Emil Bührle (1890 - 1956)

Fabricant de canons et collectionneur d'art

Jusqu'au 21 juillet 2019, le musée Maillol accueille les chefs-d’oeuvre de la Collection Emil Bührle, une des collections particulières les plus prestigieuses au monde. Présenté pour la première fois en France, cet ensemble propose un panorama de l’art français du XIXe et du début du XXe siècle.

Ces œuvres ont été réunies entre 1936 et 1956 par un industriel suisse qui vendait des canons aux nazis comme aux Américains... improbable, non ?

Charlotte Chaulin
Emil Bührle et sa collection, 1954 Photographie de Dmitri Kessel pour LIFE © Dmitri Kessel/The LIFE Picture Collection/Getty images
À la rencontre d’un collectionneur au parcours étonnant

Né en Allemagne le 31 août 1890, Emil Georg Bührle (1890-1956) étudie la littérature, la philosophie et l’histoire de l’art à l’Université de Munich.

C’est à Berlin qu’il découvre, comme il le raconte, « pour la première fois, en automne 1913, les magnifiques tableaux de l’École française que le génial Suisse Hugo von Tschudi, directeur de la Galerie nationale, avait acquis malgré la colère de l’empereur allemand. ». Cette découverte est le point de départ d'une passion dévorante pour la peinture qui se traduit dans une carrière chronophage de collectionneur d'oeuvres d'art.

Edouard Manet Un Coin du jardin de Bellevue 1880 huile sur toile 91 x 70 cm Collection Emil Bührle, Zurich © SIK-ISEA, Zurich (J.-P. Kuhn)Dans un discours qu'il prononce à la fin de sa vie à l’Université de Zurich, il présente sa collection et explique comment il l’a constituée. De façon imagée, il explique comment et pourquoi, au fil du temps, il choisit d’élargir sa collection : « Je voudrais employer une image : lorsqu’on jette un caillou dans l’eau, il se forme un premier cercle, puis un second, un troisième et ainsi de suite, selon la force du jet. Je vais vous raconter maintenant, en gardant l’image, comment, où et quand le caillou est tombé dans l’eau et quels sont les remous concentriques qui en résultèrent. »

Au début de son discours, il souligne à son auditoire que son histoire débute à « l’époque si insouciante qui précéda la grande tragédie mondiale dont le déroulement est loin d’être achevé. »

Il se souvient des premières toiles qui le marquèrent : « L’atmosphère propre à ces tableaux, et surtout celle du paysage si évocateur de Vétheuil par Claude Monet, m’impressionna vivement. (...) C’est exactement à cette heure-là, devant les oeuvres de ces peintres français, que le caillou tomba dans l’eau, et c’est à partir de cet instant que ma décision était prise que, si jamais je pouvais songer à garnir mes murs de tableaux de maîtres, ce serait un choix de Manet, de Monet, de Renoir, de Degas et de Cézanne. [...] N’oubliez pas que, en 1913, si les impressionnistes, et surtout Cézanne et aussi Van Gogh, ne rencontraient plus le même mépris qui les avait entourés jusqu’à la fin du siècle passé, ils n’en étaient pas moins très contestés et qu’ils étaient refusés par bien des musées. »

Puis, le collectionneur fait référence à la Première Guerre mondiale : « ce furent les coups de feu de Sarajevo en plein été 1914, et la guerre, où je fus engagé à partir du mois de septembre jusqu’à la fin, combattant sur les fronts les plus divers. »

Il précise qu’il choisit alors de « séparer les préoccupations de l’amateur d’art de celles du professionnel. »

Pierre-Auguste Renoir Portrait de Mademoiselle Irène Cahen d'Anvers (La petite Irène) 1880 huile sur toile 65 x 54 cm Collection Emil Bührle, Zurich © SIK-ISEA, Zurich (J.-P. Kuhn).En 1920, Emil Bührle se marie avec Charlotte Schalk, fille d’un banquier et intègre l’usine de machines-outils de Magdebourg, dans laquelle son beau-père possède des parts.

En 1924, il est envoyé à Zurich pour réorganiser l’usine d’Oerlikon. Il achète le brevet d’un canon qui sera perfectionné en rapport avec le « réarmement caché » de l’Allemagne, dont l’industrie d’armement a été interdite par le Traité de Versailles de 1919. Contrairement à son projet initial, Bührle s’installe durablement en Suisse.

