À L'abordage ! Ces pirates qui ont peuplé notre enfance, on les doit en grande partie à un jeune auteur écossais, audacieux certes mais bien trop fragile pour lui-même associer le geste à la parole. Si Robert Louis Stevenson alla au-devant de l'aventure en se faisant voyageur, ce fut surtout en mettant ses rêves en mots qu'il nous ouvrit les portes des mers du Sud ou des maisons mystérieuses de Londres, là où l'on croise des Jekylls quelque peu tourmentés...
Oublions l'étiquette d'« auteur pour enfants » qui lui a été trop rapidement accolée pour découvrir que le modeste R. L. S. a construit un parcours et une œuvre qui lui valent une place majeure dans la littérature... et dans nos imaginations.
Raconte-moi une histoire, Cummy...
« Écossais je suis : qu'on me frôle, et c'est au chardon de mon pays qu'on se piquera » (Journal de Silverado, 1880). Nous voilà prévenus : Robert Lewis Stevenson, né le 13 novembre 1850, est un pur produit des brumes de l'Écosse.
Malheureusement, sa santé délicate n'est pas faite pour le rude climat de sa ville natale, Édimbourg, « la Vieille Enfumée », où vivent ses parents au rythme des projets de construction du père de famille, ingénieur spécialisé dans les phares et balises. C'est donc derrière sa fenêtre de chambre, où il passera une bonne partie de son enfance pour préserver ses poumons fragiles, que le petit Smout (« jeune saumon ») commence à observer le monde et à laisser libre cours à son imagination.
Pour peupler sa petite tête de créatures étranges et d'histoires merveilleuses, il a auprès de lui une alliée de poids : Alison Cunningham, sa nurse. Celle qui restera 20 ans à ses côtés n'a pas son pareil pour remplir ses heures d'insomnie des épisodes de la Bible, des récits de Daniel Defoe ou des légendes locales. Bien plus qu'une nounou, « Cummy » joua un rôle capital dans la vie de Stevenson qui lui fut toujours reconnaissant : « My second mother, my first wife, / The angel in my infant life... »
Les voyages qu'il effectue avec son père sur ses chantiers côtiers ou avec sa mère, en cure dans le Midi ou dans les Alpes, ne parviennent pas à illuminer une enfance solitaire et maladive. Seule la création d'histoires lui offre un peu de répit, mais comment faire pour partager son plaisir lorsque on ne sait pas encore écrire ?
Le petit bonhomme devra attendre ses 13 ans pour voir éditer par son père sa Révolte du Pendland, premier pas vers cette carrière d'écrivain qui, il en est convaincu, l'attend. À quoi bon poursuivre des études d'ingénieur ? Mieux vaut s'orienter vers le Droit... pour pouvoir avoir plus de temps libre pour lire !
« The failure » (la cassure)
Le moins que l'on puisse dire, c'est que chez les parents Stevenson, on voit cette bifurcation d'un mauvais œil. Non seulement leur unique fils abandonne la carrière familiale traditionnelle mais en plus il commence à mener une vie de débauché !
Aller en cours vêtu d'une improbable veste de velours, préférer aller traîner dans les tavernes, se déclarer athée alors que l'on est petit-fils de pasteur, et même prétendre épouser une certaine Claire, prostituée de son état... C'est tout simplement scandaleux !
L'obtention du diplôme d'avocat, en 1875, ne résout rien. Fuyant les salles des tribunaux, l'ingérable jeune diplômé part sur le continent dépenser l'argent obtenu pour ouvrir son cabinet.
Sous prétexte de soigner sa mauvaise santé, il rejoint l'Allemagne, la Belgique qui lui inspirera son premier récit de voyage (Voyage en canoë sur les rivières du Nord, 1878) et surtout la France où son cousin Bob lui fait rencontrer les artistes de l'école de Barbizon dont l'esprit Bohème lui correspond si bien. N'a-t-il pas abandonné son 2e prénom « Lewis » pour un « Louis » plus francophile ?
Entre deux balades dans la forêt de Fontainebleau (La Forêt aux trésors, 1878), notre Louis découvre Grez-sur-Loing, son hôtel « Chevillon » et surtout sa mystérieuse pensionnaire, Fanny Osbourne. De 10 ans son aînée, l'Américaine est venue en France accompagnée de ses deux enfants pour parfaire ses qualités de peintre.
