Première femme lauréate du prix Nobel de la paix en 1905, Bertha von Suttner (1843-1914) fut la figure emblématique d'un puissant mouvement pacifiste au tournant du XXe siècle.
Elle tenta d'inscrire dans la durée la paix relative née de la fin des guerres révolutionnaires. Son décès, le 21 juin 1914, une semaine avant le fatal attentat de Sarajevo, signa la fin d'une grande illusion.
Il faudra attendre la chute du nazisme et l'explosion d'Hiroshima pour que ses héritiers relancent les actions pacifistes : Pax Christi, Mouvement de la Paix, Union Pacifiste de France ou encore Appel de Stockholm contre la bombe atomique...
L'historienne autrichienne Brigitte Hamann retrace le destin mouvementé de cette femme engagée dans les combats de son époque. Fervente anti-militariste, elle fonda le Bureau international de la paix et connu un immense succès avec son roman Bas les armes. Elle lutta contre l'antisémitisme et pour l'émancipation des femmes.
France Culture lui consacre une émission du lundi 31 juillet au vendredi 4 août 2023, de 12h à 12h30 (rediffusion à 20h30) : "Avoir raison avec Bertha von Suttner".
La comtesse rebelle
Issue de la grande aristocratie de l’Autriche-Hongrie, la comtesse Bertha Kinsky se retrouva très vite en marge de son propre milieu qui, du reste, la snoba durant toute son existence.
Alors que sa famille n’avait produit que des généraux (y compris son père – qu’elle ne connut pas), elle s’orienta, la quarantaine venue, vers un militantisme de grande ampleur. On peut même dire qu’elle inventa le militantisme moderne, lequel suppose une vision assez globale des problèmes ; d’abord au sens où les valeurs qu’elle défendait avaient une portée universelle, donc planétaire, ensuite parce qu’elle reconnut très vite que toutes les causes sont liées.
Elle avait reçu une éducation plutôt libérale, c’est-à-dire empreinte des valeurs de liberté, et, pour une jeune fille, inhabituellement complète à son époque. Elle maîtrisait parfaitement quatre langues – l’allemand, l’italien, le français et l’anglais – et avait une très bonne connaissance de la littérature et de la philosophie de son temps, possédant même une culture scientifique non négligeable.
Dotée d’une intelligence vive et critique, elle montra assez vite un esprit rebelle. Elle-même était d’avis que sa culture encyclopédique (elle se qualifiait de « Bas Bleu ») et son indépendance d’esprit lui barrait la voie du mariage, d’autant plus au demeurant qu’elle n’avait aucune espèce de fortune personnelle. Elle était toujours célibataire en entrant dans la trentaine.
L’amitié avec Alfred Nobel
Entre temps, répondant à une annonce, elle avait fait à Paris la connaissance d'Alfred Nobel qui recherchait une secrétaire. En vérité, Bertha ne séjourna guère de temps chez lui. Mais cela suffit à faire naître une amitié profonde, doublée d’une immense admiration de la part de Nobel, pacifiste convaincu, bien qu’inventeur de la dynamite (ce qui l’avait rendu fort riche).
Depuis longtemps déjà, il s’interrogeait sur les moyens d’asseoir une paix durable dans un monde qu’il voyait courir à sa perte compte tenu des derniers progrès des technologies militaires.
En Bertha von Suttner, il trouva non seulement une oreille attentive, mais surtout une interlocutrice débordant d’énergie, d’idées et de culture, qui allait littéralement le fasciner. Il en résulta une relation qui s’avéra décisive pour le reste de son existence, riche en échanges idéologiques et en discussions, et les lia jusqu’à la mort de ce dernier en 1896 (leur correspondance a fait l’objet d’une récente édition).
Bertha von Suttner sut le convaincre de mettre son immense fortune au service de la paix et des grandes causes humaines. C’est ainsi que, par testament (1896), il créa les Prix Nobel tels que nous les connaissons et dont les attributions commencèrent en 1901.