Il devient le seul propriétaire de l’usine de machines-outils Oerlikon Bührle & Co. qui reçoit de grosses commandes de la part de la France et de la Grande-Bretagne.

Dans son discours rétrospectif sur sa vie, Bührle poursuit sa métaphore : « Ce n’est qu’en 1936 que survint la première vague circulaire dans l’eau où était tombée la pierre ; je pus acheter, d’entente avec ma femme, toujours pleine d’enthousiasme, le premier dessin de Degas et une nature morte de Renoir. Ce premier cercle comprenant des œuvres de Corot, de Van Gogh et de Cézanne, se compléta rapidement et forma le centre de ma collection. Peu à peu s’ajouta un remous qui englobait les Fauves et les Romantiques, dont Delacroix et Daumier. Daumier me ramena à Rembrandt, et Manet à Frans Hals. Arrivé aux peintres du XVIIe siècle, les Hollandais et les Flamands ne pouvaient manquer. Un troisième cercle contint les peintres français de la fin du XVIIIe siècle et les modernes. La parenté esthétique des impressionnistes avec les Vénitiens du XVIIIe me suggéra les noms de Canaletto, de Guardi et de Tiepolo. »

Naturalisé suisse en 1937, il se lie d’amitié avec le marchand d’art Fritz Nathan qui l’aide à faire prospérer sa collection et sa fortune. En même temps, il développe ses affaires en vendant des canons à l'Allemagne alors que le pays n'a pas le droit de se réarmer. Son chiffre d’affaire explose.

En 1939, sa fortune est estimée à 8,5 millions de francs suisses. Rien que ça ! Mais rien par rapport à la fin de la Seconde Guerre mondiale, où son compte en banque contient plus de 170 millions...

Vincent van Gogh Les Ponts d'Asnières 1887 huile sur toile 53,5 x 67 cm Collection Emil Bührle, Zurich © SIK-ISEA, Zurich (J.-P. Kuhn).

Mais cet argent se fait en partie sur le dos des victimes de la guerre, certains marchands d’art lui ayant vendu des œuvres issues de la spoliation. C'est notamment à la galerie Fischer de Lucerne, en Suisse, qu'il se procure plusieurs toiles du marchand d'art et galeriste juif Paul Rosenberg (le grand-père d'Anne Sinclair) pour un million de francs suisses. Rosenberg s'était exilé en aux États-Unis en 1940 et avait dû abandonner de nombreux tableaux, tous tombés aux mains des nazis. En 1942, il écrit à l'éditeur Walter Feilchenfeldt : « Je sais qu'à Paris l'on vend mes biens et que probablement ils trouveront asile en Suisse afin qu'ils puissent mieux disparaître. Tout cela se solutionnera à la fin de la guerre et j'espère bien les retrouver. » Son souhait sera exaucé.

À la fin de la guerre, en 1945, l’officier Douglas Cooper, chargé par les Alliés de la récupération des œuvres d’art confisquées par les autorités allemandes en France occupée et transférées en Suisse, identifie 77 œuvres auprès de divers marchands et collectionneurs, dont 13 chez Emil Bührle.

Ces œuvres font l’objet de plusieurs procès en 1948 devant la Chambre des biens spoliés du Tribunal fédéral suisse, mise en place par un décret du Conseil fédéral du 10 décembre 1945. Cette juridiction confirme le caractère illégitime des confiscations perpétrées en France et qualifie les œuvres citées d’« art spolié ». Conformément à une législation exceptionnelle, cette décision ordonne une restitution immédiate, même en cas d’acquisition de bonne foi.

Pablo Picasso Nature morte avec fleurs et citrons 1941 huile sur toile 92 x 73 cm Collection Emil Bührle, Zurich © SIK-ISEA, Zurich (J.-P. Kuhn) © Succession Picasso, 2019. Immédiatement après le procès, Emil Bührle propose aux propriétaires, identifiés par la Cour, de leur racheter les œuvres. Des 5 propriétaires en question, 3 (dont Paul Rosenberg) acceptent cette proposition et 9 œuvres rentrent dans la Collection Emil Bührle, parfois après de longs échanges dus à des difficultés de succession.

