À tort ou à raison, les samouraïs (dico) nous fascinent. Nous les voyons comme des hommes habiles au maniement des armes certes, mais surtout indomptables, inflexibles, voire fanatiques, d’un courage et d’une endurance extraordinaires, d’une loyauté à toute épreuve et d’un honneur rigoureux.
Serait-ce que ces guerriers japonais nous rappellent nos poèmes épiques et la Chanson de Roland ? Comme nos chevaliers du Moyen Âge, ils sont apparus dans le cadre d’une société féodale fondée sur des relations d’allégeance d’homme à homme, la féodalité (dico) étant une création exclusive de l’Europe et, précisément, du Japon.
Toutefois, les comportements et les mentalités des samouraïs ont beaucoup changé, selon les époques et les systèmes où ils vivaient, mais aussi selon les rangs qu’ils occupaient. L’important pour l’historien est non seulement de démêler la part du faux et celle du vrai mais encore de comprendre quels facteurs ont conditionné la conduite très variable de ces hommes.
À l’origine, des miliciens au service des puissants
D’abord le cadre historique : les samouraïs ne sont évidemment pas les premiers guerriers à fouler le sol de l’archipel nippon. Ils ont eu des prédécesseurs qui n’ont jamais été appelés « samouraïs ».
C’est seulement au cours des premiers siècles de notre ère que, lentement, et avec un retard considérable sur le continent et la Chine, un pouvoir politique s’exerçant sur un territoire plus vaste que celui d’un ou de quelques clans ou tribus, se met en place au sud de l’archipel.
Inspiré par le modèle des codes chinois de la dynastie Tang (618-907), ce pouvoir s’étend progressivement, soumettant le territoire qu’il contrôle et les humains qui y vivent à l’autorité de celui qu’on appelle l’Empereur. Dans ce processus d’expansion, la violence des armes joue évidemment un rôle essentiel – mais les soldats de l’Empereur ne sont pas appelés « samouraïs ».
Très vite les ambitions de cet État centralisé rencontrent leurs limites. Dans l’espoir d’en tirer des revenus fiscaux, il concède des terres, à titre provisoire, à des familles aristocratiques et à des temples assez puissants pour les mettre en valeur. Cependant ceux-ci n’entendent pas les restituer ou laisser l’État y prélever des impôts.
Ces propriétaires constituent alors des milices armées pour se défendre contre les prétentions de l’État comme celles des autres domaines, selon un processus analogue à celui que l’on observe en Europe à la fin de l’empire carolingien.
Ce sont les membres de ces milices qui peu à peu seront connus comme « samouraïs ». En d’autres termes les bandes de samouraïs sont des milices privées – et cette dimension restera indissociable de la notion de « samouraï » dans les époques ultérieures.
Seule la constitution d’un État moderne et centralisé, en mettant fin à la structure féodale, pyramide finalement de domaines privés, mettra également fin à l’existence des samouraïs lors de l’époque Meiji, après 1868.
Entre temps, ces bandes de guerriers sont organisées par leurs chefs. Comme dans tout corps d’armée on y trouve une stricte hiérarchie ; leurs chefs deviennent des seigneurs de guerres – mais notons qu’on n’appelle pas normalement ces derniers « samouraïs ».
Il faut insister sur ce point important : ce que nous appelons en français « samouraï », c’est-à-dire tout guerrier du Japon féodal (1185-1868) est appelé au Japon « bushi » - le mot que nous retrouvons dans « bushidô » – la voie du guerrier.
En japonais, « samouraï » (assez rarement utilisé dans l’acception générique que nous lui donnons) ne désigne normalement qu’un segment particulier du groupe immense des guerriers bushi (7% de la population à l’époque Tokugawa en moyenne ! – nous reviendrons sur ce point capital).
Sont donc d’abord exclus des « samouraïs » leurs chefs – seigneurs de guerre généralement connus comme « daimyô » et bien sûr le chef de ces seigneurs, leur suzerain si l’on veut, le shôgun lui-même.