Tombé sous le charme de l'intelligence et l'indépendance de la jeune femme, Stevenson se voit contraint de la laisser repartir pour les États-Unis où elle doit mettre un point final à son divorce. Il a dès lors le temps de faire publier un nouveau récit de voyage sans ambition, le compte rendu de deux semaines de marche aux côtés d'un âne...
« […] je voyage non pour aller quelque part, mais pour marcher. Je voyage pour le plaisir de voyager. » Le plaisir de voyager ? La très têtue ânesse Modestine qui accompagne Stevenson dans sa traversée des Cévennes semble pourtant avoir bien décidé de transformer l'expérience en chemin de croix...« À peine hors du village, Modestine, possédée du démon, jeta son dévolu sur un chemin de traverse et refusa positivement de le quitter. Je laissai choir tous mes ballots et, j’ai honte de l’avouer, cognai par deux fois la coupable en pleine figure. C’était pitoyable de la voir lever la tête, les yeux clos comme si elle attendait une autre correction. Je me rapprochai en hurlant, mais j’agis plus sagement que cela et je m’assis carrément sur le bord de la route, afin d’envisager ma situation sous l’influence lénifiante du tabac et d’une goutte de brandy. Modestine, pendant ce temps-là, croquait quelques morceaux de pain bis d’un air d’hypocrite contrition. Il était clair que je devais offrir un sacrifice aux dieux du naufrage ».
« A quoi diable pouvait servir une ânesse, si elle ne pouvait porter un sac de couchage et de menus accessoires ? Je vis le dénouement de la fable arriver rapidement lorsqu'il me faudrait porter Modestine »... (Voyage avec un âne dans les Cévennes, 1879).
De l'enfer à la Terre promise
En août 1879, les Cévennes semblent loin à Stevenson qui vogue au milieu des émigrants vers « l'Amérique en friche » et vers Fanny, malade.
Les reproches de ses parents qui lui ont refusé toute aide ne l'inquiètent pas ; ses premiers écrits ayant reçu un bon accueil, il compte bien profiter de la vogue des récits de voyage pour se faire quelque argent.
Il écrit donc, des heures durant, pour raconter ce qu'il voit et ce qu'il vit. Naîtront ainsi L'Émigrant amateur (1895) et À Travers les grandes plaines (1892) qui retrace sa traversée du continent, un voyage cauchemardesque : douze jours de train, 100 gares et 5 000 km à avaler avant d'arriver épuisé dans le port de Monterey, au sud de San Francisco, où l'attend Fanny. « Je n'étais plus qu'une épave qui respirait à peine : le déchet de moi-même » dira-t-il. Lui qui n'a pas encore trente ans compose alors le poème qu'il souhaite faire inscrire sur sa tombe : « Requiem ».
Heureusement, le mariage avec Fanny en mai 1880 et l'argent envoyé par son père lui permettent enfin de voir l'avenir avec confiance. Et pourquoi ne pas faire un petit voyage de noces qui associerait air sain et originalité ? Ce sera dans la montagne, dans une mine d'or désaffectée !
Les Squatteurs de Silverado (1883) y passent une lune de miel au-dessus d'un « océan de brouillard » qui ravit notre auteur, épris de liberté et de grands espaces. Il apprécie ces jours tranquilles où il peut rester à observer son beau-fils de 12 ans, Lloyd, en train de dessiner les contours d'une petite île sur un bout de papier...
Auteur de romans et d'essais, Stevenson était aussi un poète d'une grande sensibilité, comme le prouve cet hommage à son épouse Fanny :
« Loyale et sombre, vivante et vraie,
Avec des yeux d'or et de mûre sauvage,
Droite comme une lame,
Intègre comme l'acier,
Telle est celle que le Maître d’œuvre m'a donnée. […]
Mère et tendresse, camarade et maîtresse, épouse,
Compagne de route,
Fidèle jusqu'au bout du voyage,
Âme libre, cœur épris d'absolu,
Telle est la femme que Dieu m'a donnée ».
(Songs of travel and Other Verses, 1895)
Suspense à toutes les pages
C'est en Écosse puis dans un sanatorium de Davos, où il se remet d'une énième pneumonie, qu'en 1881-1882 Stevenson met en mots son premier roman.
Son père est à la manœuvre pour l'ambiance maritime tandis que le jeune Lloyd lui impose d'oublier toute idée d'héroïne à jupons...