Celui de la Paix, justement, fut décerné en 1905 à Bertha von Suttner elle-même, première femme, et bien longtemps la seule, à en être titulaire. Cette attribution fit alors l’unanimité, ce qui n’a pas toujours été le cas. À cette occasion, elle fit un voyage triomphal dans les pays scandinaves, s’offrant même le luxe de jouer l’intermédiaire entre le gouvernement suédois et celui de Norvège pour parer à une guerre qui menaçait entre les deux pays.
Un mariage clandestin
D’autres hommes eurent une grande influence sur le cours de son existence, au premier rang desquels son mari, le baron Arthur von Suttner, l’oiseau rare, qu’elle épousa à trente ans passés. Elle était entrée comme gouvernante dans cette famille de petite noblesse viennoise, moins titrée qu’elle, certes, mais autrement plus aisée.
Et voilà que le fils de la maison, Arthur, de sept ans son cadet, s’éprit de Bertha qu’il admirait intensément et finit par épouser. Mariage clandestin, car la famille, conservatrice et stricte, s’était opposée à cette union, tant Bertha choquait par sa culture, son ouverture d’esprit et son indépendance. Sur ce, le jeune couple s’enfuit immédiatement… en Géorgie où il demeura neuf ans, dans des conditions matérielles plutôt difficiles.
Arthur, son mari, qui lui resta très attaché jusqu’à sa mort en 1902 (à 52 ans) était un aristocrate encore plus atypique qu’elle : voltairien, et même carrément anticlérical, il s’orienta assez vite vers des positions qu’on qualifierait de nos jours de « gauchiste », en rupture complète avec celles de son milieu, clérical et militariste, et encore davantage avec celles de sa famille.
Lui qui n’avait pas le charisme de Bertha soutint fidèlement et inconditionnellement l’action militante de son épouse. Il fut un défenseur convaincu des droits de l’Homme, un antiraciste, un démocrate proche des partis socialistes de l’époque. Avec Bertha, il forma un couple uni et militant qui n’avait pas son pareil dans tout l’empire austro-hongrois – avec, assez vite, une spécialisation des tâches dans le couple.
C’est en Géorgie, où il séjourna quelques neuf années, que le couple se découvrit – au départ par nécessité - une vocation d’abord de journalistes (ils écrivaient dans la presse de Vienne), puis d’écrivains. Ils poursuivirent leurs activités de plume une fois rentrés à Vienne, Bertha avec plus de succès qu’Arthur. Bertha devait ainsi publier plus d’une quarantaine d’ouvrages. Au fil des années, la production littéraire de Bertha devint de plus en plus engagée, chaque roman illustrant une cause qui lui était chère, avec toujours le thème de la paix (et donc de la guerre) comme leitmotiv.
Son activité militante commença dès son retour à Vienne, en 1885, par sa lutte contre l’antisémitisme, qui lui fit imaginer, dans l’action, des moyens d’action très modernes. Mais le tournant décisif de sa vie eut lieu vers la quarantaine.
Deux millions d’exemplaires
Le succès de l’un de ses romans, « L’Ère des machines », paru en 1888, lui fit définitivement prendre conscience de la nécessité de s’engager plus activement pour la cause de la paix dans le monde. Au reste, toutes les causes humaines pour lesquelles elle s’investit tout les reste de sa vie étaient liées à ses yeux : « Je me bats contre les antisémites exactement comme je me bats contre la guerre. Cela procède du même esprit. »
Elle qui, de sa vie, ne perdit un proche à la guerre ou ne fut témoin d’une bataille, se jeta, dès lors, dans l’action avec passion et même fougue, avec méthode aussi (elle avait un sens extrêmement développé de la communication), et surtout avec une ténacité incroyable : en dépit des coups personnels qu’elle reçut sans cesse et des échecs (les guerres, les trahisons, les espoirs déçus) qu’elle connut durant toute sa vie de militante, elle ne se découragea pour ainsi dire jamais, relevant aussitôt la tête après chaque épreuve.