L’étymologie de « samouraï » en japonais nous le montre très clairement puisque le terme signifie « celui qui sert ». Même les plus importants vassaux des seigneurs de guerre n’étaient normalement pas désignés au Japon comme « samouraï ».
Un « samouraï » était donc au Japon typiquement un guerrier de rang moyen dans ces bandes armées. Il doit certes disposer d’une monture ou deux qu’il peut porter sur le champ de bataille, - il est donc proche de nos « chevaliers » -, mais il n’a que quelques hommes qu’il peut entraîner à sa suite dans les batailles : des fantassins, ses propres serviteurs, ou des fils, neveux, etc.
En temps de paix c’est normalement un gros paysan, ou le propriétaire d’un petit lot concédé et garanti par son maître, qu’il fait exploiter par les paysans qu’il peut emmener comme fantassins, porteurs d’armes, palefreniers, en campagne militaire.
Bien sûr quelques-uns de ces samouraïs, propriétaires des plus grosses exploitations, peuvent commander à des bandes de quelques dizaines d’hommes. Mais, au-delà, en ces années où les batailles militaires ne mobilisent que quelques centaines de combattants, un guerrier sera plutôt considéré comme petit seigneur de guerre ou daimyô.
Quant à ceux qui, à leur tour, servent les samouraïs comme fantassins ou valets divers, ils peuvent être « bushi » (il y a une importante zone grise) mais ne sont pas pour autant « samouraï ».
Les shoguns renforcent leur emprise sur les milices de samouraïs
Pour survivre dans une époque de conflits incessants, les bandes de bushi, dites bushidan, comprenant donc aussi bien les chefs daimyos et les samouraïs que les fantassins et la valetaille, en viennent à former des coalitions de plus en plus vastes.
Au XIIème siècle, deux grandes coalitions existent qui tentent de manipuler ce qui demeure du pouvoir impérial, de plus en plus affaibli, de plus en plus impuissant, au point de jouer une coalition contre l’autre.
L’inévitable arrive en 1185, quand une coalition triomphe et décide de gérer le pays elle-même plutôt que de préserver l’illusion que l’Empereur (Tenno en japonais) gouverne encore. Apparaît un premier gouvernement des guerriers : on l’appelle bakufu (littéralement « gouvernement de la tente » – la tente des militaires en campagne) qui s’installe à Kamakura, près de Tokyo aujourd’hui, loin de la cour impériale qui survit à Kyoto, fournissant sa caution morale et son prestige en accordant au chef de la coalition finalement victorieuse – le titre de shôgun ou « généralissime ». Le Japon connaîtra trois gouvernements militaires, trois bakufu.
Le premier de ces gouvernements, celui, donc, dit de Kamakura (1185-1333), installe pratiquement une administration parallèle à celle du gouvernement impérial. Celle-ci est laissée en place parce qu’elle a gardé une aura de légitimité que les guerriers n’ont pas, même si son pouvoir s’affaiblit vite. Mais cette structure hybride ne résiste pas longtemps.
La rapacité des seigneurs de guerre crée des coalitions mouvantes, et, après un long épisode de guerres civiles, une coalition un peu plus stable émerge un moment – c’est le deuxième gouvernement des guerriers – le bakufu de Muromachi, près de Kyoto, des shôgun de la maison Ashikaga (1336-1573).
Les souvenirs de l’administration impériale s’estompent encore un peu plus, alors que le caractère féodal du gouvernement des guerriers se renforce alors. Entendons par « féodal » une pyramide de domaines privés. Au somment se trouve un hégémon (le shôgun) à qui se sont ralliés les différents seigneurs de guerre du pays en lui prêtant allégeance.