Feignant l'innocence, Bührle va jusqu'à intenter un procès à la galerie Fischer, qu'il remporte en 1951. Mais sa bonne foi peut être remise en question car le IIIème Reich avait organisé dans la galerie une vente aux enchères de 125 lots d'art spoliés et considérés comme « dégénéré ».

Cette même année, l’entreprise Bührle, devenue un groupe industriel international très diversifié, fournit l’armée des États-Unis, l’OTAN et l’armée suisse. Et Bührle intensifie ses acquisitions, au rythme d’une centaine de peintures et de sculptures par an. Outre Paul Rosenberg, le cercle restreint des marchands d’art qu’il fréquente comprend Germain Seligmann et Georges Wildenstein à New York, Max Kaganovitch à Paris, Frank Lloyd et Arthur Kauffmann à Londres, Walter Feilchenfeldt et Fritz Nathan à Zurich.

En 1952, le marchand de tableaux parisien Max Kaganovitch le persuade de s'intéresser à la jeune peinture abstraite. Il crée alors le « Prix Bührle », décerné à deux reprises. 

En 1954, il déclare que l’idée d’une exposition générale de sa collection le préoccupe depuis longtemps et conclut son discours à l’université de Zurich par sa définition du collectionneur : « Je dirais plutôt qu’un vrai collectionneur est au fond un artiste manqué. Le collectionneur se caractérise par la qualité de son choix et par la réunion judicieuse des œuvres d’art. »

Edouard Manet Le Suicidé vers 1877 huile sur toile 38 x 46 cm Collection Emil Bührle, Zurich © SIK-ISEA, Zurich (J.-P. Kuhn).

Emil Bührle meurt le 26 novembre 1956 à l’âge de 66 ans à Zurich. Sa veuve et ses deux enfants, Dietrich et Hortense, créent la Fondation Collection E.G. Bührle à Zurich. Ils lèguent à la Fondation environ 200 tableaux, pastels et sculptures, soit un tiers des oeuvres d’art laissées par le collectionneur. Le reste revient aux héritiers. La collection de la Fondation est installée dans la maison voisine de la résidence du collectionneur. La villa est transformée en musée privé et ouvre au public.

Le vol des chefs d’œuvres

Le 18 février 2008, c’est une découverte pas banale que fait le directeur du parking de la clinique psychiatrique Burghölzli à Zurich (où a notamment été interné le fils d’Albert Einstein). Sur le siège arrière d’une voiture, il trouve deux tableaux. Des dessins d’enfants ? Non,  un vrai trésor ! Le Champ de coquelicots près de Vétheuil (1879-1880) de Claude Monet et Branches de marronnier en fleur (1890) de Vincent van Gogh.

Ce sont deux des quatre tableaux dérobés par trois malfrats qui ont fait irruption huit jours plus tôt dans la maison qui abrite une partie des tableaux de la collection Bührle à Zurich. Cagoulés et armés, ils ont menacé visiteurs et gardiens et, en deux minutes à peine, sont parvenus à décrocher quatre tableaux (d’une valeur de 115 millions d’euros selon Lukas Gloor, le directeur de la collection) qu’ils ont mis grossièrement dans le coffre de leur voiture.

Heureusement, les deux premiers ont donc été retrouvés très rapidement et les autres (Garçon au gilet rouge, peint par Paul Cézanne vers 1888 et Ludovic Lepic et ses filles, un Edgar Degas de 1871) ont été saisis en 2012 à Belgrade.

Une exposition dans le détail

Dévoilant une soixantaine de trésors de la Collection Emil Bührle, l’exposition parcourt plusieurs courants de l’art moderne : les grands noms de l’impressionnisme (Manet, Monet, Pissarro, Degas, Renoir, Sisley) et du postimpressionnisme (Cézanne, Gauguin, Van Gogh, Toulouse-Lautrec), les débuts du XXe siècle avec les Nabis (Bonnard, Vuillard), les Fauves et les Cubistes (Braque, Derain, Vlaminck), et l’École de Paris (Modigliani), pour finir avec Picasso.

Amedeo Modigliani Nu couché 1916 huile sur toile 65,5 x 87 cm Collection Emil Bührle, Zurich © SIK-ISEA, Zurich (J.-P. Kuhn).