Son irruption sur la scène internationale fut la conséquence d’un autre roman au titre on ne peut plus explicite : « Bas les armes ! » (1889). Il connut tout de suite un immense succès de librairie dans le monde (plus de 2 millions d’exemplaires vendus !) et la propulsa au premier rang de l’actualité.
Elle devint d’un coup, à 46 ans, la référence absolue de tous les « amis de la paix » comme on disait à cette époque, et fut ainsi la vedette du 3ème Congrès International de la Paix qui se tint à Rome en 1891 où elle tint son premier grand discours public (en italien).
Dès lors, sa vie fut tout entière orientée vers l’action pacifiste. Ne se contentant pas d’être la figure de proue du mouvement pacifiste, elle eut aussi un rôle organisationnel décisif : c’est à son initiative que les organisations nationales qu’elle avait souvent elle-même suscitées se fédérèrent en un Bureau International de la Paix dont le siège fut alors situé à Berne (il se trouve aujourd’hui à Genève). Elle en devint tout de suite la vice-présidente, position remarquable si on songe que les femmes étaient, à l’époque, totalement exclues de tout débat public et organisations politiques.
Sans relâche, elle provoquait des discussions dans la presse – ne craignant aucune polémique frontale - fonda des revues pacifistes, pressait les politiques et diplomates de tous pays d’aborder la question de la paix, sollicita le soutien financier – un souci permanent – de tous les sympathisants de sa cause, riches ou moins riches, fit figure de Madone de la Paix lors des deux conférences internationales de la paix qui se tinrent à La Haye (1899 et 1907). Elle constituait une sorte d’ONG (organisation non gouvernementale) à elle seule.
Ses discours et analyses qu’elle multipliait désormais dans le monde entier (de l’époque, bien entendu, c’est-à-dire de la Russie aux États-Unis) étaient écoutés, estimés, commentés, et, cela va de soi, également raillés, méprisés, attaqués.
Il est aujourd’hui difficile d’imaginer son prestige : avec une très grande lucidité, elle reconnut qu’on ne pouvait lutter efficacement contre la guerre qu’en s’attaquant à ses causes profondes, l’exploitation économique, l’oppression politique et toutes les formes d’injustice.
Au centre de ses propositions qu’elle répétait inlassablement : le désarmement et la création d’une cour d’arbitrage internationale pour régler tous les litiges entre les nations par le droit. Ses bêtes noires : le très belliciste empereur allemand Guillaume II, le militarisme austro-hongrois, les nationalismes de toute sorte, la course insensée aux armements… et les fabricants et marchands de canons.
Elle, qui se tenait au courant des derniers développements des technologies militaires, rapides à cette époque, voyait le monde courir inéluctablement à sa perte si les hommes politiques et, surtout, les peuples n’y faisaient pas résolument front. « Il n’y eut jamais d’exemple de prince ou de chef militaire qui, une fois l’affrontement armé commencé, ne soit tenté d’avoir recours aux dernières inventions des techniques de destruction – aussi effroyables soient-elles – dans le but de hâter la fin du conflit en sa faveur et, naturellement, ne succombe à cette tentation, » écrit-elle.
Femme réputée la plus célèbre de son temps !
Bertha von Suttner n’adhéra jamais à aucun parti (pour conserver sa liberté de parole, disait-elle) tout en manifestant de la sympathie pour le socialisme. Elle eut d’excellentes relations avec le Français Jean Jaurès et dialogua avec l'Allemand August Bebel.
Mais elle s'inquiétait aussi de ce que ces leaders voient la paix universelle comme l'aboutissement de l'effondrement du capitalisme. Elle était quant à elle d’avis qu’on ne pouvait pas attendre cette échéance quelque peu illusoire...
Son action militante ne fut toutefois pas exempte d’erreurs. Elle interpellait, par exemple, davantage les hommes de pouvoir et d’influence qu’elle ne s’adressait aux masses (un réflexe de classe). Elle accordait aussi trop facilement sa confiance à des hommes d’État (Nicolas II de Russie, Theodore Roosevelt…) dès qu’ils avaient le mot « paix » à la bouche.