Cet hégémon garde pour sa famille le contrôle direct d’une partie du territoire du pays, mais garantit à ses feudataires, les daimyô, en échange de leur loyauté, des territoires (les fiefs ou domaines) qu’ils administrent librement. Ces derniers gardent une partie des territoires qui leur sont attribués pour eux-mêmes, et divisent le reste de leur territoire pour en garantir des parties (sous-fiefs) à leurs propres vassaux.
Le schéma peut se reproduire : tout en bas, des arrière-, ou arrière-arrière, vassaux (c’est typiquement à ce niveau que l’on trouve les samouraïs) ont de tout petits fiefs où ils exploitent quelques familles de paysans. Tous ces guerriers sont liés à leur maître par des liens de fidélité personnels.
Aux différents niveaux, ils sont responsables des terres qui leur sont concédées, ils les administrent, y font la justice, en vivent et ne fournissent pas d’impôts au niveau supérieur - seulement des travaux de corvées, des aides ponctuelles – tout cela en échange de la promesse d’un soutien militaire quand besoin est.
Mais là encore, avidité et rapacité des seigneurs affaiblissent vite ce deuxième bakufu. Il faudra attendre le troisième bakufu, celui installé à Edo par la maison Tokugawa (1603-1868) pour voir s’établir enfin ce presque miracle : un gouvernement féodal stable qui maintiendra la paix pendant 260 ans, hors quelques épisodes guerriers dans les cinquante premières années de son existence.
Sous ces structures évoluant au fil des différents bakufu gouvernements militaires, la conduite des samouraïs va se modifier de manière extraordinaire. On doit surtout faire une distinction entre les périodes de guerres quasiment incessantes (les deux premiers gouvernements militaires incapables de maintenir paix et stabilité pendant bien longtemps) et celui, le troisième, où les guerriers n’ont plus de guerre à livrer, mais où, paradoxalement se constitue dans les discours (de traités, romans, pièces de théâtre) la légende des samouraïs qui nous est familière.
Les samouraïs avant les Tokugawa
Les premiers samouraïs qui, aux Xème et XIème siècles, se battent contre le pouvoir central, mais plus encore contre les bandes rivales, n’ont pas bonne presse : on ne compte plus les récits qui les décrivent comme des bêtes assoiffées de sang, tuant, pillant, détruisant, accaparant ce qui leur tombe sous la main – même un chef de guerre les décrit ainsi : « qu’on les appelle chiens et bêtes, peu importe, pour les guerriers (bushi), la victoire est la seule chose qui compte ».
Mais ces brutes sont au service de maîtres – très gros propriétaires exploitants, daimyo, seigneurs de guerre –, qui s’efforcent de les discipliner et leur imposer des codes pour, non réprimer, mais canaliser leur énergie destructrice, leur rapacité et avidité, voire leur cruauté.
Apparaissent donc très vite – dans des instructions, des codes, des messages, des règlements familiaux, etc. – des injonctions qui précisent ce que doit être le comportement des samouraïs. Elles ne peuvent nous surprendre : ce que leurs maîtres leur demandent, c’est une loyauté sans faille et ce sont des prouesses martiales qui démontrent sur le champ de bataille cette loyauté.
Les deux notions centrales du code de conduite qu’on appellera plus tard bushidô, implicites, dispersées dans les différentes bandes de samouraï, sont en fait identiques à celles qu’on trouve au fondement de la chevalerie en Europe : loyauté (chû) au maître à qui l’allégeance est promise, et honneur (na) prouvé dans le courage et la prouesse guerrière sur le champ de bataille.
Si ces codes expriment avant tout l’intérêt des maîtres, ils doivent aussi, pour être respectés, offrir des satisfactions aux serviteurs. De fait, le système ne peut se maintenir que s’il satisfait les intérêts des uns et des autres : lorsque les samouraïs accumulent des prouesses sur le champ de bataille, ils sont récompensés par l’octroi de biens et de terres.
