Dans l’immédiat après-guerre, en Espagne comme à l’étranger, les auteurs cédèrent volontiers à la tentation de l’histoire partisane. Pour les auteurs franquistes, la nation a été agressée par les forces antiespagnoles. L'armée, dont ils taisent soigneusement les divisions internes, aurait été le véritable garant de la « civilisation », le fer de lance de la « croisade » anticommuniste. À l'étranger, les historiens et les leaders politiques exilés dressent le dossier de l'accusation. La guerre civile espagnole aurait été un affrontement entre le fascisme et la démocratie.
La prédominance « républicaine »
En France, les ouvrages publiés à la même époque sont très majoritairement en faveur des « républicains » ou du Front populaire. La position de la France pendant le conflit, puis la présence et l'activité militante et pédagogique de nombreux exilés espagnols et souvent de leurs descendants immédiats, expliquent ce quasi unanimisme.
La Société des hispanistes français, créée en 1962, est née de la volonté expresse d’un groupe d’enseignants « antifranquistes », dont les membres sont pour la plupart militants ou sympathisants des gauches radicales (communiste-stalinienne, trotskiste, socialo-marxiste et anarchiste) et, dans une bien moindre mesure, des sociaux-démocrates et libéraux-jacobins.
Le cas paradigmatique est celui du communiste stalinien Manuel Tuñon de Lara, que les frères Semprun (notamment Carlos et Jorge eux-mêmes anciens communistes) ont accusé à plusieurs reprises d’avoir été aux ordres directs de Moscou. L’influence de ce professeur d'histoire et de littérature espagnole à l’université de Pau (1965), puis, directeur du Centre de recherche hispanique (1970), a été considérable sur la plupart des hispanistes français.
Dans les années 1960, quelques historiens anglo-saxons de gauche ont fait un effort louable d’objectivité en publiant enfin d’intéressantes synthèses. Deux livres ont résisté aux dommages du temps. Le premier est La guerre d'Espagne de Hugh Thomas (1961) : l’auteur a évolué de l’affinité pour le socialisme bolchevisé de Francisco Largo Caballero, à la défense du néolibéralisme de Margaret Thatcher, en passant par la sympathie pour le libéral-jacobin Manuel Azaña, mais son œuvre, révisée au cours des éditions successives, n’en reste pas moins un classique reconnu et apprécié.
Le second est The Grand Camouflage (1961), œuvre de Burnett Bolloten, un ancien correspondant de guerre de l’agence United Press dans la zone républicaine. Ce livre, sévère à l’égard de l’attitude des communistes, est essentiel pour comprendre les luttes intestines dans le camp républicain. Longtemps ignoré en France, en raison de l'hostilité de l'intelligentsia marxiste et crypto-marxiste, cet ouvrage majeur a été finalement publié en 1977 sous le titre La Révolution espagnole : La Gauche et la lutte pour le pouvoir, mais est passé pratiquement inaperçu.
Ni ces auteurs ni les autres grands auteurs de gauche anglo-saxons (Raymond Carr, Gabriel Jackson, Edward Malefakis, Herbert Southworth, Gordon Thomas ou encore Max Morgan-Witts) n’ont pourtant réussi à briser le cercle restreint des « spécialistes », « experts » ou « passionnés » sectaires.
Dans La guerre d’Espagne (2006), Anthony Beevor, qui n’est pourtant pas marxiste, a perpétué sur le mode « soft » la vieille analyse en termes de classes et reproduit bon nombre de stéréotypes increvables. Enfin, le militant socialiste Paul Preston, a publié The Spanish Holocaust. Inquisition and Extermination in Twentieth Century Spain rebaptisé en France un peu plus subtilement Une guerre d'extermination : Espagne 1936-1945 (2016).
En dehors du communiste Manuel Tuñon de Lara, les trois historiens universitaires français, longtemps les plus connus, ont été le communiste Pierre Vilar (vice-président de l'association France-Cuba), auteur du livre La guerre d'Espagne (1986) et les deux trotskistes Pierre Broué et Émile Temime, auteurs de La Révolution et la Guerre d'Espagne (1961, réimprimé en 1996).
Pour être plus complet, il faut encore mentionner, sur le versant de gauche et d’extrême-gauche, les travaux de Jacques Delperrié de Bayac, Les Brigades internationales (1968), Maryse Bertrand de Muñoz, La guerre civile espagnole et la littérature française, 1972), Carlos Serrano (PCF et guerre d'Espagne, 1987), François Godicheau, La guerre d'Espagne : de la démocratie à la dictature, 2006), sans oublier les souvenirs du communiste Jean Ortiz, Rouges vies : mémoire(s) (2013).
Au lendemain du traumatisme de la chute du mur de Berlin, les militants socialo-marxistes ont pour la plupart assumé leurs relations difficiles avec le « capitalisme » ou l'économie de marché. Mais le groupe des universitaires « spécialistes » de la guerre civile est resté largement imprégné par le marxisme culturel.
Au cours des années 1980-2010, la guerre d’Espagne a fait l'objet de plusieurs symposiums organisés ou parrainés par diverse universités françaises, notamment à Perpignan (1989), Clermont Ferrand (2005), Nantes (2006) et Paris (2006), mais toujours dans l'intention manifeste de débattre entre soi et jamais avec « l'autre », sujet d’opprobre, de mépris voire de haine.