Son rayonnement fut tel qu'en 1903, elle fut consacrée comme la femme la plus célèbre de son époque par la presse.
• Contre l’antisémitisme :
« Il faut se défendre contre l’injustice… Il n’y a pas d’autre choix. Le silence, bien qu’il prétende être l’expression du mépris, est lui-même méprisable. Il n’y a pas que les victimes qui doivent réagir. Il incombe aussi à tous ceux, non directement concernés, de se dresser contre toute injustice où qu’elle apparaisse. Leur silence vaut complicité et a le plus souvent la même cause que le silence des victimes, je veux dire la pusillanimité. »
Avec beaucoup de verve, elle répondit un jour à un diptyque rédigé par l’antisémite autrichien Georg Ritter von Schönerer, alors très en vogue, par un autre diptyque :
« Ce que le Juif croit, c’est une chose,
Mais c’est dans sa race que réside sa vilenie. »
( von Schönerer)
« La raison pour laquelle le chrétien persécute, c’est une chose,
Mais c’est dans la persécution que réside la barbarie. »
(von Suttner)
• Contre le colonialisme :
« Les peuples d’Afrique et d’Asie ont droit comme les autres aux bienfaits de le la civilisation et du progrès ; cela ne saurait aucunement constituer un prétexte pour les assujettir et exploiter leurs territoires. »
• Contre la guerre :
« Toutes les armées et marines de guerre n’ont à combattre et se défendre que contre un seul adversaire : à savoir d’autres armées et d’autres marines de guerre. Les dangers et la protection sont identiques. C’est comme si nos pompiers étaient en même temps des incendiaires, nos gendarmes des brigands, et nos médecins des empoisonneurs. Il y a une parole très fière et très patriotique par laquelle on écarte toute proposition étrangère concernant d’éventuels accords sur les réductions des armements : « Chaque pays sait le mieux ce dont il a besoin pour sa défense. C’est là une affaire éminemment intérieure qui, naturellement, doit être traitée en ne supportant aucune immixtion de l’étranger. » C’est tout simplement faux ! Il n’existe aucun domaine où l’on est plus dépendant de l’étranger que celui-là précisément. Car l’un n’organise ses forces armées qu’en fonction de celles de l’autre. On ne décidera nulle part un accroissement des effectifs, n’introduira nulle part une nouvelle arme sans que cela – dans le système actuellement en vigueur – n’ait pour conséquence de contraindre l’autre à prendre les mêmes mesures. Il y a nul autre domaine où la dépendance réciproque – et par conséquent l’absence d’indépendance – n’est aussi grande dans que la question des armements, qui est une question de rivalité. On ne peut rivaliser seul. » (1909)
« Une fraction importante de la population de Vienne – je veux dire les travailleurs – se dresse avec vigueur contre les nouvelles exigences des militaires. Il y a, tous les jours dans nos banlieues, trois ou quatre réunions de protestation qui rassemblent des milliers de personnes. (Il y en a même eu une pour appeler spécialement les travailleuses) où l’on condamne sans appel la folie de l’armement à outrance. Toutes les personnes présentes applaudissent avec enthousiasme et vigueur. Mais ces réunions ne sont même pas mentionnées dans les grands journaux « bourgeois ». Il est même fort possible que les hautes sphères ne doivent pas savoir quelle est l’opinion des classes travailleuses à ce sujet. L’information n’est-elle pas la mission de la presse ? Il y a des cas où le silence est un mensonge passif. Pire encore : cela devient une tentative de meurtre silencieuse. » (1911)
Vos réactions à cet article
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Zoe (06-08-2023 09:25:24)
Une femme admirable
Elle est bien connue en Allemagne
Michel (25-06-2023 15:48:35)
De retour d'un voyage de 8 jours à Vienne je garde notamment le souvenir du monument à l'armée rouge, des traces des bombardements aériens et du drapeau autrichien, omniprésent.
Rougagnou (25-06-2023 13:06:40)
Excellent article sur une belle personne inconnue de nos jours