À l’issue de chaque confrontation et de chaque campagne, les samouraïs compilent ainsi une liste de leur actes – les actes de loyauté disent-ils – : le nombre de têtes prises (et coupées) à l’ennemi, le nombre de guerriers apportés sur le champ de bataille, voire le nombre de soldats perdus dans la confrontation –, ils les portent à leur seigneur et ils s’attendent à ce qu’il récompense promptement et généreusement ces exploits.
Certes, il y a des situations dans lesquelles la récompense est impossible : la défaite bien sûr, mais aussi les combats livrés contre des ennemis venus de l’extérieur de l’archipel. C’est ce qui passe au XIIIème siècle lors des tentatives d’invasion du Japon par les troupes mongoles venues de Chine. Elles sont repoussées aux prix de lourdes pertes et de grands sacrifices, mais puisque l’ennemi vient de l’extérieur, sa défaite n’ouvre pas la possibilité de pillage et de butin, il n’y a pas de terres à prendre, de biens à confisquer, de paysans à asservir.
L’absence de récompenses nourrit un ressentiment qui sera un facteur d’instabilité, qui mènera à la fin du régime des Ashikaga, le deuxième bakufu.
C’est donc essentiellement lorsque l’espoir de récompenses existe que les samouraïs remplissent leur mission et que l’on voit ces actes de courage, cette ardeur guerrière, cette soif de vaincre, cette volonté d’endurer, cette brutalité aussi qui ont fait leur légende. On le constate, ce sont des hommes aussi intéressés, que nous pouvons l’être…
L’intérêt explique aussi les cas en fait très nombreux où le samouraï trahit sans état d’âme celui auquel il a prêté allégeance. Cela s’observe dans les couches supérieures du groupe où les défections de samouraïs importants et de daimyô, avec plusieurs centaines ou milliers d’hommes armés à leur service, sont monnaie courante. Elles peuvent faire basculer un conflit pendant les guerres incessantes qui ravagent le Japon. L’histoire est jalonnée de ces trahisons, voltefaces, tromperies, reniements, etc. qui relativisent l’honneur des guerriers.
Autrement, un samouraï de rang inférieur et ne disposant que de quelques fantassins à son service ne peut se permettre de faire allégeance à un seigneur autre que le sien à moins de lui apporter des renseignements stratégiques dans le cadre d’un conflit. Ce genre de trahison n’est pas sans risque car il peut donner aux samouraïs de son nouveau seigneur l’idée de faire la même chose lorsque leur intérêt le leur dictera. Les textes nous rapportent ainsi des cas où des samouraïs de bas rang sont promptement exécutés pour l’exemple par le seigneur dont ils espéraient se gagner les grâces.
Tout cela n’empêche pas que nombre de samouraïs se conduisent de manière héroïque au combat et demeurent jusqu’au bout fidèles à leur seigneur. De là le mythe qui entoure les samouraïs.
La nouvelle donne sous les Tokugawa
En 1600, Tokugawa Ieyasu, l’un des seigneurs les plus puissants du Japon d’alors, remporte une bataille décisive contre ses rivaux. Il jette les bases du troisième gouvernement militaire – le bakufu des Tokugawa – installé à Edo, aujourd’hui Tokyo.
À la différence de ces deux prédécesseurs, ce régime sera stable. Plusieurs systèmes expliquent cette performance étonnante pour un régime féodal. Il y a d’abord le choix d’isoler l’archipel. Par une surveillance rigoureuse des échanges avec l’étranger, le shôgun interdit à ses rivaux potentiels de chercher l’aide de l’étranger. Il y aussi l’obligation pour les daimyô les plus importants d’envoyer en otage des membres de leur famille à la cour du shôgun. Enfin, rappelons-le, la famille Tokugawa est de loin la plus puissante des maisons guerrières. Le shôgun et sa famille possèdent un quart des ressources et terres du pays. C’est assez pour empêcher que se forme une coalition hostile.