L'histoire est simple : elle « tourne autour d'une carte, d'un trésor, d'une mutinerie, d'un navire mal en point, d'un courant » explique-t-il à son ami le poète William Henley. Stevenson prend pourtant l'affaire au sérieux, convaincu que son Île au trésor sera « le meilleur livre sur les boucaniers qu'on puisse trouver ».
Après une première version publiée dans un journal pour enfants avec pour nom d'auteur « Captain George North », le texte est enrichi de bordées d'injures, de vocabulaire nautique et de caisses de rhum pour plus de réalisme (1883). Quel succès ! Ne dit-on pas que le Premier ministre lui-même, William Gladstone, refusa de lâcher le livre avant d'en connaître la fin ? Et quelle consécration pour Stevenson qui, à 33 ans, peut enfin revendiquer, auprès des petits comme des plus grands, le statut d'écrivain !
Malheureusement sa santé est loin d'être au beau fixe. Elle devient même inquiétante, l'obligeant à garder la chambre. Dans sa maison de Bournemouth, sur la côte sud de l'Angleterre, celui qui se définit désormais comme un « invalide chronique » partage son temps entre écriture et rencontres.
A-t-il évoqué avec ses chers amis Henry James et Auguste Rodin les premiers épisodes d'une histoire louche de médecin aux deux visages ? En tous les cas, c'est avec un ravissement coupable que l'Angleterre victorienne frissonne à la lecture de son Docteur Jekyll et Mister Hyde, paru en 1885.
Le Mal logerait-il dans la maison voisine ? Pour Stevenson, effondré à la mort de son père en 1887, la question ne se pose pas : il faut partir.
L'Étrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde... Avec un titre pareil, on ne peut être étonné d'apprendre que le livre a été inspiré par un terrible cauchemar. Rien de tel qu'une nuit d'hiver pour faire naître un monstre ! Mais si la Créature du Frankestein (1818) de Mary Shelley nous avait déjà avertis sur les dangers de la science, Stevenson nous invite à aller plus loin dans la réflexion. Son Mister Hyde n'est pas que le double maléfique du bon docteur Jekyll, il est aussi la part sombre qui habite en chacun de nous et qui risque, comme ici, de gagner le combat. Dans la société puritaine de la fin du XIXe siècle, ce pacte avec le Diable s'apparente bien aux dangers que représente l'abandon aux plaisirs, y compris les plus sadiques. À chaque lecteur de s'interroger : serait-il capable de maîtriser le Hyde qui dort en lui ?
L'extrait suivant, où Jekyll observe comment son double prend peu à peu possession de lui, illustre bien la profondeur de l'analyse psychologique présente dans cette œuvre :
« Je m’assis sur un banc, au soleil ; l’animal en moi se pourléchait au souvenir de mes méfaits ; mon être spirituel, tout en se promettant un repentir subséquent, se laissait aller un peu à l’engourdissement, et ne se pressait pas d’entrer dans cette voie. Au beau milieu de ce contentement de moi-même, une faiblesse me saisit, j’eus une horrible nausée et un frissonnement me passa par tout le corps. Ces symptômes se calmèrent, mais me laissèrent le cœur sur les lèvres ; à son tour la faiblesse me quitta ; je remarquai un changement dans le cours de mes pensées, je me sentais une plus grande hardiesse, du mépris pour le danger, et une sorte d’affranchissement de toute espèce de frein. Je baissai les yeux, mes vêtements pendaient, sans aucune forme, sur mes membres rétrécis ; la main posée sur mon genou était noueuse et couverte de poils. Je me trouvais une fois de plus Edward Hyde. »
« Je me suis couché ici de mon plein gré »
Le 7 septembre 1887, les quais de New York voient débarquer l'écrivain et sa famille pour ce qui ressemble à une fuite en avant. Stevenson est en effet bien mal en point, mais personne ne peut le persuader de renoncer à un voyage de l'autre côté des États-Unis. Et pourquoi ne pas aller encore plus loin, dans ces mers du Sud dont il a tant rêvé ?
Le Casco sur lequel il embarque le 28 juin 1888 n'est qu'un lointain cousin de son Hispaniola de L'Île au trésor mais la belle goélette fera l'affaire pour le conduire jusqu'aux Marquises. Puis ce sera Papeete, Honolulu, autant d'escales qui le ravissent malgré un état de santé qui l'oblige parfois à avoir recours à des civières.