Après la Fondation de l’Hermitage à Lausanne en 2017 et trois musées majeurs au Japon en 2018, c’est le musée Maillol à Paris qui dévoile des chefs-d’œuvre tels que La petite danseuse de quatorze ans de Degas (vers 1880), Les coquelicots près de Vétheuil de Monet (vers 1879), Le garçon au gilet rouge de Cézanne (vers 1888/90), ou encore Le semeur au soleil couchant de Van Gogh (1888). La collection emménagera ensuite de manière définitive dans la nouvelle extension du Kunsthaus de Zurich.

Les œuvres sont confrontées les unes aux autres pour souligner les liens et les filiations entre les courants artistiques à travers différentes époques, tout en illustrant l’apport personnel de chacun des peintres à l’histoire de l’art. Emil Bührle, pour qui les créations passées influençaient celles du présent, aimait préciser que « finalement Daumier me conduisait à Rembrandt et Manet à Frans Hals ».

Mêlant à la perfection art et histoire, l’exposition présente, dans une salle consacrée aux documents d’archives, le parcours des œuvres d’art qui ont atterri sous nos yeux.

Vincent Van Gogh Le semeur, soleil couchant 1888 huile sur toile 73 x 92 cm Collection Emil Bührle, Zurich © SIK-ISEA, Zurich (J.-P. Kuhn).

Repères chronologiques

31 août 1890 : Emil Georg Bührle naît à Pforzheim, au sud-ouest de l’Allemagne.

1909-1914 : Bührle étudie la philologie et l’histoire de l’art aux universités de Fribourg-en-Brisgau et de Munich. Lors d’une visite à Berlin, il est marqué par la découverte des tableaux impressionnistes de la Nationalgalerie.

1914-1918 : À l’éclatement de la Première Guerre mondiale, Bührle est incorporé à l’armée allemande.

1937 : Bührle accède à la citoyenneté helvétique et s’installe à Zurich. Il fait ses premiers achats d’oeuvres d’art auprès des galeries à Zurich et à Lucerne : des tableaux de Corot et de Courbet, ainsi que des toiles impressionnistes et postimpressionistes.

1939 : Bührle rencontre Fritz Nathan, marchand d’art munichois émigré à Saint-Gall qui le conseillera pendant les années qui suivent. La Seconde Guerre mondiale éclate.

1940 : L’occupation allemande de la France met fin aux livraisons destinées aux armées française et britannique. Poursuivant une nouvelle stratégie politique, les autorités fédérales suisses incitent Bührle à livrer des armes et des munitions à l’Allemagne.

1941 : Bührle promet une donation de deux millions de francs suisses pour la construction d’une extension du Kunsthaus (musée des beaux-arts) de Zurich.

1945 : À la fin de la guerre, l’usine de Bührle figure sur la « liste noire » des Alliés. En outre, le service en charge de la récupération d’oeuvres d’art spoliées par les nazis en trouve 13 chez Bührle.

1946 : Bührle achète des tableaux du Siècle d’or hollandais, dont 3 oeuvres attribuées à Rembrandt et un portrait de Frans Hals.

1948 : Le Tribunal fédéral suisse ordonne la restitution de 77 oeuvres d’art spoliées en France et transférées en Suisse. Bührle restitue les 13 oeuvres qui ont été identifiées chez lui. Il en rachète 9 à leurs propriétaires, parmi lesquels le marchand d’art Paul Rosenberg. Bührle fait l’acquisition du Garçon au gilet rouge de Cézanne. Il engage un secrétaire pour compiler systématiquement les informations sur la provenance des oeuvres d’art qu’il acquiert.

1949 : Bührle achète La petite Irène de Renoir auprès d’Irène Sampieri-Camondo, née Cahen d’Anvers, à Paris.

1954 : Bührle donne une conférence à l’université de Zurich intitulée « L’origine de ma collection », dans laquelle il présente les principes d’histoire de l’art qui l’ont guidé dans ses choix.

28 novembre 1956 : Emil Georg Bührle meurt à Zurich, à l’âge de 66 ans. Il ne laisse aucune disposition concernant le devenir de sa collection.

1960 : La veuve d‘Emil Bührle et ses deux enfants créent la Fondation Collection E.G. Bührle à Zurich.

Publié ou mis à jour le : 2019-07-10 17:11:33

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