Cette Pax Tokugawa va conduire à la rédaction de nombreux traités de morale ou de conduite à l’intention des samouraïs, avec une audience bien plus étendue que les règlements des maisons guerrières des époques précédentes. Tous exaltent les vertus caractéristiques des samouraïs : la loyauté chû et la fidélité na. Ils formalisent la notion de bushidô, la voie des guerriers, alors même que l’époque tend vers la paix. De façon paradoxale, parce qu’elle a ramolli les mœurs et qu’il faut rappeler les samouraïs aux vertus d’autrefois, cette paix rend nécessaire l’exaltation à un point jamais vu jusqu’alors de ces vertus martiales.
Le comportement des guerriers ne s’en modifie pas moins. Souvenons-nous d’abord qu’il s’agit d’une masse démographique considérable : après l’institution claire, mais tardive, d’une stricte séparation entre paysans et guerriers bushi à la fin du XVIème siècle, il est probable que 7% de la population pouvait encore se réclamer du statut de bushi – à comparer aux 1-2% pour la noblesse d’épée dans l’Europe féodale.
En excluant aussi bien les 150 à 200 familles de daimyô que les mille ou deux mille vassaux de très haut rang et aussi la majorité des bushi sous le statut samouraï (souvent dit kachi), nous pouvons supposer que les samouraïs (non leur famille) étaient à l’époque des Tokugawa 100 000 à 150 000 personnes.
Si le shôgun a moins de 25 000 samouraïs à son service, certains domaines croulent sous des masses pléthoriques. Mais que peuvent faire tous ces samouraïs maintenant que la guerre ne les occupe plus ? Ils deviennent quand ils le peuvent administrateurs, policiers, percepteurs d’impôts, juges, etc. Ceux qui ont la chance d’avoir une telle affectation, avec le petit revenu qui l’accompagne, doivent souvent la partager par rotation avec deux ou trois autres samouraïs.
Certains samouraïs bénéficient d’emplois militaires dans les garnisons (escortes, gardes, etc.) et s’ennuient de pied ferme. Les autres enfin, comme 40% des samouraïs vassaux directs du shôgun, n’ont aucune affectation et vivent chichement de leur solde héréditaire de vassaux et arrière-vassaux.
Cette perte de prestige est encore aggravée par le fait que les samouraïs sont obligés de vivre autour de leur seigneur, dans la ville-château du domaine. Progressivement, ils perdent ainsi dans beaucoup de cas les minuscules domaines où ils vivaient parmi les paysans, en exploitant leur labeur et en jouissant du prestige des maîtres et des propriétaires, loin aussi des gaspillages de l’économie monétaire qui règne en ville.
De ce fait, faute de combats, il leur est devenu impossible de faire étalage des vertus associées à la condition guerrière : la loyauté et l’honneur. L’honneur, na, se ramène à l’invocation pointilleuse de la généalogie ; de fait, la seule justification pour un samouraï d’occuper tel ou tel rang dans la hiérarchie militaire tient à ce que ses ancêtres l’occupaient déjà.
Les familles se mettent alors à concocter des généalogies souvent fantaisistes pour asseoir leurs revendications. Quant à la loyauté, qui n’a plus l’occasion de s’exprimer sur le champ de bataille, elle se ramène dans le meilleur des cas à une obéissance bureaucratique.
Les samouraïs se retrouvent confrontés à une très sévère « dissonance cognitive ». Il y a d’un côté, dans les traités du bushidô, un récit de gloire tissé de prouesses ; de l’autre, des conditions de vie difficiles, pour ne pas dire médiocres ou misérables, sans espoir de promotion.
Il s’ensuit une crispation sociale. Chacun s’accroche au rang dans lequel il est né, et dans lequel il mourra en défendant ses prérogatives et l’apparence de la gloire. On voit alors une minutieuse codification des comportements publics, du costume, des escortes en ville, tous modulés en fonction du grade : un théâtre se met en place où l’important est de respecter les conventions, quitte à prendre des libertés par derrière.