Les membres de ce petit cercle fermé d’hispanistes français n’ont guère brillé par leur volonté de promouvoir les œuvres de collègues espagnols dont ils partageaient pourtant les convictions. À ce jour, les auteurs socialistes ou d’extrême gauche espagnols comme Angel Viñas, Santos Juliá, Francisco Espinosa, Alberto Reig Tapia, Enrique Moradiellos, Julio Arostegui et Gabriel Cardona pour ne pas parler du libéral Juan Pablo Fusi ou du démocrate-chrétien Javier Tusell, restent largement méconnus sinon inconnus du grand public francophone.
Il va sans dire que les universitaires espagnols, qui ont sympathisé avec l'une ou l’autre des tendances du camp national (tels Vicente Palacio Atard, Carlos Seco Serrano, Ricardo de la Cierva, Jesús et Ramon Salas Larrazábal ou José Manuel Cuenca Toribio) (note) ont toujours été insultés, méprisés ou passés sous silence.
Les livres des journalistes et historiens indépendants français, un tant soit peu complaisants à l’égard de l’une ou l’autre des composantes du camp national, sont restés marginaux sinon confidentiels. Un cas atypique, exceptionnel pour sa diffusion, est le reportage journalistique des beaux-frères, Robert Brasillach et Maurice Bardèche, Histoire de la guerre d'Espagne publié à chaud en 1939.
Les seuls historiens universitaires français de renom qui se sont efforcés de tendre vers une certaine objectivité avec succès (sans pour autant prétendre à l’impartialité), sont Guy Hermet (La guerre d'Espagne, 1989) et Bartolomé Bennassar (La guerre d'Espagne, 2004). Deux journalistes méritent également une mention spéciale pour leurs tentatives de neutralité, Jean Descola (1959) et Philippe Nourry (1975).
Pour ma part, j’ai dirigé l’ouvrage collectif La guerre d’Espagne revisitée qui est paru en 1989 aux éditions Economica grâce à l’impulsion de Pierre Chaunu, hispaniste fameux pour avoir publié Séville et l’Amérique. Deux décennies plus tard, Sylvain Roussillon, (2012), Christophe Dolbeau (2010) et Michel Festivi (2022-2023) ont à leur tour apporté leurs propres contributions au débat.
C’est très significativement que, Stanley Payne, prestigieux historien américain, codirecteur du Journal of Contemporary History, membre de l’Académie américaine des arts et des sciences, docteur honoris causa de plusieurs Universités, auteurs de dizaines d’ouvrages sur la Guerre d’Espagne traduits dans plusieurs langues, a subi en France une omerta de quarante-cinq ans avant de publier La Guerre d'Espagne. L'histoire face à la confusion mémorielle aux éditions Le Cerf (2010). Son livre, salué par nombre de journalistes, bien reçu par le public et accepté par une bonne partie des universitaires (il a figuré dans les lectures pour le CAPES) a été ostensiblement ignoré par la presse « progressiste ».
Un autre cas typique de noyautage de l’information ou de censure tranquille, mais efficace, est celui de l’ex-bibliothécaire de l’Athénée scientifique de Madrid, ancien membre du PCEr (Parti communiste espagnol reconstitué), l’historien Pio Moa, bête noire de la gauche espagnole, dont la publication de Les mythes de la guerre d’Espagne (L’Artilleur, 2022, traduction : Nicolas Klein) a été entravée pendant vingt ans.
Lors de la parution de ce livre best-seller (300 000 exemplaires vendus en Espagne), et suite à un long entretien accordé à l’auteur dans Le Figaro Histoire, lui-même suivi par la mise en ligne d’une vidéo sur internet par une journaliste du quotidien (vue plus de 1 300 000 fois), ce n’est pas moins de cent universitaires français qui se sont mobilisés pour manifester leur « indignation » devant les thèses révisionnistes, franquistes, « scandaleusement » relayées par la grande presse.
Vers une historiographie plus équilibrée et plus diversifiée
Dans la péninsule ibérique, à peine dix ans après la fin de la dictature franquiste (1975), une fois refermée la parenthèse bénéfique des années de « transition démocratique », la Guerre civile espagnole est redevenue le lieu privilégié des affrontements polémiques, des règlements de compte posthumes, un véritable enjeu culturel pour les leaders politiques.
Au lieu de contribuer à effacer les rancœurs, les leaders socialistes, José Luis Rodriguez Zapatero et Pedro Sanchez, ont choisi de raviver la bataille culturelle, en s’appuyant sur leurs alliés d’extrême gauche, sans craindre d’attenter à la liberté d’expression dont ils se disaient néanmoins les défenseurs.
À leur instigation, deux lois de mémoire ont été votées, une « loi de mémoire historique » (2007) et une « loi de mémoire démocratique » (2022), dans le but d’accréditer l’idée selon laquelle la démocratie espagnole serait l’héritage d’une Seconde République et d’un Front populaire modèles de progressisme et de liberté violemment agressés par les forces de la réaction.
Ces lois effectuent un amalgame discutable entre le soulèvement militaire, la guerre civile et la dictature de Franco, qui sont autant de faits distincts relevant d’interprétations et de jugements différents.
Mais les déclarations et discours convenus, les emportements, les menaces et les insultes, plus dignes de militants politiques que d’historiens rigoureux, ne sauraient étouffer durablement le débat. L’historiographie de la guerre d’Espagne est aujourd’hui plus équilibrée et la perception par l’opinion publique de la grande tragédie du peuple espagnol plus diversifiée.
Le roman selon lequel les bons « républicains » défendaient la légalité, la liberté, la démocratie, l’émancipation des travailleurs et la modernisation de la société, face aux « fascistes » n’est plus aussi hégémonique. La fiction a vécu.
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