs de modernité : (1) la professionnalisation de l’activité publicitaire , (2) l’aménagement des espaces urbains qui valorise l’organisation rationnelle de l’espace, la fluidité des échanges, l’hygiène et la sécurité des rues, et qui est planifié par une administration municipale de plus en plus spécialisée (3) l’émergence d’une société de consommation, mêmes si de nombreux biens manufacturés restent inaccessibles aux couches populaires.
Ces trois avatars de la modernité ne sont pas propres à la Chine, bien sûr. Mais l’une des particularités de la modernité chinoise, c’est sa nature composite et transnationale. Après les guerres de l’opium (1839-1860), plusieurs puissances étrangères obtiennent des privilèges commerciaux et territoriaux sans qu’une vraie colonie ne soit établie. Cette situation originale, qu’on peut qualifier de « transcoloniale », met en contact des acteurs venus d’horizons variés, qui échangent, vivent et travaillent ensemble au quotidien. La modernité chinoise naît de ces interactions.
Par ailleurs, la société chinoise connaît à cette époque des transformations profondes, qui ne se réduisent pas à l’impact de la présence étrangère. Les Chinois ne se contentent pas de copier un modèle importé de l’extérieur. Ils créent les conditions de leur propre modernité. Les élites chinoises éduquées à l’étranger, en particulier aux États-Unis, en sont des acteurs majeurs (c’est une question centrale dans mes recherches actuelles).
Cécile Armand a soutenu sa thèse “ “Placing the history of advertising”. Une histoire spatiale de la publicité à Shanghai (1905-1949)” en 2017, sous la direction de Christian Henriot à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon. Accompagnant sa thèse d’une plateforme de ressources avec des archives, des photos, des cartes, ainsi que le texte complet de son travail de thèse, Cécile Armand réfléchit ainsi aux nouvelles de faire et d’écrire l’histoire. Elle prépare actuellement un manuscrit pour la publication prochaine de sa thèse.
Elle tient également un carnet de recherches où elle publie régulièrement sur ses travaux en cours. Elle anime également une revue de recensions des thèses. Elle est aujourd’hui post-doctorante à l’Université Aix-Marseille dans le cadre du projet ERC “Elites, Networks and Power in modern China”.
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