Chacun sait, par exemple, que les généalogies sont souvent mensongères, mais on fait mine d’y croire. Chacun sait que les multiples rapports fait au maître ou au shôgun sont inexacts, mais ces derniers font mine de les croire puisqu’ils sont le signe de la relation hiérarchique.
Chacun sait aussi que les suicides rituels seppuku ou harakiri ordonnés en cas de faute sont en fait des décapitations, mais ils restent décrits comme glorieux éventrements. Chacun sait enfin que l’entraînement aux arts martiaux avec les bâtons de bambous ne prépare pas au combat de sabre, que le sabre lui-même est un symbole et non une arme (au demeurant fort peu utilisé même dans les époques plus anciennes), etc. mais peu importe, partout, tout le temps, c’est l’apparence et la mise en scène qui priment.
La parodie de la loyauté : les 47 samouraïs
Le mythe entourant les samouraïs se devait toutefois d’être entretenu car c’est lui qui légitimait le pouvoir de la classe guerrière, y compris des grands seigneurs. L’épisode célébrissime des « 47 vassaux fidèles » l’a opportunément renforcé tout en témoignant du changement des mentalités.
En 1703, 47 samouraïs attaquent la résidence d’un seigneur que leur propre seigneur avait essayé de tuer dans le palais du shôgun, tentative pour laquelle le bakufu l’avait condamné à l’exécution rituelle.
Ces samouraïs assassinent alors la cible manquée de la colère de leur seigneur, qu’ils voient comme son ennemi alors qu’il n’était que sa victime. Ils prétendent de la sorte manifester la loyauté due à leur défunt maître et espèrent la grâce du shôgun. Mais celui-ci prononce leur condamnation au suicide rituel.
L’imagination populaire s’enflamme, exalte le courage de ces samouraïs à l’ancienne, courageux et loyaux. L’incident nourrira et nourrit encore une myriade de pièces de théâtre, poèmes, plus tard de films, de feuilletons télévisés.
Les 47 ne constituaient qu’une petite minorité des vassaux du daimyô condamné à mort et ne sont en aucune façon représentatifs de l’écrasante majorité des samouraïs de l’époque. Mais leur entreprise désespérée nous dit beaucoup sur la façon dont les samouraïs souhaitaient qu’on les perçoive.
Certes, l’idéal de loyauté qu’invoquèrent les 47 portait toutes les marques de l’influence corrosive d’un siècle de paix. Les samouraïs d’avant la Pax Tokugawa ne se seraient pas comportés de cette manière. Ils auraient fait corps autour du nouveau daimyô plutôt de de s’engager dans une vengeance autodestructrice, dangereuse et qui, de surcroît, se trompait d’ennemi.
C’est donc dans une totale incompréhension de la notion traditionnelle de loyauté que meurent ces 47 samouraïs – une interprétation romantique et non pragmatique, possible seulement parce qu’à la différence de leurs ancêtres, eux n’étaient plus utiles à leurs maîtres : ils n’étaient que le signe symbolique de son statut.
Ce théâtre des apparences n’en paraissait pas moins nécessaire à l’ensemble des samouraïs pour leur faire oublier la médiocrité de leur condition. C’est ce qui explique que les thèmes du bushidô, courage, sacrifice, dévotion, aient pu être recyclés si aisément à l’époque Meiji, quand, par une cruelle et ultime ironie, ils furent mis au service d’une cause totalement étrangère aux samouraïs d’antan, celle du gouvernement impérial.
La guerre de Quinze Ans (1931-1945)
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VINCENT (06-08-2023 17:32:51)
Je suis passionnée par les samouraïs. Peu importe la vérité historique. Un de mes films préférés est "Les sept samouraïs" d'Akira Kurosawa. Les films japonais sont absents de nos programmes ... Lire la suite