Mais Stevenson, qui n'arrête pas d'écrire et de publier, veut tout voir, tout découvrir, quitte à se mettre en danger comme lorsqu'il visite le lazaret de Molokaï, l'île des lépreux. C'est cependant aux Samoa, à Opulu, qu'il choisit de s'installer en 1889, bien décidé à profiter d'un climat qu'il pense salutaire, mais aussi du navire postal qui y passe tous les mois. Pas question de rester en dehors du monde de l'édition !
Il faudra pourtant bien du courage à Stevenson pour continuer à écrire. Entre l'Australie, où sa mère l'a rejoint, et Opulu où il fait construire sa maison de Vailima, les navigations ne font que l'épuiser, au point qu'il ne peut plus écrire et doit laisser la plume à sa femme.
Heureusement, sa « maisonnette de la brousse » va lui redonner un peu de forces, assez pour s'investir avec ardeur dans la rédaction de son Trafiquant d'épaves (1892) tout en envoyant au Times des articles féroces contre la colonisation des Samoa.
Ses interventions ne lui permettent pas pourtant d'éviter la guerre civile qui va déchirer ces îles en 1893. Les indigènes, plein de reconnaissance pour son action en faveur de la paix, lui organisent le 13 novembre une grande fête pour son 44e anniversaire. Il était temps : il meurt le 3 décembre 1894, d'une hémorragie cérébrale.
Le lendemain, son corps est conduit par 400 Samoans en haut du mont Vaea pour être inhumé sur un parterre de corail. Sur sa tombe sont gravés ces mots, épitaphe qu'il avait lui-même composée :
« Sous le ciel vaste et étoilé,
Creusez la tombe et laissez-moi reposer.
Joyeux j'ai vécu, joyeux je meurs,
Et je me suis couché ici de mon plein gré.
Gravez pour moi ces vers :
Ici son dernier séjour, où il lui tardait de reposer ;
De retour est le marin, de retour de la mer,
Et le chasseur, de la montagne. » (« Requiem »).
L'écriture serait donc pour Stevenson un jeu d'enfant ? Pas du tout ! Notre écrivain, loin de prendre sa passion à la légère, s'est beaucoup interrogé, rédigeant dès ses 24 ans des Essais sur l'art de la fiction salués par les plus grands auteurs pour son aspect novateur. Il y appelle à la réalisation d'un « roman à la fois drame et épopée, pittoresque et poétique, réel mais idéal, vrai mais grand, qui enchâssera Walter Scott dans Homère ». Quelle ambition ! Il y parviendra avec son Île au trésor, trop longtemps rangée dans les rayons de la littérature enfantine et qui pourtant nous propose bien plus qu'une histoire de pirates : un style très visuel mais rejetant le réalisme de l'époque, une plongée dans la psychologie, et surtout cet art du « romanesque » qui doit parvenir à faire « vibrer la grandeur du cœur de l'homme » tout en lui apportant « bonne humeur et gaîté ». C'est bien le rêve qui doit être à l'origine du roman, et non la réalité dont il faut certes s'inspirer, mais sans surtout chercher à l'imiter.
Ce n'est qu'à cette condition que le lecteur, tout à la fois incrédule et consentant, succombera au grand frisson de l'aventure partagée : « Toute lecture digne de ce nom se doit d'être absorbante et voluptueuse. Nous devons dévorer le livre que nous lisons, être captivé par lui, arraché à nous-même, et puis sortir de là l'esprit en feu, incapable de dormir ou de rassembler ses idées, emporté par un tourbillon d'images animées, comme brassées par un kaléidoscope. Les mots, si le livre nous parle, doivent continuer de résonner à nos oreilles comme le tumulte des vagues sur les récifs et l'histoire — s'il s'agit d'une histoire — repasser sous nos yeux en milliers d'images colorées. » (Essais sur l'art de la fiction)
Bibliographie
Françoise Sylvestre, Robert Louis Sevenson, Les Chemins de la liberté, éd. Transboréal, 2019.
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Bottom (08-05-2025 09:38:54)
Excellente présentation de l'auteur de l'île au trésor. L'homme est attachant, simple, plein d'imagination, et un vigoueux défenseur des opprimés. Ce qui le rend encore plus attachant!
Philippe H. (04-05-2025 14:08:04)
J. L. Borges, qui était un lecteur très attentif et un fin connaisseur de la littérature anglaise, professait la plus grande estime pour Stevenson.